La politique législative
et les crimes à « double face » :
Éléments pour une théorie pluridimentionnelle de la loi criminelle
(Drogues, prostitution, etc.)
Rapport
d’expert
à l’intention du
Comité spécial du Sénat du Canada sur les drogues illicites
par
Alvaro P. Pires
Chaire de recherche du Canada en Bijuridisme et justice pénale
Université d’Ottawa
2002
À
Sandro,
Je
dédie ce texte à la mémoire de mon ami et ancien professeur, Alessandro
Baratta, de l’Institut für Rechts-und-Sozialphilosophie de l’Université de
la Sarre, Sarrebruck. Il est parti, « avec sa naturalité usuelle »,
pendant que je l’écrivais…
|
Remerciements J’aimerais
remercier ici plusieurs de mes collègues pour les suggestions données
ou pour les divers commentaires critiques apportés dans le cadre de
cette recherche : Line Beauchesne (Criminologie, Université
d’Ottawa), Daniel Dos Santos (Criminologie, Université d’Ottawa),
Louk Hulsman (Faculté de droit, Université de Rotterdam), André
Jodouin, (Faculté de Droit, Université d’Ottawa), Dan Kaminski
(Criminologie et droit pénal, Université Catholique de Louvain),
Colette Parent (Criminologie, Université d’Ottawa), Jacques Laplante
(Criminologie, Université d’Ottawa). J’aimerais
également remercier tous les membres de mon équipe, chercheurs et
chercheures du CIRCEM (Centre
interdisciplinaire de recherche sur la citoyenneté et les minorités, Université
d’Ottawa), qui ont participé activement à ce projet et qui, en plus
d’un appui technique soutenu, ont apporté une série de contributions
intellectuelles à toutes les étapes de ce travail par leurs
commentaires, propositions, etc. : Richard Dubé (criminologue, étudiant
de doctorat), Margarida Garcia (juriste et criminologue, étudiante de
doctorat), Gérald Pelletier (historien, chercheur) et Nicole Sommers
(criminologue, étudiante de maîtrise). |
I
INTRODUCTION
L’objectif de
cette étude est celui de constituer un document
de réflexion interdisciplinaire
de portée générale sur la
pertinence et le rôle du droit criminel dans l’élaboration de politiques
publiques. Nous allons néanmoins tenir particulièrement compte du problème
des drogues illicites ou, mieux encore, des drogues illicites dites « douces ».
Pour tenter de répondre à ce double objectif, la réflexion proposée ici va
s’articuler autour d’une question analytique qui nous permet de dresser un
pont entre le droit pénal et les politiques publiques.
Voici comment
cette question peut se formuler : Y
a-t-il en droit criminel des distinctions à faire entre les différents types
d’interdictions?[1]
En d’autres termes, peut-on dire que, d’une part, les interdictions de tuer,
d’agresser, de voler et, d’autre part, les interdictions concernant les
drogues, les services sexuels, les relations homosexuelles sont du même
« ordre » ? Toutes les normes de comportement (les « incriminations »)
en droit criminel sont-elles semblables ou y a-t-il des types différents
de normes qui sont venus à être considérés comme des « crimes » ?
Le sens de ces questions, nous l’espérons, va devenir plus clair dans la
suite du texte.
Cette réflexion
peut être considérée comme étant de nature interdisciplinaire parce
qu’elle se construit à partir des connaissances qui ont été acquises par la
sociologie du droit (pénal), par la philosophie du droit criminel, par la
criminologie et par le savoir juridique lui-même (théorie du droit, doctrine pénale,
etc.). Bien sûr, nous allons aussi nous référer à des connaissances
produites par d’autres branches du savoir.
Nous allons
tenter de montrer qu’il est possible de dégager quelques critères théoriques
et empiriques susceptibles de contribuer aux politiques publiques et de nous
fournir une recommandation dans le style suivant : « si vous avez un
problème ou une loi ayant tel ou tel ensemble de caractéristiques, il est
important d’être particulièrement attentif ceci ou à cela ». Ces critères
sont assez souples pour rendre compte de la diversité (interne) propre à
chaque sous-groupe d’illicites identifié.
Par ailleurs, comme nous le verrons par la suite, les points traités ici sont encore de nature exploratoire. Car, en dépit de certaines contributions théoriques remarquables, nous ne disposons pas encore de critères systématiques et bien établis nous permettant d’observer les illicites criminels et d’établir des différences entre eux. C’est pour cette raison que le titre de ce travail fait référence à des éléments pour une théorie pluridimentionnelle (divers critères) de la loi criminelle (de comportement).
II
DEUX GRANDS TYPES DE CRIMES :
LES ILLICITES STANDARD ET LES ILLICITES À DOUBLE FACE
Lorsque nous
voulons réfléchir sur le rôle du droit criminel dans l’élaboration de
politiques publiques et, plus spécifiquement, sur le rôle du droit pénal dans
une politique publique sur les drogues illicites, plusieurs questions étroitement
reliées viennent à l’esprit : Y a-t-il des critères permettant de réfléchir
sur l’opportunité ou sur l’inopportunité de recourir au droit criminel
pour résoudre un problème social ? Est-ce que tous les crimes que nous créons
par la loi sont également ou suffisamment bien fondés ? Quelles sont les actions que l’on peut
criminaliser (interdire par une loi criminelle) et, au contraire, quelles sont
les situations qu’il convient
de décriminaliser[2] ?
À quoi doit-on penser lorsqu’on envisage la création ou la réforme d’une
loi criminelle ? Quelles sont les conditions rationnelles requises pour
criminaliser une situation jugée « problème » et peut-on
criminaliser ces conduites dans un style différent (par exemple, sans autoriser
le recours à la prison) ? Pour décriminaliser un comportement, doit-on
accepter ce comportement ou peut-on encore le désapprouver d’un point de
vue moral ?
Cette étude est une invitation à réfléchir sur ces questions en
tenant compte de l’expérience du système de droit criminel occidental dans
le champ de la création des lois et d’un certain nombre de connaissances
accumulées qui semblent pertinentes pour nous aider à comprendre cette expérience
juridique. Depuis les années 60, les sciences humaines et juridiques ont
manifesté une préoccupation croissante envers ces questions.
Nous savons par l’histoire que tous les crimes ne sont pas également
bien fondés, y compris à leur époque même (pensons, par exemple, aux crimes
de sorcellerie). Mais nous savons aussi par expérience historique et
contemporaine que tous les crimes créés par le législateur sont toujours
« bien justifiés » (c’est-à-dire entourés de motifs pour
les rendre acceptables).
Pour comprendre
ce paradoxe d’un crime qui est justifié par le législateur mais qui est en même
temps précairement fondé, il n’est pas inutile de se rappeler l’une des thèses
de Vilfredo Pareto (1848-1923), un des sociologues classiques du tournant du 19e
siècle[3].
Il soutenait que l’être humain était peut-être (aussi) un être rationnel,
mais qu’il était surtout un être
raisonneur, voire déraisonnable. Pareto voulait signifier par là que tous
les être humains « veulent donner une apparence de logique à des
conduites qui n’en ont pas la substance » (Aron, 1967, p. 422). Il dira
alors que les êtres humains « ont une tendance très prononcée à donner
un vernis logique à leurs actions » et que très souvent ils « invoquent
un motif quelconque pour justifier leurs actions » (Pareto, Traité, § 154, cité par Aron, 1967, p. 412). Même si cette thèse
a sans doute contribué à la grande impopularité de Pareto et même si nous
n’aimons pas l’autoportrait qui nous figure comme un être raisonneur, nous
pouvons apprendre de cette leçon et distinguer entre la justification et la justesse ou non de cette dernière. Lorsqu’on
crée une loi, on la justifie. On voit mal un législateur passer une loi et
dire en même temps qu’elle ne se justifie pas ou qu’elle va produire le
« malheur dans le Royaume » ! Le problème théorique est alors
de savoir comment nous pouvons distinguer entre les différentes sortes de
justifications que nous donnons et comment nous pouvons découvrir s’il y a
– ou non – des justifications qui seraient au moins a priori mieux fondées que d’autres.
Le défi est
alors de pouvoir réfléchir sur la loi criminelle et sur le bien-fondé des
crimes pour être en mesure d’orienter nos décisions juridiques et
politiques. Nous devons donc dégager des critères pour mieux voir et
comprendre ce que nous avons fait (dans le passé), ce que nous faisons (dans le
présent) et ce que nous nous apprêtons à faire (présent allongé ou futur
rapproché). Pour tout cela, il faut faire un effort pour être capable de
« voir à distance », y compris pendant que nous
sommes encore plongés dans le cœur du problème.
C’est le but ambitieux de cet essai théorique. Nos réflexions se situent par ailleurs dans le prolongement d’une série de contributions préalables[4] portant sur les lois criminelles et sur les décisions des tribunaux. Hart (1963) et Schur (1965) ont tout particulièrement tenté d’identifier deux grands groupes de crimes dont un n’était pas suffisamment bien fondé. Pour Hart, les crimes mal fondés étaient les ‘crimes sans dommage’ (comme l’homosexualité, la sodomie, vivre des fruits de la vente de services sexuels, etc.). Pour Schur, ceux qui posaient des difficultés étaient les « crimes sans victime » (homosexualité, avortement, drogues). Quoi qu’il en soit des problèmes rencontrés par ces deux tentatives[5], nous allons retenir leur hypothèse selon laquelle il existe effectivement deux grands groupes d’illicites criminalisés radicalement contrastés. Contrairement à ces tentatives, nous allons proposer un ensemble de critères visant, entre autres choses, à identifier et à construire ces deux grands groupes, aussi bien qu’à déterminer les illicites intermédiaires se situant entre ces deux pôles.
La distinction entre deux grands types d’illicites
On soutient
parfois aujourd’hui en philosophie des sciences que pour pouvoir observer
le monde physique et social qui nous entoure, nous devons faire des distinctions
entre les choses matérielles et immatérielles[6].
En d’autres termes, nous devons identifier ou proposer des différences entre ceci et cela pour être en mesure d’observer
telle chose en particulier et d’en parler[7].
Et ensuite nous devons indiquer – ou fixer notre attention sur -
l’une des deux faces de la distinction que nous avons faite. Disons, de façon
prosaïque, que si nous voulons observer une chaise dans une pièce meublée, il
faut la distinguer activement de son environnement, c’est-à-dire des autres
objets (tables, autres genres de chaises, etc.) qui se trouvent également présents.
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, si nous ne faisons pas la distinction
« cette chaise / autres objets », notre environnement ne la fait pas
pour nous, et ce même lorsqu’il nous « offre » la possibilité de
la faire. Nous n’observons pas alors attentivement la chaise qui se trouve
dans la pièce.
Si cette
affirmation est juste, elle signifie qu’au moins en partie le type d’observation que nous faisons dépend du type de distinction que nous mettons de l’avant. Et il y a,
bien sûr, des distinctions qui sont – ou qui peuvent se révéler –
meilleures que d’autres. Alors, du point de vue de la connaissance, on peut
peut-être dire que la qualité et l’efficacité de nos observations dépendent
(en grande partie) de la qualité de nos distinctions. Le mathématicien George
Spencer Brown (1979) a formulé une consigne pour le point de départ de toute
observation : « draw a
distinction »[8].
Nous allons retenir cette consigne et « tracer » une distinction
entre deux choses.
En effet, nous allons proposer une distinction pour pouvoir observer
certains phénomènes qui se produisent au plan de la législation criminelle.
Cet exercice est un bon exemple pour montrer comment l’absence
de distinctions entre les choses nous empêche de voir certaines différences
qui pourtant « existent ». Dit de façon plus positive, cet exercice
doit nous montrer comment la distinction
entre les choses nous amène à voir parfois des aspects de la réalité qui
n’étaient pas (entièrement) visibles auparavant.
Le droit criminel a tendance à considérer tous
les crimes (illicites criminels) comme des « crimes contre la
Société », des « actions mettant en danger les conditions
d’existence de la Société » ou des « crimes contre les standards
communs de la moralité d’une société donnée ». Dans cette manière
d’observer, nous avons d’abord
l’impression qu’il n’existe pas de distinctions fondamentales à faire
entre les illicites. Mais le droit criminel n’en reste pas là : il nous
propose lui-même quelques distinctions (non fondamentales) pour nous amener à
voir, par exemple, qu’il y a des illicites qui sont plus graves que d’autres
et qu’ils ne portent pas sur les mêmes valeurs ou les mêmes biens (il y a
ainsi des crimes contre la personne, des crimes contre les biens, etc.).
Quelle
impression gardons-nous de tout cela ? Que tous les crimes sont, d’une
part, semblables (contre la société) et que, d’autre part, les différences importantes sont seulement celles proposées par le
droit pénal. C’est comme entrer
dans un salon guidé par le propriétaire de la maison qui vous informe immédiatement
que tous les objets dans cette pièce sont « des meubles pour permettre au
salon d’exister ». Immédiatement après, il distingue les chaises des
tables et ainsi de suite. Si vous en restez là, vous n’êtes plus capable
d’observer autre chose et vous allez croire dans l’harmonie de l’ensemble.
Et s’il y avait une différence
fondamentale divisant ces meubles en deux grands groupes, par exemple, entre
deux styles complètement distincts de
meubles ? Cette différence serait passée inaperçue.
Supposez maintenant que vous proposiez au propriétaire de la maison de faire une distinction entre deux styles et que vous lui dites : « Monsieur, vous avez là des meubles dans deux styles incompatibles ». Et qu’il vous réponde quelque chose comme ceci : « Cela n’est pas important, parce que ces meubles ont en commun le fait d’être dans le salon pour le faire exister ». Cette réponse a deux dimensions, l’une plus étrange que l’autre[9]. La première dimension, la plus étrange, est que vous savez bel et bien que les deux styles de meuble « ont en commun » le fait d’être dans le même salon. Or, cela ne résout pas le problème. Au contraire, pour vous, une partie du problème peut être justement le fait d’avoir ces deux styles de meubles dans la même pièce. La deuxième dimension de la réponse n’est pas illogique, mais elle n’est ni suffisante ni convaincante. Car il faut que le propriétaire puisse vous démontrer qu’en retirant certains meubles ou qu’en les aménageant autrement dans la maison (ou même dans le salon), cela amènerait le salon à ne plus exister comme salon; à tuer le salon. Vous ne voulez pas non plus tuer le salon, bien au contraire, vous voulez le rendre plus cohérent et plus agréable. Mais vous ne voyez pas comment le salon peut mourir ou disparaître avec une autre décoration.
Pour pouvoir
observer d’autres différences que
celles proposées par le droit criminel lui-même, il faut proposer et tester
des nouvelles distinctions; c’est-à-dire des distinctions qui ne sont pas
celles proposées par le droit lui-même et qui ne présupposent pas au départ
une harmonie d’ensemble. Notre question de départ sera la suivante :
Peut-on distinguer dans les lois criminelles deux
grands groupes (ou types) radicalement différents d’illicites criminalisés ?
Ou encore : Y a-t-il en droit criminel des interdictions qui
ne sont pas comme les autres, c’est-à-dire comme le meurtre, les
agressions sexuelles et physiques, le vol, la fraude, la destruction volontaire
de la propriété d’autrui, etc.?[10]
Notre réponse
sera affirmative et nous espérons pouvoir montrer à l’aide de sept critères[11]
qu’il existe deux grands types fondamentaux d’illicites dans les lois
criminelles. Comme nous verrons plus loin, pour appartenir au deuxième groupe,
un illicite n’a pas nécessairement besoin de répondre à chacun des sept
critères. Le tableau 1 présente la question de décollage, la réponse à
laquelle nous sommes arrivé (hypothèse théorique finale) et donne quelques
exemples de crimes dans chaque groupe pour faciliter la compréhension.
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Tableau 1 : Question de décollage, hypothèse théorique et exemples des deux groupes |
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Question de décollage : Y a-t-il (au moins) deux grands groupes ou types d’illicites différents dans les lois criminelles ? |
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Réponse (hypothèse finale théorique) :
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Exemples du groupe 1 : |
Exemples du groupe 2 : |
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- Meurtre - Agressions sexuelles et physiques - Vol - Fraude - Destruction volontaire de la propriété d’autrui - Etc. |
- Drogues illicites - Jeu d’argent - Prostitution - Avortement - Homosexualité - Sodomie - Vagabondage et mendicité - Tentative de suicide - Etc. |
La réponse à
cette question donne lieu à une autre série de questions d’ordre pratique
qui intéressent à la fois le système politique, le système juridique et le
système moral de notre société. Ces questions sont, par exemple : Que
faire de ces deux groupes d’illicites et de chaque illicite en particulier ?
Doit-on continuer à considérer tous ces illicites comme des crimes contre la
société et à les traiter exactement de la même façon ? Est-il moralement
acceptable de conserver la situation actuelle ? Quelles sont les
alternatives en termes de politique législative et de réforme du droit
(criminel) ? Etc.
Nous allons baptiser respectivement ces deux grands types (ou groupes) comme suit : « illicites standard » et « illicites à double face » (ou « autoréférentiels »). Il n’existe guère d’appellations parfaites pour eux. Il faut alors se contenter (au moins provisoirement) de celles qui semblent les plus satisfaisantes ou les moins mauvaises.
L’appellation illicites standard
(groupe 1) vient du premier sens du mot «standard» dans le langage courant. Ce
sens (figuré, analogique) nous convient parfaitement. Standard
désigne « la norme de fabrication » ou « l’ensemble
de caractéristiques définissant un système […] », ou encore « une
norme de fabrication en série »[12].
C’est justement l’idée que nous voulons souligner ici : les
illicites standard sont ceux qui obéissent à certaines normes de fabrication
du droit pénal. Mais le droit pénal, comme toute usine, produit aussi de temps
à autre des produits qui ne respectent pas les normes, et ce à différents
degrés de défectuosité. Ces normes peuvent être porteuses de « vices rédhibitoires »[13].
En ce sens un illicite peut être très ancien ou très vieux (comme la
tentative de suicide, la sodomie, la sorcellerie, etc.) sans être « standard »,
c’est-à-dire sans respecter certaines normes usuellement tenues pour capables
d’assurer une qualité minimale dans la production. C’est pour cela que nous
préférons le terme ‘standard’ à ‘conventionnel’.
Nous avons hésité
longtemps sur l’appellation appropriée pour le deuxième groupe. Au tout début,
l’idée de les appeler illicites à double
face est venue de la constatation que le droit criminel confondait dans ces
illicites l’auteur et la victime directe ; ou, plus précisément, de la
constatation que le droit criminel n’était
pas capable d’identifier de façon nette dans ces cas un auteur
et une victime concrète et distincte du crime. C’était alors comme
ramasser une monnaie par terre : vous prenez à la fois nécessairement les
deux faces du même coup. En ce sens, l’appellation « illicites à
double tranchant » semblait aussi recevable. Puis nous avons été séduit
par la notion d’illicites autoréférentiels. Plus loin on comprendra
pourquoi. Toutes ces images persistent, mais au fur et à mesure que l’analyse
a progressé, il est devenu évident que l’expression « double face »
était plus heuristique et pouvait prendre d’autres significations selon
chaque critère. Par exemple, elle renvoie aussi à cette image de l’étoffe double face : celle qui est tissée de manière à
pouvoir être utilisée des deux côtés. Une image qui convient au deuxième
critère. Nous avons alors privilégié cette appellation qui semble se
justifier par un ensemble de critères[14].
Bien sûr, ces
deux grands types d’illicites ne sont pas les seuls possibles. Mais l’hypothèse
que nous faisons, c’est qu’ils constituent les deux cas les plus extrêmes
d’un continuum où d’autres illicites ou sous-groupes moins contrastés
peuvent s’inscrire. Ces illicites ou sous-groupes intermédiaires constituent
des « zones grises » qui partagent au moins un des sept critères
(théoriques et empiriques) indiqués. L’identification de ces zones grises
est très importante autant du point de vue des politiques publiques que du système
juridique. Car elles permettent de repenser la pertinence et, le cas échéant,
les modalités de l’intervention appropriée dans ces cas. Nous n’avons pas
à explorer ici la découverte de ces zones grises, mais tout simplement à
caractériser les indicateurs théoriques (critères) utiles à ce propos et présenter
les deux groupes d’illicites qui, par hypothèse, sont les plus radicalement
opposés : les illicites standard et à double face.
Ces sept critères
de distinction prennent la forme d’une opposition entre les deux groupes. Les
critères employés pour identifier les illicites à double face indiquent tous,
individuellement, différents types de difficultés sérieuses lorsqu’il est
question de décider si un comportement doit être considéré comme un crime
par une loi criminelle (law
making process) ou s’il doit faire l’objet d’un jugement de culpabilité
criminelle par un tribunal (decision
making by courts). De façon encore plus aigue, ces critères pointent vers
le problème de recourir à l’incarcération
tant au niveau de la loi que de la détermination de la sanction.
En plus, ces
critères signalent la possibilité de difficultés particulières au plan plus
général de l’application de la loi par la police et par les directives réglementaires
issues du système politique (law
enforcement by the police and political policies). Dans le cas particulier
des illicites à double face – qui regroupent plusieurs de ces critères - la
simple criminalisation de ces illicites accompagnée de la peine
d’emprisonnement est susceptible de créer des coûts sociaux et économiques
redoutables (le remède peut être pire que la maladie : il peut
l’amplifier et susciter une chaîne d’autres maladies).
Le tableau 2 résume l’ensemble de ces caractéristiques, mais nous
recommandons au lecteur de le lire seulement à la fin de la présentation de
chacune d’entre elles. La raison est de nature pédagogique : ce tableau
propose une distinction tellement peu familière que nous craignons qu’il soit
peu « parlant » en lui-même.
Pour illustrer
la distinction entre les deux groupes d’illicites, nous avons indiqué huit
exemples d’illicites (ou groupes d’illicites) à double face, tout en
essayant de les diversifier le plus possible entre eux. Ce sont : les
drogues illicites, le jeu d’argent, la prostitution, l’avortement,
l’homosexualité, la sodomie, le vagabondage ou la mendicité et la tentative
de suicide. Ces exemples ne prétendent pas à l’exhaustivité. Qui plus est,
il peut exister, répétons-le, un grand nombre d’autres situations ou
illicites pour lesquels au moins un de ces sept critères s’appliquent.
D’un point de
vue méthodologique, le choix des exemples des illicites à double face a été
motivé par la nécessité de visualiser à la fois leurs points communs et leurs points
de divergence ou leurs contrastes internes. Ceci a l’avantage de donner
une vision à la fois plus complexe et plus nuancée du groupe. Nous ne pourrons
cependant ni présenter systématiquement les points de divergence ni expliciter
tous les points communs pour chaque exemple.
Comme notre
objectif principal est de clarifier cette catégorie autant d’un point de vue
théorique que pratique, il importe peu que tous ces exemples soient encore
considérés ou non aujourd’hui comme des crimes.
L’important, c’est qu’ils nous permettront d’élucider les difficultés
posées par le groupe et de répondre à certaines questions théoriques que
cette distinction peut susciter et que nous sommes en mesure d’anticiper.
En empruntant
une image au sociologue français Raymond Boudon (1986, p. 81), nous allons
faire une promenade autour d’un tableau qui va opposer deux types fondamentaux
d’illicites à l’aide de sept critères[15].
|
Tableau 2 : Comparaison entre les illicites
standard et à double face |
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|
Illicites
du type 1 (illicites
ou crimes standard) |
Illicites
du type 2 (
illicites ou crimes à double face) |
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Exemples :
Homicide, agressions sexuelles et physiques, vols, fraudes, destruction
des biens |
Exemples :
Drogues, jeu d’argent,
prostitution, avortement, homosexualité, sodomie, vagabondage et mendicité,
tentative de suicide |
|
1)
Critère de la déviance ou de l’interaction conflictuelle :
elle prend la forme directe ou potentielle d’un conflit entre deux acteurs sociaux ou d’un empiètement de
l’un sur l’autre. |
1)
Critère de la déviance d’échange ou de la relation personnelle :
elle prend la forme d’une relation personnelle entre des individus ou
d’un rapport d’échange loyal, consensuel et direct de services ou de
biens. |
|
2)
Critère du discernement du droit : Le droit peut
voir une victime directe et peut démarquer celle-ci du déviant. (Le
dispositif légal qui peut punir le déviant n’est pas usuellement
utilisé pour punir la victime). |
2)
Critère du non discernement (ou de l’aveuglement) du droit :
Le droit ne peut pas voir (ou trouver) une victime directe et son
dispositif risque de punir la misère humaine, les options de vie, la
moralité en elle-même ou les victimes de leur propre comportement. |
|
3)
Critère du rapport à autrui et du caractère négatif inéluctable
de l’acte : l’auteur peut être amené à reconnaître les
conséquences négatives de sa conduite. |
3)
Critère de l’autoréférentialité : possibilité
d’inscrire l’acte dans un choix préférentiel ou encore« non nécessairement
négatif » en soi. |
|
4)
Critère de la limite à la liberté naturelle : la
question des droits ou de la liberté des déviants à s’engager dans
l’action interdite ne se pose pas comme telle. |
4)
Critère de la limite aux libertés instituées par le droit :
la question du respect de l’autonomie relative
des déviants face à la loi criminelle peut être soulevée. |
|
5)
Critère de la composante / dépendance cognitive faible : le
bien-fondé de l’illicite criminel ne dépend pas des savoirs spécifiques
ni n’est directement mis en cause par eux ; en ce sens, le
bien-fondé de la norme « va de soi ». |
5)
Critère de la composante / dépendance cognitive forte : les
savoirs (ou les rationalités) garantissent ou mettent en cause
directement le bien-fondé de l’illicite criminel ; le bien-fondé
de la norme « ne va pas de soi ». |
|
6)
Critère de la prédominance d’une intervention formelle réactive (après
une « plainte ») : les victimes portent plainte. |
6)
Critère de la prédominance d’une intervention formelle proactive :
la justice agit sans plainte (par initiative des agences de contrôle
social formel). |
|
7)
Critère de la loi criminelle comme non produisant des effets allant à
l’encontre de l’interdiction : les problèmes créés par
l’application de la loi criminelle ne peuvent pas mettre en cause la
norme interdisant le comportement elle-même. On peut atténuer ou éviter
les problèmes en modifiant notre manière de réagir. |
7)
Critère de la loi criminelle comme produisant des effets allant à
l’encontre de l’interdiction : les problèmes créés par la
criminalisation du comportement mettent en cause la loi criminelle elle-même.
L’action de créer une loi criminelle peut être vue comme allant contre
le but affiché de l’interdiction, comme étant contre-productive ou
comme provoquant un contresens sur le plan des valeurs. On peut parler
d’« erreur » ou d’« égarement » par rapport
à la politique législative. |
Le critère 1 : la « déviance d’échange »
ou la relation personnelle
Ce critère est
emprunté directement à Schur (1965, p. 170). Il constitue l’élément
central de sa définition du concept de « crime sans victime ». Nous
avons abandonné ce concept mais nous retenons dans ce critère son idée
fondamentale. Schur distingue grosso modo deux situations : (interaction
ou) déviance conflictuelle / déviance d’échange. Dans la première, la
norme porte sur un conflit entre deux parties et, dans la deuxième, la norme
porte sur une interaction, une relation ou un rapport consensuel entre deux
individus.
Dans le cas
d’une déviance conflictuelle, on
peut parler d’empiètement d’une partie sur l’autre et d’un problème éventuel
de résolution de conflit entre deux acteurs sociaux, c’est-à-dire entre
deux parties : un agresseur et une victime.
En revanche, dans le deuxième cas, nous sommes face à une situation
d’« échange direct et loyal » (Schur, 1965, p. 170) entre deux
personnes. Schur souligne qu’il s’agit d’un rapport d’échange
bien disposé et loyal de biens ou de
services – qui sont par ailleurs légalement interdits – entre deux
parties[16].
Nous pouvons inclure ici, sans trahir sa pensée, les relations personnelles
affectives ou sexuelles entre des individus comme, par exemple, dans les
relations homosexuelles[17].
D’une manière
générale, ce critère désigne une relation personnelle ou consensuelle
directe, loyale et bien disposée entre deux parties. Dans le cas de la vente de
drogues ou de services sexuels, il s’agit à proprement parler d’un rapport
d’échange de biens et de services respectivement. Cela veut dire qu’entre les parties il n’y a pas de conflit ; c’est la norme
extérieure à l’interaction qui nous permet de parler de déviance et qui
jette les assises pour un conflit potentiel de deuxième ordre, c’est-à-dire
avec la justice.
a)
Le concept de « victime » en droit criminel
Notez que le droit criminel emploie le mot victime au moins dans trois acceptions, chaque acception correspondant à un niveau d’abstraction différent. Le tableau 3 présente ces acceptions dans un ordre descendant du plus abstrait (niveau 3) au plus concret (niveau 1) :
|
Tableau
3 : Trois niveaux et trois acceptions du concept de victime pour le
droit criminel |
||
|
3e Niveau (plus abstrait) |
Déviant Vs société : |
La victime est la société ou la moralité du groupe |
|
2e Niveau (intermédiaire) |
Déviant(s) Vs tiers observateurs : |
La victime est représentée par l’entourage immédiat (famille, etc.), par le voisinage ou par la communauté environnante proche |
|
1er Niveau (plus concret) |
Déviant Vs victime directe : |
La victime désigne la personne qui est directement et immédiatement offensée par une conduite interdite par la loi (advenant la mort, la victime comprend aussi sa famille et ses proches) |
À un niveau à
la fois très technique et très heuristique (3e niveau), la seule
victime pour le droit criminel est la société comprise comme un tout
indivisible. C’est dans ce sens que le droit criminel dit que « tout
crime est une atteinte contre la société ». Cela est la version moderne
de l’ancienne formule juridique qui disait que « tout crime est une
atteinte contre le roi »[18].
Cette sémantique prend la forme suivante : Déviant Vs Société. Ici, la
personne qui a été volontairement tuée par une autre (ou sa famille) n’est
pas la victime pour le droit pénal :
la victime est la Société. S’il
s’agit d’un vol, la personne qui a été volée a le statut d’un témoin.
Mais le droit pénal emploie aussi, à l’autre extrême, le mot victime
dans le sens de la vie courante (1er niveau). Ici, la victime se distingue de l’auteur de l’action ; ce dernier a fait une victime.
Si votre maison a été volée (non par vous-même pour recevoir des
assurances), vous êtes appelé victime
par la police, par les tribunaux, etc. La loi peut vous autoriser à raconter au
tribunal vos malheurs; vous pouvez être éligible à un programme
d’indemnisation à l’égard des victimes
de crime; il peut exister un service d’aide aux victimes lors de votre procès
pour vous expliquer les démarches à suivre, etc. Cette sémantique prend la
forme suivante : Déviant Vs Victime (directe).
Il existe encore, de façon plus vague et usuellement non consacrée par
les normes, une autre acception du mot victime. Elle est particulièrement
employée (mais non exclusivement) pour désigner une situation de nuisance qui
n’affecte pas directement les parties impliquées, mais plutôt leur entourage
ou des « tiers observateurs ». Un exemple typique, c’est la
sollicitation de rue en matière de vente de services sexuels. Le voisinage peut
se sentir dérangé et il peut même y avoir des pertes financières dues à une
dévalorisation immobilière. Dans ce cas, il serait peut-être mieux de parler
de nuisance (ou de pertes financières, le cas échéant) pour distinguer d’un
tort au sens strict dans les relations conflictuelles directes. Cette sémantique
prend la forme : Déviant(s) / tiers observateurs.
Or, nous ne pouvons pas observer les illicites à l’aide des trois distinctions en même temps. On peut passer de l’une à l’autre, mais chaque fois que nous faisons cela il y a une partie de la réalité qui disparaît de nos yeux : si nous observons à partir de Déviant Vs Société, nous abandonnons la possibilité d’observer s’il existe ou non une victime concrète, distincte du déviant et qui ne soit pas la Société. Et inversement : si nous observons à partir du schéma Déviant Vs Victime, c’est la Société comme un tout qui devient invisible. Mais il y a une différence remarquable entre ces deux niveaux plus extrêmes. L’observation au premier niveau peut nous amener à conclure qu’il n’y a pas de victime directe. En revanche, tout comportement qui dérange ou qui enfreint une loi quelconque (y compris du droit civil), peut être vu, en principe, comme une offense contre la société. Ce niveau d’analyse ne nous oblige à faire aucune exclusion, et c’est pour cela qu’il ne sert pas à discriminer ce qui doit être ou non traité par le droit criminel. Un des grands juristes allemands du 19e siècle s’est bien rendu compte du problème posé par ce niveau d’abstraction lorsqu’il a écrit : « si les contrats de vente ne sont pas exécutés, si les prêts ne sont pas remboursés, la Société est aussi menacée que si les citoyens s’assassinaient ou se pillaient entre eux » (von Jhering, 1877, p. 319). Bref, le droit civil « protège » aussi la société.
b)
Les crimes sans interactions sociales conflictuelles
Schur (1965)
observe le conflit exclusivement au
premier niveau et constate alors que certaines formes de déviance se caractérisent
par un rapport d’échange direct et loyal entre les parties. Il constate alors
un fait curieux qui passe souvent inaperçu justement parce que nous passons
vite du niveau 1 au niveau 3 sans nous rendre compte de cette opération
mentale. Il a vu qu’il existait, à
ce niveau, des « crimes sans victime », c’est-à-dire des
crimes sans conflit et sans tort direct entre deux parties.
Prenons, par
exemple, les interdictions concernant le commerce de drogues. Nous n’y
trouvons pas le même style de rapport social conflictuel que nous avons dans
les illicites standard. Nous avons ici plusieurs cas de figure : l’usager
simple, l’usager-revendeur, le revendeur-commerçant et le trafiquant non
usager. Mais dans tous ces cas, le rapport entre les parties demeure consensuel
au moment de l’achat et de la vente et se distingue du rapport entre un voleur
et sa victime. Pour visualiser cela, imaginons
un instant qu’il n’existe aucune interdiction concernant les drogues.
On note alors que, d’un point de vue économique, cette activité ne se
distingue pas des activités industrielles et commerciales normales :
production, mise en marché, vente, investissement des profits dans le marché
financier, etc. On agit comme agit un producteur de voitures, de saucisses, de
vin, de cigarettes ou d’armes à feu.
Un des grands sociologues américains, Robert Merton (1957, p.79), nous
rappelle en effet qu’« in strictly
economic terms, there is no relevant difference between the provision of licit
and of illicit goods and services »[19].
Le consommateur, s’il n’est pas victime d’une
fraude additionnelle du vendeur (vente d’une voiture avec un vice caché,
etc.), ne se voit pas comme une victime mais comme faisant un choix consensuel.
Certes, le choix des individus peut venir à compromettre - à plus ou moins
longue échéance - leur santé, affecter la vie des personnes dans leur
entourage, etc. Tout cela peut, dans certains cas, justifier des programmes
d’information, de prévention, de traitement et de régulation juridique. Mais
encore ici l’entourage n’est pas la « victime » dans le même
sens d’un individu qui vient à agresser ou à tuer directement les siens.
Et le
consommateur qui cherche de la drogue ne se sent pas agressé par le vendeur
comme il se sentirait agressé dans la rue par une personne qui pointerait vers
lui un revolver en lui demandant de lui donner son portefeuille.
Le vendeur offre, insiste peut-être, mais ne contraint pas. La « victime »,
pour ainsi dire, participe de bon gré au processus qui fait l’objet
d’interdiction..
Écartons l’erreur qui a été signalée par Hunt (1993, p. 100) et que l’on retrouve chez certains criminologues : les « crimes des puissants » à l’égard des institutions financières ou les crimes d’évasion fiscale, etc., ne sont pas pour Schur des « crimes sans victime ». On modifie complètement ici – même si c’est d’une autre façon – le sens du concept. Car, au premier niveau, ce rapport n’est ni loyal ni un simple rapport d’échange, mais plutôt un rapport d’expropriation ou d’empiètement. « Dévier » par ruse l’argent dû à autrui cause toujours une victime quelque part. Il y a donc victime au premier niveau, même si elle ignore ce fait (comme dans une fraude - qui passe inaperçue - entre deux individus).
Le critère 2 : le non discernement (ou
l’aveuglement) du droit
Le deuxième
critère qui différencie les deux sortes d’illicites porte sur l’autre
face du problème précédent. En effet, au lieu de mettre l’accent
sur ce qui se passe au plan de la déviance ou du comportement, nous allons voir
ici ce qui se produit du côté du droit criminel.
a)
La capacité de discernement du droit criminel
Examinons
d’abord ce qui se passe avec les illicites standard. Disons librement que dans
ces cas, le droit criminel est capable d’observer
– à tour de rôle – les trois
niveaux de victimes que nous avons indiqués dans le tableau 3 : il
peut voir qu’il existe une victime directe de l’action (niveau 1) ou encore
observer le conflit à partir des niveaux deux ou trois.
Notez que dans
les situations les plus pures ou les plus immaculées, le droit a toutes les
conditions pour voir clairement une victime directe et la démarquer du déviant
à l’aide de la définition même du crime (dispositif légal). Ces situations
immaculées arrivent lorsque les dispositifs légaux (lois) du droit criminel
qui créent les crimes ( e.g., dans les cas d’homicide, d’agressions
sexuelles et physiques, de vol, de fraude, d’atteintes volontaires contre la
propriété, etc.) poussent le système juridique à voir clairement la différence
entre l’auteur et la victime. Bref, elles se produisent dans tous les cas où
le chef d’accusation est susceptible de garantir une séparation radicale
entre deux acteurs indépendants où
l’un peut être figuré comme l’auteur
de l’illicite et l’autre comme sa victime.
Ainsi, la personne qui tue une autre n’est pas phénoménologiquement « incluse »
dans la personne qui se fait tuer ; la personne qui vole, dans la personne
qui se fait voler, et ainsi de suite.
Ainsi, si une personne vole une autre, le système de justice criminelle peut discerner au premier niveau que la personne qui a été volée est la « victime » et que celui qui a volé est l’auteur de l’acte ou le déviant. Ces deux rôles sociaux sont à la fois parfaitement clairs et distincts à l’extérieur du droit lui-même et reconnus comme séparés dans le droit par la définition du vol. Au point que le système pénal ne peut pas faire ici le type d’erreur suivant : « punir la victime pour avoir été volée » [20]. Le dispositif légal qui crée le crime de vol et qui interdit à quiconque de voler permet lui-même d’observer la déviance conflictuelle car il trie l’auteur du crime, laissant de côté la victime. Un autre exemple : une femme victime d’agression sexuelle ne peut pas être emprisonnée pour agression sexuelle, même si d’autres problèmes peuvent lui arriver en cours de route. Nous y reviendrons.
b)
L’exemple d’une « zone grise »
Signalons que
certaines situations (qui ne sont pas double face) tombent dans une zone grise
et alors la séparation entre l’auteur et la victime n’est pas tout le temps
immaculée et réclame parfois une vigilance particulière de l’esprit pour ne
pas se laisser tromper. Ceci arrive dans des situations où le dispositif légal
(le chef d’accusation) sépare une réalité phénoménologique qui n’est
pas aussi claire que le dispositif légal
le laisse croire. Nous pensons à l’illicite de « négligence criminelle »
ou encore à certaines situations ou comportements qui tombent dans le concept
de « délits de devoir » proposé par le juriste allemand Claus
Roxin (1970/2000, p.34)[21].
Prenons un fait divers arrivé récemment au Canada. Une femme, responsable de
la garde d’enfants, a eu un accident de voiture qui a entraîné la mort de
quelques enfants, y compris l’un des siens. Les mesures de sécurité pour le
transport n’avaient pas été respectées et les médias annoncèrent que le
système juridique s’apprêtait à porter plainte (par
sa propre initiative) contre l’« auteure » du crime. On voit
bien le problème : le dispositif de « négligence criminelle »
(ou un autre équivalent) permet de nommer un auteur et de le séparer de la
victime (ici, les enfants). Mais la situation n’est pas immaculée :
l’auteure du crime est « incluse » dans le résultat de son action
et elle en souffre à tous les points de vue. Non seulement elle était dans la
voiture accidentée et a assisté à la mort des enfants dont elle avait la
garde mais elle a aussi perdu un enfant. Au point où la communauté a réagi
contre l’aveuglement (temporaire) du
système juridique pour empêcher la mise en accusation. Une mise en accusation
de ce genre peut être vue de l’extérieur du système de justice criminelle
comme une décision absurde et inconcevable.
Car le système s’apprête à « surpénaliser » une
personne qui a déjà souffert des conséquences de l’acte. Or, dans ces cas,
on peut dire que les conséquences affirment elles-mêmes la norme, car elles
constituent ce que les philosophes classiques ont appelé une « sanction
de la réalité ». Néanmoins, vue à partir des théories de la peine et
de quelques autres considérations connexes, la mise en accusation va de soi et
paraît se justifier. Pour tous ces cas, nous devons faire davantage de
recherches pour voir ce qui s’y passe[22].
Selon le point
de vue théorique que nous soutenons ici, cette situation ne correspond pas
alors à un illicite standard dans sa version immaculée ou pure. Car, selon ce
critère théorique des illicites standard, la
personne qui commet l’action incriminée n’est pas la personne – ou une
des personnes – qui subit aussi les conséquences de cette action. On peut
aussi formuler ce critère d’une façon plus paradoxale et provocatrice :
dans les illicites standard immaculés, la
victime d’une action illicite n’est pas incriminée en raison de cette
action même. Or, la femme conductrice de la voiture était aussi victime de
l’accident qui est défini virtuellement par le droit comme négligence
criminelle. Si l’on peut l’incriminer, c’est parce que le chef
d’accusation ne nous permet pas de la voir ici comme ayant été aussi une
victime.
c)
L’égarement du droit criminel dans l’illicite standard
Bien entendu, même
dans le cas des illicites standard, le droit criminel peut aussi changer de
niveau et observer la victime au niveau trois et dire, par exemple, « le
vol à l’égard de X est ‘en réalité’ (i.e., du point de vue du système)
un crime contre la société ». Dans cette hypothèse, X – qui était la
victime – devient un témoin ou une
simple victime du premier ordre dépassée et surplombée par une victime du
troisième ordre (la Société). Dans la compétition entre les niveaux 1 et 3
de victimes, le dernier l’emporte en théorie, car il a plus de force dans la
culture juridique et dans la structure normative du droit. Par exemple, si la
première victime veut pardonner mais la deuxième (la Société) ne le veut
pas, le crime ne sera pas réglé à l’amiable.
Lorsque le système pénal observe le monde phénoménal à partir des
nuages (niveau 3), certains problèmes peuvent arriver même dans le cadre des
illicites standard avec un dispositif légal clair, soit là où le système pénal
est, en principe, capable de voir et de discerner de façon nette la victime de
l’auteur de l’acte. Par exemple, nous avons déjà vu au Canada un tribunal
condamner une femme qui a été victime de viol à une peine d’emprisonnement
pour outrage au tribunal, parce
qu’elle avait refusé de témoigner devant la cour contre son agresseur. Le
tribunal a observé ici le viol à partir du schéma Déviant
Vs Société et, par conséquent, a perdu de vue la réalité phénoménale :
il « n’a pas vu » qu’il y avait une victime concrète assise sur
le banc des témoins. Il agit alors en « bonne conscience » et
envoie en prison, au nom de la protection de tous, la victime du viol.
Ceci devient cognitivement possible parce que la notion de « protection de la société » produit, d’un point de vue psychologique et socio-psychologique, une cécité sur le fonctionnement interne du système et sur les moyens déployés pour protéger. Pour paraphraser George H. Mead (1917), le système ne voit pas bien ce qu’il fait « en arrière des murs destinés à protéger » : l’important devient la protection[23]. Il est très difficile pour l’esprit humain de vouloir en même temps protéger « coûte que coûte » la Société et réfléchir sur la modalité et le coût de cette protection.
d)
Le non discernement (ou l’aveuglement) du droit criminel dans l’illicite à
double face
Qu’arrive-t-il maintenant des illicites à double face, ceux justement
où, au plan phénoménal, il n’y a pas de déviance conflictuelle ?
Commençons à répondre à cette question par un des exemples les plus
clairs : un usager occasionnel de drogue douce qui fume une cigarette de
marihuana chez lui. Aucun sociologue du monde, sauf en état d’hallucination,
n’est capable d’y observer au plan phénoménal une déviance conflictuelle
(critère 1). Par conséquent, le système pénal non plus. Il ne réussit pas
à produire ici un des deux effets du miroir : faire apparaître des choses
absentes. Car il n’y a pas de victime indépendante de l’auteur au plan phénoménal
(premier niveau). Le système juridique doit alors trouver une autre raison pour
justifier une intervention susceptible de l’envoyer en prison.
Certes, il
reste néanmoins un dernier recours pour voir une victime au plan phénoménal.
C’est d’imaginer et de projeter dans le futur la possibilité d’un risque
quelconque pour l’usager lui-même : risque qu’il devienne habitué;
risque qu’il devienne plus tard usager d’une drogue dure puis toxicomane;
risque qu’il éduque mal ses enfants; risque qu’il devienne violent, etc.
Mais cet artifice ne permet pas de contourner le deuxième critère car la personne qui commet l’action incriminée est la personne qui subit
aussi les conséquences de cette action. Ou encore : la victime
(virtuelle) de l’action illicite (le fumeur de joint) est incriminée en
raison de cette action même[24].
Bref, dans les
consommations contrôlées et sans dommage, il existe seulement un auteur
en rapport avec lui-même. C’est dire qu’il n’y a aucune victime directe
et immédiate, même pas l’individu lui-même. C’est tout au plus, dans
certains cas, comme faire des activités sportives risquées. Dans les cas les
plus malheureux, « auteur et victime » sont une seule et même
personne. Si le droit pénal intervient auprès de l’usager, il punit soit un
auteur sans victime soit à la fois l’auteur et
la victime représentés par le même individu.
Mais protéger l’individu contre lui-même, aussi méritoire et justifié que cela soit, n’est pas encore assez pour le condamner à une peine (sévère) d’emprisonnement. Et moins encore au nom de risques hypothétiques qui ne s’actualisent pas dans un grand nombre de cas. Un traitement extérieur à la justice criminelle et non contrôlé par elle (Baratta, 1990, p. 169-170) serait déjà une autre chose, même s’il est encore insuffisamment justifié dans ce cas. Et la difficulté augmente lorsqu’on vient à comparer mentalement le risque de la marihuana avec les risques de la consommation de l’alcool ou du tabac qui sont des drogues ou substances autorisées, ou encore lorsque l’on fait la comparaison avec d’autres activités à risque de la vie moderne, y compris professionnelles et de loisir (sport extrême, etc.).
e)
Le rôle de l’abstraction dans la justification indue de la criminalisation
(un piège cognitif)
Pour justifier
la criminalisation, le droit criminel est poussé alors à observer d’autres
choses et à d’autres niveaux
d’abstraction : là justement où notre esprit est plus dégagé de la réalité
empirique pour « voir » un autre type de conflit, pour voir un problème
d’un autre type et pour se libérer des comparaisons gênantes. Ne
pouvant pas faire apparaître une victime directe et effective dans son miroir -
comme personne ne le pourrait dans ces circonstances - le système ne peut que pivoter
et décoller de la surface phénoménale. Il crée alors pour lui-même
un effet de diversion, au double sens
du mot : il se déplace vers d’autres « buts » et à
d’autres niveaux d’abstraction pour aller « voir » ailleurs. Les
buts jouent ici un rôle cognitif capital (négatif). Car ils
modifient le type de rationalité
utilisée et ils donnent une autre direction
ou orientation à l’esprit. Nous
quittons une rationalité du type analytique (« raisons pour comprendre ou
pour savoir ») et nous nous engageons dans une rationalité du type conséquentialiste
(« raisons pour faire ») qui est, dans ce cas, souvent mal maîtrisée
ou mal examinée. Considérez que le système se donne alors un but de grande
valeur, au deuxième ou au troisième niveau. Par exemple, le but valorisé de
« protéger les enfants ». Avec ce but, pour des raisons évidentes,
le système ne voit plus ce qui se passe au plan phénoménal et il voit très
mal ce qu’il fait. Il est parti ailleurs. Le droit devient alors aveugle sur
le plan pratique et phénoménal.
Le changement de « but » et de niveau d’observation produit, pour le système de justice criminelle, un piège cognitif[25]. Dans le cas qui nous occupe, ce piège nous amène à ne pas considérer le problème principal (celui des drogues) parce que notre esprit est absorbé par une considération qui est secondaire – voire illusoire – dans les circonstances. Cette considération secondaire (« la protection des enfants ») peut même nous laisser croire qu’il faut demeurer dans l’erreur (quant à la solution du problème principal) pour pouvoir accomplir le but second ! Or, comme nous le rappelle le mathématicien Gabriel Stolzenberg (1988, p. 279), un piège cognitif a la particularité de ne pas être « vu comme tel pour qui se trouve à l’intérieur ». Prenons, par exemple, la prostitution. Supposons que vous croyez que la prostitution « en soi » - même entre des adultes consentants en privé et sous n’importe quelle forme – cause des dommages aux enfants, aux travailleuses du sexe, etc. Ceci est assez proche d’une personne qui est convaincue que toute violence montrée à la télévision fait aussi du tort aux enfants, aux journalistes eux-mêmes, etc. Que se passe-t-il alors si vous acceptez de conserver la criminalisation de la prostitution (pour « protéger les enfants ») en dépit de tous les problèmes que cette criminalisation cause ? Vous oubliez de réfléchir en profondeur sur le problème principal (doit-on envoyer les travailleuses du sexe et leurs clients en prison ?) et vous devenez persuadé que même si cela est une erreur et contraire à certains droits de la personne, cette erreur se justifie et est nécessaire (la seule méthode) pour produire le bonheur de la jeunesse. C’est un piège cognitif.
f)
Le droit criminel face à la misère humaine et aux choix de vie
Revenons alors à notre question : qu’arrive-t-il des dispositifs
juridiques en matière de crimes à double face ?
Comme ces illicites n’ont pas de victime directe au plan phénoménal,
le droit pénal ne voit pas bien sur qui
il frappe sévèrement. Il risque alors de punir la misère humaine : la
prostituée avec une histoire de vie marquée par la misère, l’exploitation
et la violence à son égard; le toxicomane en besoin d’aide plus que de répression;
les jeunes usagers (occasionnels, habituels et dépendants) de drogues diverses
(douces et dures), etc. Et il frappe, au plan phénoménal, les jeunes qu’il
veut justement protéger par la peine au deuxième ou troisième niveau
d’abstraction. Le système se surpasse en paradoxe face à la figure du
toxicomane : il frappe la victime
de son propre acte. Pour emprunter l’expression précise du criminologue belge
Dan Kaminski (1990, p. 180), « l’incrimination de l’usage de stupéfiants
crée le toxicomane comme délinquant » ! Comme le système n’identifie
ni victime ni auteur dans la réalité empirique, les dispositifs du droit
criminel criminalisent et pénalisent les deux à la fois.
C’est pour cette raison que le système pénal, en décidant de
criminaliser et de punir sévèrement les illicites à double face, accepte par
là même de courir le grand risque de frapper fort sur la misère humaine, sur
les options de vie (parmi parfois les plus dramatiques pour les individus, comme
dans le cas de l’avortement) ou sur l’identité sexuelle et sur les victimes
de leur propre comportement. Et cela au nom de la « moralité en tant que
telle » (Hart, 1963; Packer, 1968), de la protection d’un risque imaginé
ou de la protection d’un autre but ou bien juridique valorisé au troisième
niveau d’abstraction, c’est-à-dire assez loin de la réalité empirique et
sans rapport observable direct avec toutes les facettes du problème à l’étude.
En effet, si le droit criminel interdit, par exemple, la vente de
services sexuels entre des adultes consentants, il n’est pas capable de
distinguer, comme dans les illicites standard, entre l’auteur et la victime
pour la simple raison que les deux sont « auteurs » d’un échange
consensuel. Entre eux, il n’y a pas
au moment de l’échange un auteur et une victime. Le problème de la nuisance
pouvant découler de la sollicitation dans la rue pour vendre des services
sexuels peut être résolu par un droit spécial réglementaire. C’est de façon
impropre – ou dans un sens assez différent (deuxième niveau) – que l’on
dit que « l’entourage est la victime ». Certes, cela n’empêche
en rien le droit criminel d’interdire certaines formes d’exploitation de la
misère humaine comme le fait de pousser ou de forcer des enfants à la vente de
services sexuels. Dans ce cas, il protège l'enfant de l’exploitation avec un
moindre risque de frapper simplement sur la misère humaine.
Le droit criminel se rend bien compte que le rapport auteur / victime dans le cas des illicites à double face n’est pas le même que celui auquel il est habitué : il sait qu’il va s’adresser à une « victime » de quelque chose (d’un réseau organisé de prostitution, d’un marché illicite de drogues, etc.) et il définit les illicites de façon à porter sur l’ensemble. Néanmoins, le paradoxe est le suivant : il sait qu’il y a une victime de quelque chose, mais en même temps il ne la voit pas ou il la voit trop vite pour que cela puisse l’arrêter. Quand le système pénal s’est rendu compte qu’en matière de vente de services sexuels il criminalisait « exclusivement » la vendeuse et non l’acheteur, il a redressé cette « inégalité » en punissant les deux[26]. En déclarant la guerre à la « prostitution » dans son ensemble (troisième niveau d’abstraction), il paraît à la fois plus équitable et plus justifié. Car la guerre à la prostitution dans son ensemble peut aussi être vue comme un but pour protéger nos enfants (« raison pour faire »). C’est seulement lorsqu’il observe de façon abstraite, laissant de côté le rapport entre les personnes (car il n’est pas conflictuel), qu’il peut glisser vers une criminalisation de la victime sans paraître cruel et sans s’en rendre compte. Mais paradoxalement, c’est à ce moment même qu’il commet le plus d’erreurs[27].
Le critère 3 : l’autoréférentialité
Le troisième
critère distinguant les deux types d’illicites renvoie au problème difficile
de l’autonomie des individus et au
caractère autoréférentiel de certains illicites. Nous nous contenterons de
faire quelques remarques pour visualiser les grandes lignes de cette question.
Dans les illicites standard, en dépit des différentes façons de
composer avec la situation et de s’auto-persuader, l’acte prend – ou peut
prendre – une signification bilatérale, c’est-à-dire pour l’auteur et
pour la victime. En plus, le caractère problématique ou dommageable de
l’acte envers autrui a plus de chances de ne pas passer entièrement inaperçu
pour la personne qui passe à l’acte que dans les cas des illicites à double
face.
Certes, un
individu peut accorder des préférences à des comportements illégaux qui, à
ses yeux, sont plus acceptables que d’autres (fraudes fiscales, etc.)[28],
développer certains « mécanismes mentaux de neutralisation »
(Matza, 1969) pour justifier sa conduite, etc. Mais, au cours d’un dialogue
franc, il lui est presque impossible d’échapper à la reconnaissance
d’avoir fait (volontairement ou non) du tort à autrui. La « négativité
sociale » (Baratta, 1983) de l’acte a une certaine facticité et
immédiateté qui permettent à celui qui passe à l’acte de se voir au moins
comme étant la « cause » immédiate et rapprochée du tort, indépendamment
du problème de l’acceptation d’une responsabilité subjective intégrale.
Et d’autant plus, si le tort n’est pas un risque contingent et lointain mais
le résultat d’une action que l’individu cherchait à produire (un homicide
intentionnel, une agression, un vol). Même dans la figure juridique de la
tentative, par exemple, un « bout de réalité »[29]
virtuellement inéluctable amenant au tort a déjà commencé à s’actualiser.
Or, lorsque
nous nous tournons vers les illicites à double face, force est de reconnaître
que ceci ne semble pas se produire tout à fait de la même façon. L’individu
peut se voir comme prenant une décision par rapport à lui-même, à sa vie
privée ou professionnelle, sans être obligé de voir cet acte comme causant un
problème aux autres. Selon les circonstances - nous excluons ici le cas du
suicide - il peut même prétendre
que cet acte ne lui fait pas plus de mal que d’autres options légitimes et
disponibles dans la vie sociale (fumer du tabac, consommer de l’alcool,
pratiquer un sport risqué en vue de se procurer des sensations fortes, etc.).
a)
L’absence de méchanceté envers autrui
On peut même aller jusqu’à dire que la méchanceté du rapport à autrui n’est pas présente – ou ne peut pas être inférée à partir du comportement – et n’apparaît pas comme une donnée immédiate de l’expérience vécue pour l’individu lui-même. En effet, il faut beaucoup d’imagination, voire une bonne dose de perte de contact avec la réalité, pour envisager le fait de fumer un « joint » en écoutant de la musique comme une atteinte à autrui ou comme un « crime contre la Société ». L’individu qui passe à l’acte est sans doute parfaitement conscient de la norme qui défend cette conduite. Mais ceci est une autre question : il sait qu’il s’agit d’un acte illicite, mais cela n’a rien à voir avec une « mauvaise intention » envers autrui, ni avec la reconnaissance d’une éventuelle « immoralité » dans l’acte. Il ne peut même pas accepter – et avec raison – un message pédagogique erroné lui annonçant que cela va détruire sa santé[30]. Il aurait plus de raisons de craindre un saut en parachute que le fait de fumer un « joint », voire même du tabac. Une telle norme peut alors lui paraître tout à fait déraisonnable ou pas suffisamment raisonnable pour justifier la portée et la forme répressive qu’elle prend. Comme il n’y a pas de déviance conflictuelle, ni mépris évident de l’autre, ni même nécessairement de soi-même, la décision de passer à l’acte peut prendre pour lui une dimension autoréférentielle forte : être sa façon d’équilibrer son être face à sa propre existence. Dès lors, le rapport à un bon nombre de ces comportements a tendance à s’inscrire de fait dans le « domaine des options de vie non nuisibles à autrui », ou constituant un moindre mal par rapport à d’autres risques ou ennuis de l’existence auxquels tout individu fait de plus en plus face.
b)
Les limites du paternalisme juridique par le droit criminel
Pour la majorité des situations criminalisées par les illicites à double face, l’intention de se faire du mal n’est pas non plus nécessairement présente. Ce fait fut remarqué avec une grande finesse d’esprit par un journaliste belge, Philippe Toussiant (1983), spécialiste des problèmes juridiques et judiciaires[31] :
J’ai personnellement gardé tragiquement à l’esprit une intervention que fit un jour, en quelque sorte off record de l’audience, un éminent magistrat du parquet [représentant du ministère public] pendant le procès de quelques consommateurs de drogues. Il se pencha vers un des prévenus et, un peu comme il aurait voulu lui faire remarquer qu’un des lacets de bottine était défait :
- Psst ! Monsieur ! Monsieur !
L’autre leva la tête, surpris, et le Substitut :
- Vous allez mourir !
Exactement sur le ton du renseignement.
La justification de la répression est dès lors suffisante : elle consisterait à protéger ces malheureux contre eux-mêmes ; à la limite, elle est une assistance à personne en danger de mort.
Nous sentons bien pourtant que ce n’est pas vrai. On assiste quelqu’un qui ne veut absolument pas mourir
[…](Toussiant, 1983, p. 291; c’est nous qui soulignons).
Toussiant
ajoute qu’il n’est pas certain que notre devoir d’intervention dans ces
cas soit aussi clair que celui qui se présente dans les cas plus extrêmes où
nous assistons aux préparatifs d’un bonze voulant se sacrifier par le feu. Il
soulève alors le problème ardu des limites
du paternalisme juridique et, implicitement, des méthodes employées (le droit criminel
et l’incarcération) pour « protéger »
les individus contre eux-mêmes.
H. L. A. Hart,
dans un livre publié au tout début des années 60, avant que les réflexions
sur le problème des drogues soient suffisamment élaborées, a justifié sans
doute un peu trop rapidement le paternalisme juridique[32]
en droit criminel. Il faut dire au bénéfice de Hart que cette question était
marginale dans son étude et qu’il n’avait pas alors la préoccupation
explicite de réfléchir sur les limites de cette justification et sur les
formes (moralement et juridiquement) acceptables de faire une place au
paternalisme en droit.
En effet, Hart
n’a pas tort de prétendre qu’au moins un
certain degré et une certaine forme de paternalisme dans le droit soient
incontournables et légitimes pour pouvoir protéger à l’occasion les
individus contre eux-mêmes. Ceci est un point acquis. Par exemple, on ne peut
pas autoriser la pratique du suicide assisté à la suite de la moindre dépression
où l’individu dit avoir perdu le goût de vivre. Dans la mesure du possible,
on ne va pas non plus permettre aux gens de se suicider sur la place publique
pour manifester leur soutien à une cause politique. De même, on peut légitimement
interdire le duel et les agressions physiques consensuelles qui s’actualisent
en dehors du cadre de certaines activités sportives dûment réglementées,
etc.
Cependant, la méthode
d’intervention pour protéger l’individu contre lui-même ne doit pas être
pour autant la même. On peut imaginer que le droit criminel interdise les
agressions physiques consensuelles (duel, bagarre, etc.) en raison de la présence
d’un rapport violent envers autrui. Mais,
il n’en va pas de même à l’égard de l’individu qui veut se suicider,
s’auto-mutiler ou simplement consommer des drogues pour gérer son existence
ou jouir, sans avoir aucunement l’intention de se faire du mal. Rappelons, en
plus, que certaines drogues illicites font moins de tort que certaines drogues
licites (comme le tabac et l’alcool). Et l’intervention par le droit
criminel est dans ces circonstances encore moins justifiée et justifiable si
elle recourt à l’incarcération et, par-dessus tout, à de longues peines.
Ici, le paradoxe peut atteindre son paroxysme : la « protection »
externe peut faire plus de tort à l’individu que son propre comportement.
Outre ce problème des limites du paternalisme, il y a celui de l’illogisme dans les orientations législatives, un point qui a été vigoureusement soulevé par Caballero (1992, p.18) : le droit criminel a décriminalisé la tentative de suicide et, sauf parfois dans des situations exceptionnelles (justice militaire, par exemple), ne criminalise pas non plus l’auto-mutilation. Et « de façon générale, les comportements à risques en vue de se procurer des sensations sont tolérés par le droit » (ibidem). Or, poursuit-il,
Bien que certains comportements
soient extrêmement dangereux (course automobile, parapente, élastique, etc.),
ils ne sont pas interdits. De même que ne sont nullement interdits le fait de boire
de l’alcool, de fumer du tabac
et de prendre des tranquillisants,
etc. Or, l’alcoolisme, le tabagisme et la pharmacodépendance font chaque année
environ 100 000 morts en France (Caballero, 1992, p. 18-19).
On voit le
problème : jusqu’où peut-on aller pour protéger l’individu contre
lui-même ? Peut-on interdire – et par
une loi criminelle – à un individu de se faire du mal quand il s’engage
dans une activité où il ne cherche pas
et ne veut pas se faire du mal mais plutôt se faire du bien ? Et que
dire si la majorité des gens engagées dans ces pratiques ne se font pas du mal ?
Et que faire si une partie importante du tort qu’ils viennent à se faire découle
davantage des politiques prohibitionnistes qui empêchent un contrôle
individuel et sociétaire sur la qualité du produit et sur la circulation
d’informations justes concernant leur usage ? Enfin, peut-on interdire complètement
une pratique – et punir tous ceux qui s’y engagent
(qu’ils aient ou non besoin d’être protégés contre eux-mêmes) –
parce que certains individus perdent
le contrôle d’eux-mêmes ? Doit-on, par exemple, interdire le risque de
la circulation routière parce que certains individus conduisent en excès de
vitesse et se tuent ? Doit-on interdire complètement le risque de faire du
ski ou de la natation hors des clubs et plages surveillées parce que certaines
personnes représentent un danger pour elles-mêmes ? Et que dire alors de
la consommation d’alcool, etc. ?
La nécessité d’accepter un certain degré et une certaine forme de paternalisme juridique ne constitue pas alors une raison suffisante pour autoriser automatiquement le recours au droit criminel. L’absence d’un rapport conflictuel, de méchanceté, d’intention de se faire du mal, la possibilité de voir ce comportement comme une gestion ordinaire de sa propre existence, etc., ont tendance à disqualifier l’intervention pénale et surtout le recours aux cérémonies et peines dégradantes (Garfinkel, 1956) :
The work of the
denunciation effects the recasting of the objective character of the perceived
other : The other person becomes in the eyes of his condemners literally a
different and new person […] The former identity stands as accidental :
the new identity is the ‘basic reality’. What is now is what, « after
all », he was all along (Garfinkel, 1956, p. 421-422).
Si
l’on rejette aujourd’hui le recours au droit criminel et à l’incarcération
dans le cas de la tentative de suicide, même si l’on accepte le paternalisme
juridique, ce dernier ne peut en aucun cas donner lieu à une intervention répressive
auprès des individus qui ne sont pas un
danger pour eux-mêmes au même sens que ceux qui veulent effectivement se
faire du mal. Le paternalisme juridique démesuré - et sans détermination des
limites concernant les moyens appropriés - s’approche trop des philosophies
totalitaires[33].
Comme le signale aussi W. de Jong (1983 : 283)[34], utiliser une drogue illégale, de même qu’accomplir un travail illégal, n’est même pas vu comme un obstacle pour le consommateur d’héroïne et ce, même si celle-ci est une drogue dure. On peut imaginer la difficulté de voir un « problème » dans la consommation de drogues douces.
c)
L’autonomie responsable de l’individu
Quand un
individu doit prendre alors une décision concernant son existence, et que cette
décision n’est d’emblée ni une agression envers lui-même ni envers
autrui, il devient difficile pour lui de voir et d’accepter que le système de
justice criminelle puisse voir dans certaines situations le risque qu’il prend
(pour en écarter un autre) comme un danger pour tous y compris pour lui.
C’est au
droit, bien sûr, de baliser le terrain, d’établir des conditions et de fixer
certaines limites. Il peut même être souhaitable de ne pas faire avec les
drogues ce que l’on a fait avec le jeu d’argent. Ici, on est passé d’un
extrême à l’autre : du délit criminel à l’autorisation de faire un
« commerce actif » avec une grande publicité aux loteries et
casinos. Certains experts ont déjà envisagé des formules plus ingénieuses axées
sur l’idée d’un « commerce passif »
[35],
où la qualité de la production et la vente sont contrôlées et la publicité
est interdite.
Dans une société
qui accentue le processus d’individuation (Beck, 1986) et qui exige de plus en
plus la responsabilité individuelle, il faut plutôt apprendre à être
autonome. Or, comme l'écrit von Foerster (1981, p. 67), l’individu autonome
est celui qui « règle sa propre régulation ». Certes, ajoute-t-il,
« l’autonomie implique la responsabilité : si je suis seul à décider
comme j’agis, alors je suis responsable de mes actes ». Enseigner et
exiger la responsabilité, c’est différent d’une sorte de paternalisme
clairvoyant qui détermine a priori ce
qui est bon pour tout le monde et qui déploie des peines sévères pour imposer
cette vision.
Bien entendu, rien n’empêche d’interdire par le droit criminel ou par un droit réglementaire quelconque un aspect d’une situation qui peut prendre une forme particulièrement problématique, comme conduire en état d’ébriété. À la limite, on peut interdire certaines conduites sans que cette interdiction soit faite par la loi criminelle ou à l’aide de l’emprisonnement.
d)
L’’individu, la société et le principe de l’optimisation des droits
fondamentaux
Enfin,
soulignons en compagnie de Charles Taylor (1985) que la valorisation d’une
autonomie responsable ne se confond pas avec une doctrine morale ou politique atomiste
ou individualiste. Par là, on entend une doctrine « qui attribue à l’être humain une valeur prioritaire de fin par rapport aux communautés auxquelles il
appartient » (Abbagnano, 1999, p. 554-555). Il faut en quelque sorte
chercher une autre façon d’observer à la fois les rapports individus / société
et les droits fondamentaux entre eux, une façon qui ne soit pas articulée
exclusivement sous la forme d’une confrontation ou d’un choix radical
opposant individu Vs société.
Un des effets
le plus dramatique de cette opposition individu Vs société est qu’elle ne
contribue pas à une évolution du style
d’intervention : c’est-à-dire, la manière par laquelle le système
juridique dans son ensemble et le droit criminel en particulier (style de procédure
et types de sanctions) sont appelés à intervenir. Deux problèmes étroitement
reliés sont présents ici.
Le premier est la tendance à accorder une valeur absolue à un des principes (celui de la protection de la société) au détriment de l’autre (principe de la liberté individuelle instituée), au lieu d’envisager le problème comme une exigence d’optimiser les deux principes de base[36]. Or, comme le signale bien à propos Alexy (1986, chap. 3, I, 2), « les principes sont des normes qui commandent que quelque chose soit réalisée dans la plus grande mesure possible […] Par conséquent, les principes sont des ordres d’optimisation […] ». D’où le fait que :
Il est facile d’argumenter contre
la validité de principes absolus dans un système juridique qui reconnaît des
droits fondamentaux. Les principes peuvent faire référence à des biens
collectifs ou à des droits individuels. Quand un principe se réfère à des
biens collectifs et est absolu, les normes de droits fondamentaux ne peuvent
fixer aucune limite juridique. Par conséquent, jusqu’où arrivera le principe
absolu, il ne peut pas exister des droits fondamentaux (Alexy, 1986, chap. 3, I,
7.2).
Que l’on comprenne bien les implications de l’argument d’Alexy :
si, comme dans le cas des drogues et de la vente de services sexuels, on évoque
un principe absolu de « protection de la société » pour encercler complètement
et réprimer fortement toutes les
conduites concernant ces situations (voir le critère 4), il n’existe plus de
droits fondamentaux en cette matière. Or, du point de vue juridique, cela
signifie que la norme constitutionnelle des droits fondamentaux n’a pas été
respectée parce qu’aucune limite à
l’érosion des droits n’a été fixée : en bonne théorie des
droits fondamentaux, on doit optimiser les deux principes - même lorsqu’on
accorde ponctuellement la priorité à l’un des deux - et non détruire intégralement
l’un des pôles comme s’il n’existait pas. Il n’y a pas de société démocratique
qui peut justifier une telle opération, comme il n’y a pas de société démocratique
qui peut accepter la discrimination de race ou de sexe, en théorie du moins.
Or, comme le rappelle encore plus loin Alexy (1986, chap. 3, III, 2.2.2.3),
D’autant plus l’intervention légale
affecte des expressions élémentaires de la liberté de l’action humaine,
d’autant plus soigneusement on doit pondérer les raisons présentées en
faveur de son fondement face au droit fondamental de liberté du citoyen.
Le deuxième
problème réside dans le recours quasi-réflexe au droit criminel, aux cérémonies
« processuelles » dégradantes et à l’incarcération en raison de
la représentation voisine et culturellement emboîtée d’« ennemi de
tous » véhiculée par le droit criminel des 18e et 19e
siècles (et qui dure encore de nos jours).
Ainsi, si
l’on décide que la Société « a raison » de statuer une
limite, on ne réfléchit plus soigneusement ou sérieusement sur la forme
d’intervention juridique ou même sur le style de l’intervention appropriée
en droit criminel (quelle procédure et quelle sanction). La répression
par l’emprisonnement va immédiatement
de soi. Pour le dire autrement : le droit pénal perd le sens de la limite,
voire de tout idéal moral concernant son propre perfectionnement (Pires, 2001).
Or, il faut
plutôt construire ce que Taylor (1985) appelle un « principe
d’appartenance » (principle of
belonging) qui pense l’importance des droits individuels à travers
l’importance de la communauté et vice-versa : l’un dépend de
l’autre. On doit même oser dire que la société a une sorte de préséance,
si l’on accepte, avec Aristote, que l’individu est un « animal
social » ou, avec le sociologue français Émile Durkheim, que c’est la
société qui constitue l’individu et non l’inverse. L’autonomie
responsable de l’individu ne se confond alors plus avec l’autosuffisance de
l’individu. Mais, de l’autre côté, la préséance de la société, pour
qu’elle ne devienne pas une forme de totalitarisme et puisse favoriser le
processus moderne d’individuation, doit être envisagée comme étant au
service de la création et de la sauvegarde d’un espace d’autonomisation
responsable pour ses membres : la constitution de l’individu responsable.
Et cette préséance ne peut sous aucun prétexte et en aucun cas prendre la
forme d’un principe absolu détournant l’État de droit.
Il existe,
comme nous pouvons le voir, plusieurs représentations du conflit éventuel
entre individu / société, mais certaines de ces représentations sont devenues
aujourd’hui désuètes et irrecevables en bonne théorie du droit. Parmi les
représentations les plus anciennes (18e siècle) et les plus problématiques
se situe celle qui voit le monde juridique comme divisé par une curieuse bulle
papale, à l’image du traité des Tordesillas[37].
À gauche du parallèle, nous trouvons une zone réservée aux droits des
individus. À droite de ce parallèle, nous avons le monde de la Société qui
serait entièrement protégé par la flotte navale du droit criminel, toujours
prête à déplacer la ligne de démarcation du parallèle de façon absolue au
nom de la sécurité de cette Société. Or, il faut mettre fin à ce genre de
« guerre froide » entre individu et société par l’entremise du
droit criminel et de la répression forte. Le principe de l’appartenance est
un principe plus subtil et plus délicat pour les deux faces de la médaille :
c’est un principe du taking care de
l’autre, de « soi-même comme un autre » (Ricoeur, 1990) et de
l’existence de tous et de chacun. On ne peut pas déplacer la ligne sans tenir
sérieusement compte en même temps de l’autre.
C’est pour
cela que la première notion de « défense de la société » portée
par le droit criminel des 18e et 19e siècles n’a plus
de sens dans le cadre d’un principe d’appartenance : ici, on ne défend
pas l’un contre l’autre. On
soutient l’obligation réciproque de
prendre soin l’un de l’autre plutôt que le droit
d’autodéfense[38]. Dans cette optique,
le droit criminel doit encore modifier son autoportrait identitaire : il ne
doit pas être vu comme devant toujours être là et, lorsqu’il sera là, il
ne doit pas l’être nécessairement dans sa forme la plus répressive (i.e.,
avec l’emprisonnement). Il doit à la fois modifier ses méthodes
d’intervenir et trouver une autre façon de concevoir la part de protection du
lien social qui peut lui revenir.
e)
Le concept de risque : la « rationalité du risque » (Luhmann)
et la « société du risque » (Beck)
Concluons ici
en ouvrant une parenthèse pour faire quelques remarques sur le problème
connexe du risque. En effet, aujourd’hui, nous apprenons à nos propres dépens
qu’il n’y a pas de décision non risquée.
Cela constitue une des raisons pour lesquelles le risque n’est pas une
condition suffisante pour justifier une intervention du droit criminel.
C’est une
erreur de voir la décision de fumer du tabac ou de fumer un « joint »
comme impliquant exclusivement un risque de maladie. Non seulement elle procure
aussi certains plaisirs, mais elle peut encore écarter pour l’individu
d’autres risques (de dépression, d’ennui, etc.) encore plus certains. Dans
une de ses maximes, le Cardinal Richelieu disait : « un mal qui ne
peut arriver que rarement doit être présumé n’arriver point.
Principalement, si, pour l’éviter, on s’expose à beaucoup d’autres qui
sont inévitables et de plus grande conséquence » (cité par Luhmann,
1993, p. 12).
Du point de vue
étymologique, le concept de risque garde un rapport étroit avec la notion de décision.
En effet, le mot ‘risque’ apparaît dans la période de transition du Moyen
Âge tardif au début de l’ère moderne (Luhmann, 1993, p. 9) « avec la
conscience que les résultats non anticipés [et indésirables] peuvent provenir
de nos propres activités ou décisions » (Giddens, 1990 : 30)[39].
On peut dire que « les risques concernent des dommages possibles – mais
pas encore réalisés et qui sont plutôt
improbables – qui découlent d’une décision ; c’est-à-dire dommages
qui peuvent être provoqués par cette décision et qui ne se produiraient pas
dans le cas où une autre décision est prise » (Luhmann, 1992/1997, p.
133; notre souligné). « On ne parle de risque – écrit-il – que si et
dans la mesure que les conséquences peuvent être attribuées aux décisions »
(ibidem). Or, cela a conduit à l’idée
erronée qu’il est possible d’éviter tous les risques et de gagner de la sécurité
si nous décidons d’une autre façon. Mais, poursuit Luhmann, le problème est
que « toute décision peut donner lieu à des conséquences non voulues »;
elles sont donc toutes risquées, bien que non par rapport aux mêmes conséquences.
Nous pouvons seulement décider en fonction du type, de la portée et de la
probabilité des dommages (ibidem) que
nous allons accepter comme risque et comme danger. Car « s’exposer à un
danger est un risque » (Luhmann, 1992/1997, p. 134).
Il y a
d’abord une question de fait :
nous prenons des risques à tous les moments que nous décidons, que nous en
soyons ou non conscients. Si nous tenons compte consciemment des risques avant
d’agir, il y a en plus une question de rationalité (du risque) ou de « rational
risk management »[40]. Cela
arrive lorsque nous nous représentons certaines conséquences négatives
contingentes de nos décisions et nous les assumons, tout en essayant de contrôler
les dangers que ces décisions produisent pour nous ou pour les autres (« décision rationnelle
tenant compte des risques »). On voit ici le rapport entre les notions de décision
et de risque. Notez que le risque que
nous allons nécessairement prendre signifie nécessairement un certain danger
(objectif) pour nous. Rester enfermé à la maison pour prévenir le vol dans la
rue constituera un danger objectif d’ennui et de dépression nerveuse.
Certains des risques que nous prenons peuvent s’avérer aussi un danger
objectif pour les autres[41].
Si nous acceptons le projet de construction d’une usine nucléaire dans une
communauté, il y a un danger objectif d’accident pour les gens de cette
communauté et peut-être pour d’autres encore. Mais la non construction entraîne
d’autres risques et peut nous empêcher d’obtenir certains avantages
(davantage d’énergie, plus d’emplois, etc.).
Le paradoxe est
que notre culture valorise le « risque à prendre » au niveau des décideurs
(« qui ne risque rien n’a rien », « the sky’s the limit »,
etc.) et en même temps développe une intolérance radicale au danger produit
par l’autre[42].
Mais on ne peut pas – et on ne doit pas – songer à recourir au droit
criminel pour écarter les risques : il ne peut qu’affirmer et appuyer
certaines expectatives normatives susceptibles de contribuer à la régulation
des conduites.
Trois
chercheurs de l’Université de Toronto (Lazarou, Pomeranz, Corey, 1998) ont
estimé que des médicaments licites correctement
prescrits tuaient en moyenne cent mille personnes par année en Amérique du
Nord. Même si pour des raisons méthodologiques on venait à réduire ce
chiffre de la moitié ou des deux tiers, il n’en illustre pas moins les énormes
pertes humaines qui échappent à tout système de contrôle, y compris
juridique. Or, personne ne pense écarter
ce danger en interdisant les prescriptions médicales, c’est-à-dire les décisions
risquées des médecins ou le « droit à la consommation » des médicaments.
Pourquoi ? Parce que l’on ne voit pas comment cette solution pourrait être préférable
à celle de prendre des risques de façon responsable. Face à ce problème, on
essaiera alors de trouver d’autres solutions, comme un meilleur contrôle de
la qualité des produits, etc. Et on ne pense pas non plus (heureusement) à
attribuer une responsabilité criminelle aux médecins pour avoir pris le risque
d’écrire une prescription correcte en étant conscients que même les médicaments
correctement prescrits peuvent causer la mort.
Il nous arrive d’observer souvent le monde avec la distinction risque /
sécurité à l’esprit. Mais nous
savons en général qu’il n’existe pas de sécurité absolue (Luhmann, 1993,
p. 20 et 28). Or, il y a d’autres manières d’observer qui semblent mieux
rendre compte des choses compte tenu de la complexité croissante de notre
monde. Pour cette vision alternative, la sécurité et les avantages sont présupposés
et recherchés dans toute décision, mais ils constituent plutôt un arrière-plan.
Car il n’y a pas de décision pour être en sécurité (et pour obtenir
certains avantages) sans risque et c’est en prenant des risques que nous évitons
certains dangers (tout en en créant d’autres). En ce sens, la
notion de risque s’oppose plutôt à celle de danger (Luhmann, 1993, p. 21)
En effet, on
peut dire qu’il nous arrive aussi souvent d’observer le monde avec la
distinction « risque / danger » en tête. Notez que nous ne pouvons
pas penser en même temps risque et
danger et que ces deux façons de voir ne produisent pas sur nous le même
effet. Lorsque nous pensons « danger », notre univers de décision
se rétrécit car nous avons tendance à nous arrêter, à nous retirer de
l’action. En revanche, lorsque
nous pensons « risque », notre champ d’action s’élargit et
notre marge de liberté de décision augmente. Car nous avons tendance à
« prendre distance » des résultats non voulus pour décider en
fonction de l’estimation de notre capacité de maîtriser les risques (que
cette estimation soit entièrement illusoire ou selon les paramètres
usuellement acceptés). Un des
avantages d’observer le monde avec la distinction risque / danger plutôt
qu’avec la distinction risque / sécurité, c’est qu’il devient absolument
clair pour nous qu’on ne peut pas éviter des risques lorsque nous décidons
d’une quelconque façon (Luhmann, 1993, p. 28). Nous pouvons alors dédramatiser
les risques et mieux comprendre la complexité des décisions des autres (ce qui
ne signifie pas que l’on doive les accepter nécessairement).
Cette manière de raisonner (risque / danger) est distincte de la simple
rationalité conséquentialiste axée sur les coûts et bénéfices d’un résultat
final (bénéfice / coût final). Considérez, par exemple, le sport extrême.
Si l’athlète pensait en termes d’une rationalité conséquentialiste
classique (coût / bénéfice du résultat final possible), il ne s’engagerait
pas dans une descente de ski objectivement dangereuse, car quelques minutes de
plaisir ne compensent pas la mort ou la blessure grave. Si, par contre, il
raisonne en termes de risque / danger, sa marge de « liberté »
augmente car il ne s’arrête pas devant la simple possibilité de la mort ou
de l’accident : il évalue sa capacité, ses chances et son goût de
s’engager ou non. S’il conçoit la descente comme un danger
pour lui, sa tendance est de s’abstenir ; en cas contraire, il prend sa
chance. La rationalité du risque donne plus de flexibilité à des individus
différents : où l’un s’arrête, l’autre s’engage. Car si
l’individu met l’accent sur le risque, il est poussé à oublier les
dangers; si, au contraire, il met l’accent sur le danger, il oublie les
avantages que la décision risquée peut lui procurer (Luhmann, 1993, p. 24).
Ceci s’applique, bien entendu, aux décisions de fumer du tabac ou une drogue
douce, de consommer de l’alcool ou plus ou moins de nourriture grasse, etc. Si
l’on ne comprend pas cela, on a tendance à voir ces décisions – comme
celle de s’engager dans un sport risqué – comme purement irrationnelles,
alors qu’elles sont prises, au contraire, dans le cadre de la rationalité
dominante à notre époque : nous vivons dans une « risk-oriented
society » (Luhmann, 1993, p. 28).
Bien que le mot risque commence à devenir répandu au 16e siècle,
Ulrich Beck (1986)[43] a raison de réserver le
concept de « société du risque » pour désigner « une phase
d’évolution de la société moderne ». Cette nouvelle phase passe,
selon lui, par deux stades. Le
premier stade commence après les années 1950 avec l’implantation du complexe
« industriel-militaire » d’après-guerre; et, le deuxième, après
les années 1970 (en prenant l’Allemagne comme point empirique de référence),
avec la thématisation et le débat public sur les (nouveaux) risques.
On peut dire que la rationalité du risque est plus ancienne.
Nous avons tendance à la situer comme étant déjà la manière
dominante de penser à partir de la deuxième moitié du 19e siècle.
À partir de ce moment, nous pouvons parler d’une « risk-oriented society », au sens de Luhmann, mais il y
a sans doute un saut qualitatif majeur après les années 60 et 70.
Bref, on peut dire que la « rationalité du risque »
(Luhmann) change d’échelle avec l’avènement de la « société du
risque » (Beck).
Pour mieux voir
la différence entre ces deux formes de penser
pour agir (conséquentialiste finale / risque) il faut noter ce qui suit.
Dans la rationalité du risque, nous faisons, le cas échéant, deux évaluations :
une antérieure et une autre postérieure au dommage lorsqu’il survient
(Luhmann, 1992/1997, p.134). Dans l’évaluation postérieure, nous révisons
notre première décision pour voir si, en dépit du dommage, les risques acceptés
étaient ou non raisonnables. Si nous jugeons qu’ils étaient raisonnables,
nous regrettons le dommage mais nous ne regrettons pas la décision de les avoir
acceptés. Car nous avons considéré d’avance la possibilité que le résultat
non désiré se produise et nous maintenons la conviction que cette possibilité
était dérisoire ou maîtrisable. Alors le risque apparaît dès le début
comme une contingence et l’actualisation du danger comme un événement
malheureux qui ne remet pas en question la décision rationnelle d’avoir
entrepris l’action. Nous pouvons nous dire à nous-mêmes et aux autres
qu’au moment où nous avons pris cette décision, nous avons bien tenu compte
de l’effet indésirable et l’avons bien pondéré. La décision était et
demeure « bonne », malgré l’actualisation de la « mauvaise
contingence ». Ainsi, un accident dans une usine nucléaire construite après
un calcul des risques ne remet pas nécessairement en question cette décision
pour ceux qui l’ont prise. Celui qui voit la décision de l’extérieur peut
trouver la construction de l’usine un danger inacceptable, mais les décideurs
déplorent le résultat comme une fatalité, sans avoir à regretter leur décision.
En revanche, si dans notre évaluation rétroactive de la décision nous jugeons
qu’elle a été « risquée » ou « trop risquée »,
nous pouvons éprouver ce que la science administrative appelle un « postdecisional
regret » (Luhmann, 1992/1997, p. 134).
Or, d’un
point de vue culturel, Luhmann semble dire que nous sommes passés d’une société
qui met l’accent sur le danger à une société qui met l’accent sur le
risque. Dit d’une autre façon : il y aurait eu passage d’une « société
du destin » avec une vision du monde axée sur la prédétermination des
choses, sur la fatalité, et sur une rationalité qui n’élargit pas notre
champ d’action, à une société où la rationalité du risque deviendra
chaque fois plus prégnante. Nous pouvons ajouter qu’aux 18e et 19e
siècles on assiste à la dominance d’une rationalité centrée sur la
valorisation des conséquences finales comme critère de décision rationnelle
dans certains secteurs de la vie culturelle et que la rationalité du risque
sera particulièrement valorisée après les années 60. Le tableau 4 résume
ces deux formes d’observer le risque et le monde.
Le critère 4 : les libertés (fondamentales)
instituées
Un autre critère
important sépare les eaux entre les illicites standard et les illicites à
double face. Il concerne la notion de
liberté en tant que bien juridique institué (et non seulement protégé).
Visualisons
d’emblée - peut-être de façon
un peu brutale - cette différence. Lorsque quiconque vole un bien, cette
personne ne peut pas évoquer un « droit constitutionnel » à la
liberté de voler, soit-il avec délicatesse et modération. Cette prétention
serait vite écartée comme absurde. Et il serait encore plus absurde
d’imaginer le scénario d’un individu qui s’adresse au tribunal pour lui
demander d’exiger de son voisin qu’il laisse la clé de sa maison dans la
serrure afin que le prétendant puisse exercer une sorte de ‘liberté de
vol’ garantie par les chartes. Mais, dans les sociétés avec droits
fondamentaux, ce genre d’argument n’est pas absurde pour les illicites à
double face. En effet, on peut aisément
concevoir une personne qui demande au tribunal de lui reconnaître la liberté
instituée dans les chartes de fumer un joint chez lui, le droit de pouvoir
pratiquer ou subir un avortement, etc. Que se passe-t-il alors entre ces deux
groupes d’illicites ? Pourquoi dans un cas cela paraît-il absurde et non dans
l’autre ?
Compte tenu de
la difficulté à exprimer cette idée, nous allons introduire une image pour
toucher au cœur de la question, mais elle ne doit pas être prise tout à fait
littéralement. Disons, pour commencer, que le vol, l’homicide, la fraude, la
destruction volontaire de biens, etc., ne prennent ni racine ni naissance dans
une sorte de liberté instituée ou
constituée par le droit mais, au contraire, sont - pour ainsi dire - une
sorte d’envers ou de verso des
droits ; ces comportements sont des interdits d’un droit. Imaginez deux
« couches de droit » superposées. Dans la première couche, vous
avez un droit et un illicite correspondant. Par exemple, le droit à la propriété
et (entre beaucoup d’autres choses) l’interdit de voler. Ceci formerait la
première couche. Puis vous avez une deuxième couche où on vous accorde un
droit d’un type un peu différent parce qu’il a le statut de droits
fondamentaux. Or, ces libertés et ces droits sont plus susceptibles d’avoir
à négocier leur place et leur portée avec d’autres droits attribués à
d’autres individus ou à l’État comme tel. Par exemple : la liberté
de jouir d’une vie privée ou d’un contrôle de son propre corps, la liberté
de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui, etc. Dans cette deuxième couche,
certaines libertés sont des « droits-libertés » corrélatifs au
moins d’une certaine obligation virtuelle de la part de l’État de ne pas
interférer ou d’interférer le moins possible[44]. C’est à ces « droits-libertés »
au sens fort du terme que nous nous référons lorsque nous parlons de libertés
instituées.
Pourquoi cette
image ne doit-elle pas être prise trop littéralement ? Parce qu’on peut
voir, par exemple, le droit de propriété comme une limitation à l’exercice
du droit d’aller et venir ou du droit de prendre possession de ce qui
n’appartient à personne. À ce niveau, un droit est toujours en rapport avec
un autre droit (dans les sociétés complexes comme la nôtre). Mais ce fait
n’annule absolument pas la valeur théorique et empirique de la distinction.
On ne voit pas une association de voleurs (ou de tueurs professionnels) créer
une charte crédible de droits pour eux ni aller devant les tribunaux, alors que
les travailleuses du sexe ont créé une telle charte et que les illicites à
double face sont souvent contestés devant les tribunaux au nom des libertés et
droits institués. On touche donc ici à quelque chose de fondamental.
Dans le cas des
illicites standard, on peut dire, comme l’ont fait les premiers philosophes,
que la norme introduit une limite dans la liberté naturelle des individus, c’est-à-dire dans une liberté telle
qu’elle existerait dans un « état de nature » hypothétique ou
dans une société imaginaire « sans droit » (ce qui empiriquement
n’existe pas). Par exemple, dans une telle société, il n’y aurait pas eu
de norme interdisant de tuer ou de voler. Ces normes apparaissent alors comme
une limite à la liberté naturelle d’agir. L’image qui nous intéresse ici,
c’est celle d’une loi qui va être créée dans un territoire sans loi, un no
man’s land. Cette loi ne restreint
aucun droit préalable, puisqu’il n’en existe pas encore : elle
limite ce que Kant appellerait la « liberté sauvage » d’agir[45].
La norme « il ne faut pas voler » ne vient pas limiter une
quelconque liberté instituée de
voler, mais protège plutôt le droit
institué d’avoir des biens. Dans la vision classique, la loi interdisant le
vol limiterait simplement la liberté
sauvage (qui préexisterait au droit qui, lui, va instaurer la « vraie
liberté » du point de vue du droit, soit la liberté juridique)[46].
En revanche,
dans le cadre des illicites à double face, nous faisons face à la restriction
d’une liberté qui est instituée par les droits fondamentaux, c’est-à-dire
une liberté qui est constituée comme telle par le système juridique lui-même
et qui peut soulever des débats de société. D’où les deux questions
suivantes : doit-on employer le droit criminel pour limiter ces droits (à
double face) ou simplement, le cas échéant et avec des limites claires,
utiliser une autre forme de droit ? Et, si l’intervention pénale est acceptée,
doit-on autoriser le recours à l’emprisonnement à l’égard d’un
comportement dont la valeur juridique est au moins en principe reconnue comme
telle ?
Il suffit pour l’instant de souligner que les illicites à double face posent un problème beaucoup plus sérieux à la limitation de la liberté que les illicites standard. Car nous touchons ici à une liberté qui est proclamée à haute voix par les chartes et qui est un produit fort du droit démocratique moderne. On peut se demander si le droit qui limite cette liberté instituée ne devrait pas être plus parcimonieux et moins répressif[47].
Le critère 5 : la composante / dépendance
cognitive forte
Avant de faire
des observations plus systématiques, commençons par une première
approximation, plus dégagée, visant à élucider ce critère.
Lorsque nous regardons le domaine des drogues, nous constatons une foule de recherches pharmacologiques ultra-spécialisées essayant de déterminer la nocivité réelle des substances et comparant ses effets avec ceux d’autres substances (l’effet de l’alcool ou de la cigarette, par exemple, avec l’effet de la marihuana). Nous voyons aussi une tendance à concevoir et à traiter le problème global des drogues comme si tout était pareil et à ne pas reconnaître cognitivement qu’il existe des situations internes très diverses dans cette problématique. Enfin, nous constatons une grande quantité de stéréotypes qui portent, entre autres choses, sur la nature des individus censés « prendre de la drogue », sur les rapports entre la criminalité et la drogue, etc. [48]
Quelque chose
de semblable existe par rapport à la prostitution. En effet, il n’est pas
possible de justifier la répression criminelle du commerce du sexe en se référant
exclusivement à ce que font les travailleuses du sexe et leurs clients. Car il
s’agit d’une déviance consensuelle ou non conflictuelle entre les parties :
le « tort » que certains s’efforcent d’y voir ne ressort pas
directement de l’interaction sociale ou des relations comme dans le cas d’un
vol ou d’une agression. On constate également un grand nombre de stéréotypes
sociaux qui ne portent pas seulement sur les travailleuses du sexe ou sur la
prostitution même, mais aussi sur les « raisons » pour continuer de
mettre en prison et la travailleuse du sexe et son client[49].
Un dernier
exemple. Lorsque nous commençons à regarder certaines situations qui sont
criminalisées comme pouvant relever d’une « maladie » ou de la
compétence du système de santé, nous développons souvent une approche moins
répressive face à cette situation. On a observé cela depuis longtemps par
rapport à l’avortement, aux drogues, au suicide, etc. (Schur, 1965, p.
178-179). De même, au fur et à mesure que les mendiants et vagabonds « ont
glissé vers la sphère de l’assistance », ils ont quitté « progressivement
– mais pas définitivement – celle de la répression » (Damon, 2002,
p. 126). Cela veut dire qu’une connaissance
savante ou sérieuse du phénomène (entre autres choses) peut non seulement
modifier notre attitude face à la loi pénale, mais également face à toute
autre forme d’intervention juridique coercitive.
Si nous nous
tournons maintenant vers les illicites standard, cette situation où la
connaissance semble jouer un rôle-clé pour fonder ou pour modifier
radicalement notre façon de se placer devant
la criminalisation du comportement par la loi même (ou par rapport à la légitimité
globale de l’intervention pénale) ne paraît pas exister. Et quand elle
existe, elle ne se présente pas tout à fait de la même façon.
Prenons
d’abord le cas de l’homicide. Nous ne voyons pas beaucoup de recherches
comparant une forme de tuer avec une autre afin de savoir laquelle des deux est
la plus nocive pour la victime et laquelle ne produit aucun mal. Certes, il y a
des recherches, par exemple, comparant les morts par accident de travail avec
les morts par homicide criminel standard. Ces recherches laissent voir que la
première forme cause plus de pertes que la deuxième. Elles montrent que ces
pertes sont dues dans quelques occasions au non respect patronal des normes de sécurité.
Elles indiquent aussi que la justice criminelle est remplacée par d’autres
formes d’intervention juridique et de compensation, ce qui exclut le recours
au crime de négligence criminelle. Mais ces recherches ne soutiennent pas la décriminalisation
de l’homicide standard ni ne prétendent que celui-ci n’est pas dommageable
ou qu’il relève d’un « choix de l’individu » qu’il faut
respecter.
Il existe aussi
sans doute une série de stéréotypes sur les « meurtres en série »,
etc. Ils affectent notre manière de nous placer face à ces cas et de concevoir
les peines. Si nous voyons ces meurtriers comme des « malades »,
nous sommes aussi portés à leur accorder un traitement psychiatrique. Mais
cela n’affecte en rien le fait que la nature de la déviance (le fait de tuer)
continue à être perçue comme un tort et comme une situation clairement négative
ou déplorable. Et la légitimité d’une intervention juridique face à cette
situation reste claire, que ce soit pour autoriser un internement forcé dans un
hôpital psychiatrique pour une longue période.
La figure du
vol (ou de la fraude) est différente de celle de l’homicide parce que,
d’une part, la nature du dommage est qualitativement
différente et, d’autre part, elle peut être décomposée en des situations
allant d’un tort presque insignifiant jusqu’à des cas beaucoup plus
significatifs. On peut alors aisément être favorable à une régulation
sociale à l’amiable ou purement spontanée de certains cas lorsque cela est
possible (retour de la marchandise, une somme d’argent donnée à un marchand
à la suite d’un vol à l’étalage,
etc.). On peut aussi vouloir mettre sur pied dans certaines situations une autre
forme de régulation juridique moins « stigmatisante » que le
tribunal criminel (par exemple, une cour de petites créances, etc.). On peut,
enfin, vouloir modifier les sanctions dans le Code criminel pour interdire, dans
un grand nombre de cas, le recours à l’incarcération ou encore pour le
rendre particulièrement difficile[50]. Mais, on continue à
penser que ce comportement est inacceptable et agaçant même dans ses petites
formes. Il est sans doute plus facile d’accepter que nos enfants fument du
tabac ou boivent de l’alcool – même si cela peut nous inquiéter - que de
les voir pratiquer ici et là des petits vols insignifiants. On trouve qu’il y
a dans le vol pour le moins une forme d’incivilité à l’égard de laquelle
il convient de réagir d’une façon ou d’une autre, et ce même si le style
de la réaction change. Face au
vol, on veut toujours affirmer l’expectative normative qui dit que « cela
ne se fait pas ».
Dès lors, on
trouverait ridicule une proposition visant à réglementer la « profession
du vol à l’étalage », par exemple. Mais notez que l’on ne trouverait
pas ridicule ou absurde – en tout
cas, pas dans le même sens du mot – la proposition visant à rendre la
prostitution une pratique professionnelle acceptable et réglementée[51].
Et on ne voit pas de raisons particulièrement contraignantes pour aller
demander aux chercheurs si le vol est nocif pour la santé ou regrettable et
dommageable du point de vue des rapports sociaux. On voit bien alors que –
malgré toutes les différences avec l’homicide – le vol demeure aussi très
différent des illicites à double face du point de vue de son rapport
à la connaissance.
Bref, dans les illicites standard, comme on le dit couramment, « on ne demande pas à la science de nous dire si le ciel est bleu ». En d’autres termes, on ne demande pas aux savoirs de nous informer s’il y a tort ou s’il y a conflit entre deux parties et l’évolution du savoir crédible est moins susceptible de mettre en cause le contenu même de la norme, c’est-à-dire le message moral que porte ce genre de norme. Certes, le savoir peut interroger et mettre en cause éventuellement la gestion sociale et institutionnelle d’une norme avec un contenu moral (illicite standard), voire le type de régulation normative choisi (droit criminel / autre forme de régulation). C’est justement sur ce point qu’une ligne de démarcation se dessine séparant d’une part les illicites standard et, d’autre part, les illicites à double face (ainsi que certains autres illicites qui ne sont pas à double face mais qui sont aussi fortement dépendants de la connaissance vraie ou erronée que nous portons sur eux).
a)
Le rôle des méprises cognitives dans le fondement de certaines lois
criminelles
Faisons
maintenant des observations plus systématiques. Schur (1965), dans son analyse
des illicites concernant les drogues,
l’homosexualité et l’avortement, a fait un constat empirique d’une grande perspicacité.
Il a observé que quelque chose d’anormal se produit en connexion avec ces
situations (que nous appelons des illicites à double face et qu’il a
conceptualisées comme des « crimes sans victime »).
Malheureusement, il n’a pas suffisamment valorisé ce constat d’un point de
vue théorique[52].
Nous allons tenter de le faire ici - de façon exploratoire et provisoire - en
rappelant néanmoins le point de départ de Schur qui demeure « clé »
pour saisir la compréhension globale du problème. C’est en quelque sorte son
point de départ que nous avons présenté et développé à notre façon dans
l’introduction à ce critère.
Schur (1965, p.
175) a présenté ce constat empirique par la négative, comme nous
l’observons directement dans les situations qu’il a étudiées : ces
trois cas d’illicites, écrit-il, « sont au moins partiellement fondés sur des méprises [cognitives] vitales sur la nature du
comportement déviant »[53]
(notre souligné). Schur reconnaît sans difficulté que « les notions stéréotypées
ne sont certainement pas le seul appui
aux réactions existantes à l’égard de ces problèmes ». Mais,
ajoute-t-il, « la prédominance des notions trompeuses est ahurissante, et
il est particulièrement intéressant de noter que dans les trois cas l’information
sur les aspects relativement sans tort de la déviance n’a pas reçu une
attention généralisée » (ibidem,
souligné dans l’original).
Afin de déplacer peu à peu ce constat empirique au plan d’un énoncé théorique, retenons-le pour l’instant dans sa formulation négative, mais en modifiant cette dernière comme suit : il semble bel et bien y avoir des illicites dont la criminalisation (création d’une loi pénale) dépend ou se fonde sur des méprises vitales sur la nature même de la déviance.
b)
Trois énoncés théoriques sur le fondement des lois criminelles
Que se
passe-t-il alors dans les cas de certains illicites à double face (et
probablement aussi dans le cas d’autres normes dépendantes de la
connaissance) ? Est-il possible que certaines normes de comportement aient –
ou viennent à avoir - une sorte de dépendance particulière
d’une mauvaise ou bonne connaissance
rationnelle, savante ou scientifique pour
conserver leur statut d’illicite criminel ? Et si oui, comment
s’exprime-t-elle ?
Nous allons décomposer notre conjecture en trois énoncés théoriques distincts. Pour le moment – et dans le cadre de ce travail – nous allons circonscrire la validité de ces énoncés exclusivement au système juridique des sociétés occidentales à partir de la deuxième moitié du 18e siècle :
- Certaines normes de comportement (homicide, vol, etc.) ont une dépendance cognitive faible ou n’ont pas besoin d’une composante cognitive (rationnelle, savante) forte (même lorsque celle-ci semble exister) pour appuyer leur bien-fondé en termes de création d’un illicite criminel. Tel est le cas de l’homicide, des agressions sexuelle et physique, du vol, de la fraude, de la destruction volontaire de la propriété, etc. (illicites standard purs ou immaculés). Le fait que ces illicites soient enracinés dans des rapports conflictuels (stabilisés par le système social) est suffisant pour les rendre moins dépendants du savoir lorsqu’il est question de les criminaliser. Pour faire image, on peut dire que la racine du bien-fondé de ces illicites se trouve dans la déviance conflictuelle au niveau des rapports sociaux concrets. Ces « racines » sont, pour ainsi dire, « tournées vers le bas ».
- D’autres normes de comportement sont fondamentalement dépendantes d’une composante cognitive (rationnelle, savante) forte – erronée ou vraie – pour être sélectionnées et conservées comme illicites criminels donnant lieu à des peines sévères à l’égard des déviants. Le sort de leur bien-fondé ou de la justification pour criminaliser et pour déployer des peines fortes s’appuie sur une connaissance rationnelle ou savante portant sur les « raisons ou buts pour incriminer » et en dépend en bonne partie. La modification ou la mise en cause du savoir est une condition suffisante pour ronger fondamentalement le bien-fondé de la norme et justifier soit son abrogation soit encore le recours à d’autres formes de régulation juridique moins répressives. En un certain sens, les rapports sociaux concrets entre les individus n’ont pas besoin de se modifier pour que cela se produise. Pour faire image, on peut dire que les racines de ces illicites se trouvent dans des savoirs dits « sérieux »[54], au plan des connaissances (niveau culturel). Ces « racines » sont, pour ainsi dire, « tournées vers le haut ».
- Les illicites à double face sont, en règle générale, des normes de comportement à composante ou dépendance cognitive forte (drogues, jeu d’argent, prostitution, homosexualité, sodomie, vagabondage et mendicité). Cependant, gardez à l’esprit qu’il existe des normes de comportement à dépendance cognitive forte qui ne sont pas des illicites à double face tels qu’ils ont été caractérisés ici[55] et qu’il peut exister des illicites à double face qui n’ont pas nécessairement une dépendance cognitive forte (comme l’avortement).
Le tableau 5 illustre l’orientation renversée des fondements pour les illicites standard et les illicites à double face.
Ce critère théorique est fondamental. Car, tout d’abord, il indique la présence
de deux sortes différentes de fondement dans les normes de comportement (en
droit criminel) : les normes qui sont
axées sur – et ont comme bien-fondé – une interaction conflictuelle et
celles qu’à défaut de ce type d’interaction s’appuient sur l’état
des savoirs sérieux (dépendance cognitive forte). Ce résultat s’appuie
et s’approche de celui obtenu par Hart (1963), mais élargit sa portée théorique.
Le fondement de certaines normes en droit criminel n’est pas donné (ou enlevé)
seulement par la pure moralité, mais aussi par d’autres sortes de savoirs
(religieux, scientifique, etc.). Deuxièmement, ce critère suggère peut-être
l’existence de deux sortes de normes de comportement : celles dont la
naissance, la validité interne et la durée de leur existence sont fortement dépendantes
de l’état des savoirs sans égard aux interactions sociales concrètes entre
les individus et celles dont tout cela dépend davantage des interactions
sociales concrètes et de notre façon de concevoir la régulation des conflits
observés. Il y aurait alors une durabilité et une stabilité différentielles
entre les normes à cause de leur type de fondement.
c)
Les deux pôles contrastés des illicites criminalisés
Rappelons que ce critère de distinction théorique, en tant que tel, est indépendant des crimes à double face, et ce même s’il contribue à les identifier empiriquement. Cependant, les deux groupes d’illicites – standard et à double face – demeurent les deux pôles extrêmes du continuum. Le tableau 6 représente l’hypothèse théorique de la démarcation des deux sortes de normes de comportement selon le rôle joué par la connaissance et l’hypothèse de la constitution des deux cas types radicalement contrastés. Le rectangle avec les points d’interrogation indique la place où se situent les normes ou situations appartenant à la zone grise, c’est-à-dire celles qui ne sont ni standard ni à double face. Bien entendu, pour cela il faut que l’hypothèse du continuum se maintienne. Enfin, la flèche oblique pointillée allant de normes cognitives faibles aux illicites à double face montre qu’exceptionnellement, un illicite à double face peut venir à avoir une norme avec composante cognitive faible ou plus faible.
d)
Le processus de création d’une loi pénale, de décriminalisation et de réforme
du style pénal
Généralement
et jusqu’à présent, dans le processus de création d’une loi criminelle,
on ne porte pas attention aux différences qui peuvent exister dans le bien-fondé
des normes de comportement. Dès lors, les deux grands types d’illicites
(standard et à double face) peuvent se présenter au départ d’un processus législatif
de criminalisation (création d’une loi criminelle) comme s’ils étaient une
évidence même et comme s’ils avaient la même nature. Nous ne voyons pas
alors la plus grande fragilité de certaines normes par rapport à d’autres.
C’est-à-dire, nous ne pouvons pas voir que certaines propositions visant à
créer une loi criminelle ne répondent pas – comme dans le cas des illicites
standard – aux conditions minimales requises pour criminaliser. En effet, les
situations à double face ne se prêtent prima
facie ni au droit criminel ni (et moins encore) au recours à l’incarcération.
D’un autre côté,
il faut garder à l’esprit qu’il existe une grande variété d’options
lorsque nous envisageons de décriminaliser une action qui ne répond pas bien
aux conditions requises pour la criminalisation. Illustrons quelques grandes
lignes des options de décriminalisation et de réforme du style
d’intervention du droit criminel[56] :
(1) On peut,
par exemple, abolir complètement le caractère normatif que nous avions attribué
à une situation, à un comportement ou à certains aspects d’une situation,
c’est-à-dire accepter désormais cette situation comme une expectative
d’ordre cognitif (« il y a des gens qui font ceci et des gens qui font
cela »). Certes, rien n’empêche d’avoir ici des préférences pédagogiques
ou personnelles à l’égard de certains choix. On peut donner des conseils,
faire des recommandations, donner des renseignements, etc.
(2) On peut
aussi garder la norme comme une simple norme morale pour nous-mêmes. Par
exemple, un individu peut juger ceci : « il est mal d’avorter, mais
il ne convient pas de criminaliser cette pratique pour telle ou telle autre
raison ». Ici, la norme de comportement (ou quelques aspects de la
situation) sort du système juridique mais ne sort pas du système moral. Les
parents n’ont pas besoin d’un code criminel pour éduquer leurs enfants, ce
que nous oublions trop souvent. Et les experts de la santé n’en ont pas
besoin non plus pour traiter ou aider leurs patients. Ce qui ne signifie pas que
l’on n’a pas besoin du système juridique comme tel pour encadrer leur
pratique professionnelle à certains égards.
(3) On peut également
conserver la norme dans le système juridique, mais choisir un autre sous-système
juridique (qui ne soit pas le droit criminel) pour l’affirmer. Par exemple, le
droit civil ou un droit coercitif ou administratif spécial sans possibilité de
recourir à l’emprisonnement et avec d’autres normes de procédure. Nous
modifions alors le statut juridique de la norme, de même que la manière par
laquelle elle sera imposée. Cela arrive lorsque nous avons appris quelque chose
de nouveau ou d’inconnu sur la nature de la déviance ou sur le fonctionnement
et les coûts sociaux du système de justice criminelle. Dans ces cas, notre façon
précédente d’affirmer la norme ne nous paraît plus justifiée, acceptable
ou compatible avec d’autres valeurs humaines et morales qui nous tiennent à cœur.
(4) On peut
vouloir garder la norme (ou la régulation de certains aspects du problème)
dans le sous-système de la justice criminelle, mais modifier la façon par
laquelle le droit criminel traite ce problème. Dans cette hypothèse, il ne
s’agit pas de décriminalisation mais d’une réforme interne du droit
criminel. Bref, on veut rester dans le droit criminel mais modifier son style
d’intervention. On peut alors changer la procédure pénale, le choix des
sanctions, créer des tribunaux séparés (comme nous l’avons fait pour les
jeunes) pour intervenir de façon clairement différente (avec une autre
philosophie). Nous pouvons aussi tout simplement éliminer le recours à
l’emprisonnement (au moins pour certains cas).
Le point important à retenir est que tous les illicites à double face auxquels ce critère s’applique présentent certains problèmes particuliers. (i) Ils ont un fondement endogène plus précaire, plus idéologique ou plus fragile parce qu’ils ne sont pas ancrés dans une déviance conflictuelle concrète et parce que les normes ne sont pas assez détachées de certaines formes de connaissance (purement morale ou religieuse) ou ne sont pas suffisamment indifférentes à la connaissance des faits. (ii) Ils sont alors plus sujets à un processus de sélection de la connaissance disponible et de la valeur effective de la connaissance que nous sélectionnons ou dont nous disposons à leur égard à un moment donné. Cela veut dire que l’examen critique et sérieux de la connaissance devient capital. (iii) Ils sont virtuellement plus polémiques et sujets à débat public à un moment donné et, aussi, susceptibles de se fonder sur des méprises culturelles ou cognitives majeures. Tout cela fait que, dans une société démocratique marquée par un processus d’individuation responsable, leur criminalisation est toujours surprenante et aventureuse, et particulièrement si l’on autorise l’incarcération avec des peines maximales élevées. Il convient alors de réfléchir soigneusement avant de s’engager sur cette voie (ou encore au moment de la repenser).
e)
La question du consensus
Pour clore nos remarques sur ce critère, notez que la distinction
fondamentale ici est entre la dépendance / indépendance des normes vis-à-vis
certains savoirs spécifiques et non entre consensus / dissension (ou « dissensus »).
On peut dire, en exagérant sans doute les termes, que la distinction est entre
une « stand-alone norm »
et une norme fortement dépendante de notre adhésion à un savoir spécifique.
D’un point de
vue théorique (et « des raisons pour connaître »), la distinction
consensus / « dissensus » est un simple critère accessoire et
contingent : une sorte de critère de surface. Pourquoi ? Parce que
lorsque nous sommes dans une « période de consensus » et que nous
partageons ce consensus, nous ne pouvons pas observer à l’aide de cette
distinction la fragilité endogène
des normes de comportement à composante ou dépendance cognitive forte. En
effet, le « dissensus » peut ne pas exister à un moment donné, être
précaire et marginal ou encore être puissant mais ignoré, voire rejeté, par
les systèmes politique ou juridique. Cela limite énormément l’efficacité
théorique du critère : car la distinction consensus / « dissensus »
ne nous permet de voir le problème dans les normes qu’après qu’il existe un « dissensus » et, encore ici,
tout va dépendre de notre façon de l’évaluer ou de le prendre ou non au sérieux.
Le « dissensus » prend plus de temps pour se manifester et s’organiser, en plus de beaucoup d’énergie au plan de la mobilisation sociale. Il est aussi extrêmement dépendant de la capacité des forces d’opposition de « briser ou percer les stéréotypes » et les fausses connaissances qui sont prises pour vraies. Il doit aussi être accepté par le sous-système social qui contrôle la régulation du problème ou par plus qu’un sous-système à la fois (par exemple, les systèmes politique et juridique). Le « dissensus » peut rendre visible le problème, motiver le changement, etc., mais il n’indique pas précisément la source théorique et factuelle de ce problème. En revanche, à l’aide de la distinction déviance conflictuelle / savoir sérieux, nous pouvons, du point de vue de la connaissance, identifier la fragilité du fondement de la norme, et cela même si nous partageons la croyance exprimée dans le savoir qui soutient la norme. Et nous pouvons anticiper que la transformation du savoir peut mettre en cause la norme de comportement. Cela a le grand avantage d’inviter d’avance à une plus grande sagesse dans la régulation juridique ou sociale envisagée. Mieux vaut prévoir les catastrophes lorsqu’il s’agit de brimer les droits fondamentaux à l’aide du droit criminel et de l’emprisonnement[57]. C’est pour cette raison que nous attachons au consensus une importance moindre que celle qu’on lui accorde généralement.
Critère 6 : l’intervention formelle proactive
En faisant référence
aux « crimes sans victime », Schur (1965, p. 171) a identifié
clairement une particularité empirique de ces crimes qui s’applique aux
illicites à double face. Cette particularité a aussi une grande signification
théorique et pragmatique : c’est l’aspect proactif prédominant dans
le fonctionnement de la justice criminelle.
Qu’est-ce que
cela signifie ? Nous savons aujourd’hui que la grande majorité des
« crimes standard » qui viennent à la connaissance de la police et
qui forment les données des statistiques criminelles sont signalés par des
plaintes[58]. Seulement un nombre très
réduit d’illicites standard vient d’un flagrant délit ou d’une
investigation proactive non signalée auparavant par un individu dans le rôle
social de « public » ou par une agence non impliquée directement
dans l’application de la loi (certains cas de corruption enquêtés de
officio par des escouades spécialisées de la police, etc.). En revanche,
les crimes à double face (drogues, prostitution, avortement, vagabondage, etc.)
sont majoritairement le fruit d’une initiative de la police ou de programmes
locaux de politique criminelle.
« Sans
victime » bien caractérisée ou qui se voit comme telle, la police doit
compter sur elle-même. Peter Conrad et Joseph Schneider (1980, p. 120) ont
employé le concept de « crime sans (formulation de) plainte » (« crime
without a complaint ») pour désigner de façon plus précise et
univoque cette caractéristique. Dans les crimes à double face, si les autorités
veulent trouver des coupables, elles doivent agir de leur propre chef :
elles doivent aller à la pêche ou attendre les cas rares où un tiers porte
plainte (cela arrive plus avec la prostitution de rue). L’usager de drogues et
son fournisseur, la travailleuse du sexe avec son client, le mendiant qui ne dérange
plus que par sa propre présence et qui ne cherche pas un refuge en prison pour
passer l’hiver, la femme qui se fait avorter par son médecin, tous ces
personnages ne contribuent pas significativement par des plaintes à la
constitution des statistiques criminelles.
Or, l’action
proactive est, dans le cas de certains illicites administratifs ou de certains
contentieux spécifiques, une nécessité qui produit en général plus
d’effets bénéfiques que de problèmes ou de contre-indications. Pensons, par
exemple, au contrôle de la circulation routière ou de la protection de
l’environnement à l’égard des pratiques polluantes. L’action proactive
peut être aussi très importante à l’endroit de certains contentieux qui
tombent dans la catégorie des illicites standard. C’est le cas de la
contrebande, de certaines activités clandestines de corruption, de la sécurité
interne de l’État, etc. Mais en matière de crimes à double face, l’action
proactive prend une autre signification et produit une série de problèmes
inquiétants dans le fonctionnement même du système. Le rapport coût / bénéfice
ici risque fort de se renverser. Du point de vue des politiques publiques, il
faut alors se demander soigneusement si le type
d’intervention que l’on fait dans ces cas justifie les dégâts et coûts
sociaux qu’il produit par ailleurs.
Il convient néanmoins de donner au critère de « proaction » un sens large de façon à y inclure les pressions politiques sur le plan national ou international, la création d’agences spécialisées dans la répression de l’un ou l’autre de ces illicites « sans plainte », etc. Ceci paraît particulièrement important pour rendre compte de l’ampleur de l’entreprise en matière de drogues. Une telle « proaction », venant du système politique et concernant un crime sans plainte et sans victime directe, paraît susceptible de produire des effets inédits sur le système de justice criminelle.
a)
La signification théorique de l’action proactive pour les illicites à double
face
Quelle est la
signification théorique et sociologique de l’action proactive en matière de
crimes à double face ? Elle illustre bien l’absence d’une déviance
conflictuelle directe entre l’auteur d’un acte et une victime. En effet, le
caractère proactif du contrôle formel fonctionne, dans ces cas, comme une
sorte d’indicateur empirique indirect
de l’absence de perception d’une déviance conflictuelle entre les personnes
directement impliquées. Pas de victime, pas de plainte. Ce sixième critère
des crimes à double face renforce alors (par une autre voie) le premier critère
de ces illicites.
Bien sûr, cet
indicateur ne signale pas la même chose par rapport à tous les illicites. En
matière de corruption (illicite standard), par exemple, comme nous l’avons déjà
dit, l’action proactive éventuelle de la police vient souvent combler
simplement l’ignorance d’une victime directe qui ne voit pas qu’elle a été
déjouée. Mais dans les illicites à double face, ce même indicateur nous
informe que les échanges entre les gens ne produisent pas la perception de
victimation. La valeur théorique de l’indicateur dépend de la matière sur
laquelle il porte.
Cela ne veut pas dire non plus qu’il n’y ait jamais de plainte dans les crimes à double face. Nous savons tous qu’il arrive aussi quelques plaintes dans ces cas. Mais elles viennent souvent d’une tierce personne (un voisin, un membre de la famille, un témoin oculaire, etc.) et reflètent à l’occasion une certaine misère humaine ou le manque de ressources des gens, voire une naïveté déconcertante relativement à la façon la moins dommageable de résoudre un problème. On peut donner comme exemple ces histoires dramatiques où un parent désespéré et de bonne volonté (généralement de milieu défavorisé) appelle la police pour résoudre le problème de drogues de son enfant ! Un grand nombre d’entre nous n’aurait jamais songé à faire une telle chose, ce qui signifie peut-être qu’il existe bel et bien un problème grave dans l’intervention par le droit criminel (au moins dans sa forme actuelle).
b)
Quelques coûts sociaux des illicites à double face pour la justice et la société
Quelques études en sciences sociales ont insisté sur le fait que l’action proactive se rapportant à certains crimes à double face (drogues, jeu d’argent, prostitution) produit une série d’effets pervers dans le fonctionnement même du système juridique, voire dans d’autres sous-systèmes sociaux. Trois effets négatifs concernant le système lui-même sont particulièrement soulignés : le problème de la corruption, celui de formes d’intervention de la police « à la limite de la légalité » (Baratta, 1990, p.167; Hulsman et Ransbeek, 1983, p. 275) et celui de la détermination des sanctions par les tribunaux et ses effets sur le système pénitentiaire. Nous souhaitons attirer aussi l’attention sur un quatrième aspect qui est moins directement souligné, mais qui ressort de façon diffuse des recherches empiriques qui évaluent les politiques d’application de la loi en matière de drogues : une sorte d’inégalité juridique activement produite par des volontés politiques aléatoires et variables. Qu’il suffise ici de dire un mot sur ces quatre points.
Schur (1965, p. 171) juge ainsi que :
Another apparent
consequence of privacy and lack of a complainant (combined with public
ambivalence about the law) is the invitation to police corruption.
Cet effet de
corruption de la police est observé empiriquement, à des degrés fort divers,
dans plusieurs pays occidentaux. Il peut parfois s’étendre comme une traînée
de poudre au milieu des affaires, aux tribunaux et aux représentants
politiques. À cela s’ajoute la préoccupation que suscitent les nouveaux
pouvoirs de la police qui sont particulièrement orientés vers la répression
des drogues[59],
laquelle justifie à son tour les nouveaux pouvoirs.
Ce n’est pas
tout : les pressions pour une répression sévère de certains illicites à double face peuvent déstabiliser
le système de justice criminelle, tant du point de vue des politiques de
mise en accusation et de détermination des peines que sur le plan cognitif (théories,
justifications juridiques, critères d’évaluation et de décisions, etc.).
Nous nous référons ici à une sorte de distorsion subtile, de perte de qualité dans l’exercice professionnel du droit et de perte de
rigueur dans le raisonnement juridique qui est très difficile à évaluer et à
démontrer. Ces problèmes cognitifs se produiraient aussi ailleurs dans le système
auprès d’autres acteurs qui, à différents niveaux, sont appelés à
inventer toutes sortes de justifications pour s’accommoder de situations qui
sont logiquement intenables. Par exemple, on constate une augmentation énorme
dans la sévérité des peines depuis les années 1970 et on attribue cela en
partie aux pressions externes pour une répression démesurée en matière de
drogues et à l’effet de banalisation de la sévérité ou de « château
de cartes » que cette répression produit sur les sentences données à
d’autres délits[60].
On considère normal qu’un juge qui commence à augmenter les peines en matière
de drogues songe aussi à augmenter celles des autres illicites. D’où
l’effet d’érosion du bien juridique « liberté ». Comme le
notait encore récemment Charras (2002, p. 106), si l’on tient compte des
peines législatives maximales, « dans le monde occidental, il n’y a guère
que le terrorisme, la trahison et les meurtres au premier degré qui sont plus sévèrement
réprimés ».
Enfin, un autre
problème des crimes à double face est qu’ils constituent la source d’une
inégalité sociale activement produite
par les politiques proactives mises en place à la fois par le système
politique et par le système de justice criminelle. Que voulons-nous dire par là ?
Il y a une série
d’articulations qui se font nécessairement entre le système juridique et le
système politique. D’une part, celles-ci s’actualisent par des orientations
de politique criminelle données à la police par l’entremise de directives émanant,
selon l’organisation politique de chaque pays, de tel ou tel ministère
gouvernemental. La police jouit aussi d’une autonomie suffisante (ce qui est
en soi positif) pour adopter ses propres politiques. D’autre part, le système
politique peut essayer de contrôler le système juridique par l’allocation de
ressources. Il crée alors tel ou tel type de programme avec des visées plus ou
moins convenables selon le cas.
Le problème
des illicites à double face est que, d’une part, ils sont les plus sensibles
à ces politiques d’application de la loi puisqu’ils dépendent largement de
la « proaction » du système et que, d’autre part, ils sont ceux
qui sont les plus susceptibles de pénaliser (proactivement) la misère humaine
ou, au contraire, de la soulager. Une politique du pouvoir exécutif construite
avec « sagesse » crée alors une « bonne inégalité »
juridique dans le sens de la modération (comparée aux périodes ou aux lieux où
une telle politique n’existe pas) : elle permet en effet à un
gouvernement de suspendre l’intervention pénale qui produit inutilement des
souffrances ou de créer des programmes alternatifs d’intervention moins –
ou non – répressifs en faveur de tel ou tel problème ou groupe
d’individus. En revanche, une politique du style « tolérance zéro »
ou « nettoyage de la ville » amène souvent le système juridique à
s’engager (avec très peu de capacité de résistance) dans la production
active d’une « mauvaise inégalité » juridique, celle
susceptible de frapper plus fort sur les illicites les moins dommageables et les
plus marqués par la misère humaine.
Enfin, du point de vue de la réforme du droit et des pratiques, les recherches empiriques montrent de façon récurrente que sans une politique législative claire et nouvelle, les incitations faites aux institutions répressives à user de leur pouvoir de discernement non seulement aboutissent à des différences remarquables de traitement, mais elles donnent surtout des résultats précaires et instables (Charras, 2002, p. 109).
Le critère 7 : la loi criminelle comme produisant
des effets allant à l’encontre de l’interdiction
Nous allons
faire état ici d’un dernier critère distinctif qui n’est pas facile à
formuler et qui est encore à l’étude. Il faut alors avancer avec prudence en
tenant compte du caractère inachevé et exploratoire de cette distinction.
Pour faciliter la compréhension, supposons que nous songions à interdire un comportement par une loi criminelle. La question que le législateur doit se poser ici est alors la suivante : « L’interdiction d’un tel comportement par une loi criminelle risque-t-elle de créer des problèmes sociaux indépendamment de la manière de l’appliquer ? » Nous pouvons alors faire face à deux situations sur le plan empirique. Dans la première, la norme que nous voulons imposer aux autres et à nous-même obtiendrait prima facie le feu vert. Cela signifie que les effets problématiques que cette norme de comportement peut susciter dépendront surtout des normes de procédure, de sanction, etc. ; bref, de notre façon de régir son application[61]. Dans la deuxième situation, la norme que nous voulons créer se trouverait devant un signal d’alerte. Cela signifie que nous anticipons le fait qu’elle puisse produire par elle-même des effets problématiques qui ne peuvent pas être corrigés en modifiant seulement la procédure, la peine ou la forme d’application de la norme : la norme fait partie intégrante du problème.
Le tableau 7, qui sera expliqué en détail par la suite, illustre ces deux situations. Il indique que l’application de toute loi criminelle pose des problèmes, mais que, dans la situation du type 2, ces problèmes concernent ou impliquent l’existence même de l’interdiction. Dans cette dernière hypothèse, les effets produits par la criminalisation de l’action vont mettre directement en cause l’idée de créer en droit criminel une norme pour régler ce comportement[62]. Au moins deux grands types d’effets problématiques peuvent survenir ici : ils peuvent être contre-productifs, c’est-à-dire que la criminalisation peut aller contre le but d’un contrôle plus efficace, plus rationnel, plus humain et moins coûteux du comportement ; et ils peuvent produire un contresens sur le plan des valeurs, y compris pour le système juridique lui-même. Ici, la criminalisation crée des situations empiriques nouvelles qui amènent le système à produire des effets qu’il n’était pas prédisposé à créer. Il s’agit d’effets en termes d’augmentation de la misère humaine, d’exacerbation d’une situation sociale qui est déjà défavorable vis-à-vis un groupe d’individus, etc. Bien entendu, il n’est pas nécessaire ici que la criminalisation crée de toutes pièces la nouvelle situation : il suffit qu’elle institutionnalise par là une situation sociale problématique. Ces effets négatifs doivent néanmoins découler directement de la criminalisation dans son ensemble (de l’existence de la norme de comportement en droit criminel et de l’action du système) et non seulement de la forme d’application de la norme.
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Tableau 7 : Tentative de formulation du critère : Loi criminelle comme non produisant / produisant des effets allant à l’encontre de l’interdiction |
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Scénario
1 : La loi criminelle comme non produisant des effets allant à l’encontre de l’interdiction |
Scénario
2 : La loi criminelle comme produisant des effets allant à l’encontre de l’interdiction |
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Norme interdisant le comportement Exemples : (1) « Il est interdit de tuer » (2) « Il est interdit de voler » [Scission entre la norme et son application] |
Norme interdisant le comportement Exemples : (1) « Il est interdit d’avorter » ; (2) « Il est interdit de consommer des drogues » |
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Problèmes reliés aux formes d’application de la loi |
Problèmes reliés à l’existence de l’interdiction et aux formes d’application de la loi |
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Caractéristique : Aspects et problèmes pragmatiques reliés aux formes d’application de la loi |
Caractéristique : Aspects et problèmes pragmatiques sui generis : La loi peut être contre-productive et /ou produire des situations empiriques nouvelles qui sont un contresens sur le plan des valeurs |
a)
Le premier scénario
Dans le premier scénario, les problèmes susceptibles de se présenter lors de l’application de la loi ne mettent pas en cause l’idée d’avoir créé une loi criminelle pour faire valoir cette norme. Par exemple, supposez une société imaginaire qui crée pour la première fois la norme de droit criminel suivante : « il est interdit de tuer ». Pour simplifier la démonstration, imaginez aussi que la justice dans cette société est très répressive et dotée de mécanismes de contrôle social extraordinaires et redoutables. La peine prévue est ultra exemplaire : supplices suivis d’une exécution publique. En plus, toute la population est obligée à assister à cette cérémonie grâce à un système électronique hautement perfectionné : les gens doivent se placer devant un écran de télévision avec un bracelet qui les identifie personnellement, etc. En outre, la police et la justice sont d’une efficacité absolue : une semaine après chaque meurtre les auteurs sont arrêtés et vers la fin du mois ils sont tous condamnés et exécutés. En dépit de cela, pendant les trente ans qui suivent la création de cette loi, le nombre de meurtres continue d’augmenter à chaque année. Certains vont dire alors que toute cette cruauté est inutile, que cette peine est disproportionnelle ou encore qu’elle est carrément inhumaine et inacceptable dans n’importe quelle condition. D’autres vont prendre le contre-pied de ces affirmations et soutenir que sans tout cela le nombre de meurtres serait encore plus élevé, qu’il faut penser à des formes de supplices plus terribles, etc.
Notez que dans ce débat personne n’a mis directement en cause la norme « il ne faut pas tuer ». En effet, il y a certains propos critiques qui auraient très peu de chances d’être entendus ou qui seraient tenus comme bizarres. Par exemple : « il faut décriminaliser l’homicide parce que la loi ne réduit pas le nombre de meurtres »; « la création d’une loi criminelle interdisant l’homicide cause l’augmentation du nombre d’homicides »; « il faut légaliser certaines formes d’homicide pour empêcher la formation d’un marché noir de meurtres qui met en cause le but de la loi d’empêcher des homicides », etc.
Qu’observons-nous ici ? Tout d’abord, il y a une scission claire entre, d’une part, le problème de la criminalisation de droit et, d’autre part, le problème de l’application de la norme (y compris la peine). Deuxièmement, cette scission est telle que la norme peut valoir pour nous et pour les autres indépendamment des résultats empiriques qu’elle produit et de nos attentes pragmatiques. Les résultats empiriques ne nous amènent pas à renoncer à la criminalisation, c’est-à-dire à l’idée d’imposer la norme aux autres. Et si nos attentes cognitives à l’égard de la criminalité ne se réalisent pas (la criminalité continue d’augmenter), la norme n’est pas non plus mise en cause : nous pouvons attribuer l’insuccès de la norme aux problèmes reliés à son application ou encore à une causalité externe (changements dans la société, etc.). Troisièmement, cette scission permet d’isoler et de protéger la norme (« il ne faut pas tuer ») des problèmes reliés à la manière de l’affirmer et de l’appliquer. On peut alors traiter séparément et en toute liberté la question pratique de l’application sans mettre en cause la norme. Les souffrances indues causées par l’application de la norme peuvent être minimisées ou contournées en modifiant simplement la procédure, les sanctions ou encore notre forme globale de réaction envers la déviance. Par exemple, nous pouvons garder la criminalisation (de droit) du comportement et mettre sur pied d’autres formes de résolution du conflit pour le décriminaliser de fait, c’est-à-dire pour le traiter d’une autre façon. Cette faculté de séparer la norme de son application nous permet de « valoriser » la norme de façon particulière : elle vaut par elle-même et nous pouvons la sauvegarder des effets négatifs causés par notre façon de réagir en modifiant cette dernière.
Bref, dans le premier scénario, la décision de créer ou de garder une loi criminelle (criminalisation de droit) n’est affectée ni par la déception de nos attentes pragmatiques ni par la constatation des problèmes posés par l’application de la loi. Même la conviction de l’échec pratique de la norme[63] ne nous pousse pas à l’abandonner[64]. On peut dire alors que la loi criminelle ne crée pas ici des problèmes spéciaux qui rendent la criminalisation illogique ni des problèmes qui nous amènent à reconnaître que nous ne devons pas l’imposer aux autres. En d’autres termes, dans le premier scénario, les problèmes ne nous amènent pas directement à reconnaître, par exemple que : « la décriminalisation de droit du comportement est préférable à sa criminalisation » ; ou encore : « qu’il vaut mieux autoriser ce comportement et établir d’autres formes de limites juridiques que de l’interdire carrément par une loi criminelle ».
b)
Le deuxième scénario
Dans le deuxième
scénario, c’est l’inverse qui se produit : les problèmes sont plutôt
créés par la criminalisation intégrale du
comportement et non seulement par
l’application de la loi. La norme de comportement fait partie intégrante
du problème. Il ne suffit pas alors de modifier la méthode de réagir :
il faut effectivement tolérer et accepter
le comportement pour résoudre les
problèmes causés par la criminalisation. Lorsque nous tolérons de fait
une action qui correspond au deuxième scénario, cette tolérance signifie
alors plus que simplement accepter
(ou tolérer) une autre façon de réagir ou de résoudre le problème :
elle porte sur l’existence même du
comportement qui enfreint la loi. Du point de vue d’un principe favorisant
une réaction modérée, la décriminalisation de fait sera vue, dans le cas des
illicites à double face, comme étant préférable à la criminalisation effective
bien qu’elle reste insuffisante : la seule décriminalisation de fait, dans le cas de ces illicites, demeure une mesure précaire,
inégale et susceptible de dérogations arbitraires.
Prenons l’exemple de l’avortement. Sa criminalisation crée nombre de nouveaux problèmes pratiques spéciaux (d’un type particulier). Ainsi, plusieurs femmes sont amenées, par une série de circonstances diverses (enfantement causé par un viol, pressions culturelles, etc.), à vouloir interrompre leur grossesse et à faire appel à des services disponibles dans la clandestinité. Les femmes issues de milieux défavorisés sont particulièrement victimes de situations humainement terribles. Leur décision d’avorter peut même être prise en dépit de leur volonté première et être due à la force des choses. L’interdiction de l’avortement crée alors automatiquement un effet de discrimination avec des conséquences humaines importantes : les femmes qui ont moins de ressources financières (ou avec un moindre capital de relations) ne peuvent pas obtenir des services clandestins de qualité, c’est-à-dire avec un moindre risque pour leur propre sécurité physique. C’est cela que nous voulons dire par une loi qui « produit des situations empiriques nouvelles qui sont un contresens sur le plan des valeurs » (tableau 7).
Espérons que
ces remarques soient suffisantes pour visualiser la nature spécifique des problèmes
créés ici directement par la
criminalisation (ou par l’interdiction tout court). La reconnaissance de ces
faits peut nous amener à être moralement à la fois contre l’avortement
(morale individuelle) et contre sa criminalisation (éthique sociale). Nous
serons alors portés à revendiquer des mesures positives
pour qu’une femme ne soit pas amenée à avorter : programmes pour le
contrôle de la natalité, politiques d’aide financière aux familles, etc. À
la limite, nous allons désapprouver personnellement toute décision
d’avorter, mais nous pouvons aussi reconnaître que les exigences de cette décision
ne doivent pas être imposées à tout le
monde par une loi criminelle. Dans ces circonstances, le fait que la loi ne
va jamais empêcher entièrement la pratique de l’avortement joue contre la loi elle-même. Car cela signifie que les conséquences négatives
spéciales et nouvelles de la loi vont aussi persister. D’une part, la loi va
continuer à produire régulièrement une sorte d’inégalité sociale et des
problèmes désastreux et intolérables pour certaines femmes et, d’autre
part, elle n’empêche pas l’avortement.
Ces deux aspects vont se joindre, ce qui donne une autre dimension au
constat de l’inefficacité de la loi pour contrer le phénomène indésirable :
dans ces conditions, ce constat peut être plus facilement évoqué pour mettre
en cause la loi elle-même.
Le système
juridique, lorsqu’il applique une loi criminelle, est prédisposé – sous
certaines conditions (qui peuvent être plus ou moins exigeantes selon l’époque
et les normes du système) – à accepter le fait que certaines sanctions vont
« offenser » les valeurs qu’il protège. Par exemple, si le système
doit incarcérer un tueur à gages, il est prédisposé à accepter que la peine
de prison « offense » la valeur juridique liberté. Ici, paradoxalement, il n’y a pas de contresens sur le
plan des valeurs ou ce contresens existe mais ne prend pas du tout la même
signification que dans le cas de l’interdiction de l’avortement indiqué
ci-dessus. Voyons, maintenant, ce qui nous arrive : nous sommes aussi prédisposés
à reconnaître la nécessité d’incarcérer un tueur à gages pour l’empêcher
d’exercer son métier, mais nous pouvons nous sentir très mal à l’aise
d’interdire l’avortement lorsque cette interdiction a des incidences
dramatiques pour l’intégrité des femmes (particulièrement celles issues de
milieux défavorisés) et nous déplorons, en plus, l’incarcération d’une
femme pour avoir pratiqué un avortement. Et
du coup, nous devenons aussi prédisposés à critiquer la loi elle-même
pour son inefficacité à contrer le phénomène.
L’avortement
a connu souvent une sorte de décriminalisation de fait[65]. Mais cette dernière
ne signifie pas ici simplement le choix d’une autre méthode
de contrôle social à l’égard de l’avortement : c’est une tolérance
à l’égard de l’avortement même.
Comparez cela avec le vol. Il est peu probable de voir se développer une tolérance
à l’égard du vol. La décriminalisation de fait du vol serait alors la mise en place d’une autre façon de
traiter le vol. Bien sûr, on peut simplement donner un avertissement, réprouver
verbalement le comportement, l’excuser dans certaines circonstances, etc.,
mais on n’ira pas jusqu’à une mise en cause de la norme selon laquelle
« personne ne doit voler »,
et on continuera à soutenir que cette norme doit être valable pour tout le
monde.
Qu’observons-nous
alors dans cette deuxième situation ? Tout d’abord qu’il n’y a pas
une rupture aussi nette entre la norme et sa méthode d’application. Les deux
choses semblent aller de pair et le problème suscité par l’interdiction en
elle-même ne peut pas être résolu de manière satisfaisante en modifiant
simplement la façon d’appliquer la loi. Deuxièmement, dans ces cas, il peut
y avoir deux sortes d’expectatives pragmatiques spéciales et fortes, en
l’occurrence : une expectative pragmatique positive à l’égard de
certains résultats concrets[66]
ou encore - et surtout – des expectatives à la fois cognitives et normatives
négatives qui ne veulent pas que la
loi produise par son existence même
certaines atteintes à d’autres valeurs fondamentales[67].
Troisièmement, notre attachement à cette norme, en tant que norme du droit criminel, n’est pas indépendant de
certains effets qu’elle ne doit pas
produire.
Bref, dans le deuxième scénario, il n’y a pas de scission entre la criminalisation de droit et l’application de la loi criminelle car cette dernière va générer des effets qui sont contre-productifs ou qui créent un contresens sur le plan des valeurs. Ceux-ci peuvent nous amener à reconnaître que nous ne devons pas imposer une telle norme aux autres par le système juridique, et moins encore par voie de criminalisation. Certes, nous pouvons garder la norme pour nous-même, l’appliquer sous notre propre contrôle personnel en milieu familial, etc., mais sans généraliser l’interdiction aux autres. Ici, nous allons dire que « la criminalisation est une erreur », que la « loi (et non seulement sa méthode d’application) est un remède qui est pire que le mal qu’elle veut éviter », que « la volonté de criminaliser produit un résultat qui va contre le but même de la loi », etc. Nous dirons désormais que nous avons ici une dimension spéciale ou un problème pragmatique sui generis.
c)
Deux remarques additionnelles sur le critère
Disons
d’abord que ce critère permet de distinguer seulement quelques
illicites à double face des illicites standard, et il a aussi la particularité
de diviser internement les illicites à double face en sous-groupes. Il
fonctionne alors dans deux directions : vers l’extérieur du groupe des
illicites à double face pour les séparer des illicites standard et vers
l’intérieur pour identifier des situations empiriques distinctes parmi les
illicites à double face. Pour l’instant, il nous paraît clair que ce critère
s’applique aux cas des drogues, du jeu d’argent, de la vente de services
sexuels et de l’avortement. Nous allons néanmoins nous concentrer ici sur les
drogues illicites.
Ensuite, il faut être conscient que c’est surtout rétroactivement que nous pouvons appliquer avec certitude ce critère. En effet, c’est à partir d’une expérience de déception concernant la mise en application de la loi qu’il est possible de voir à quoi nous allons attribuer les effets problématiques. Mais il est possible parfois d’anticiper mentalement les effets sui generis par comparaison à d’autres situations semblables déjà connues ou par simple conjecture. Par exemple, en voyant ce qui s’est produit avec l’interdiction globale de la consommation de l’alcool dans certains pays, nous pouvons être en mesure d’anticiper des problèmes du même genre si nous interdisons les drogues.
d)
Deux indicateurs de la dimension pragmatique sui generis dans le cas des drogues
Deux indicateurs empiriques de l’existence d’une caractéristique pragmatique sui generis peuvent être trouvés dans les discours savants portant sur les drogues illicites. Le premier consiste dans le fait qu’ici nous avons tendance à évaluer l’intervention pénale de la même façon que nous évaluons n’importe quel autre programme social visant à modifier effectivement une situation. Nous voulons alors savoir si les effets promis sont effectivement réalisés, si d’autres effets (désirables ou indésirables) sont en train de se produire et si les moyens adoptés sont pertinents et efficaces ou carrément contraires au but recherché. Or, nous n’évaluons pas tout à fait de la même façon la performance des agences de contrôle en matière de criminalité standard. Le deuxième indicateur consiste justement dans l’existence d’une mise en cause de la norme criminelle de comportement sur la base d’une réflexion sur la véritable nature du problème et sur la base aussi d’une évaluation des politiques législatives qui criminalisent certaines drogues. Reprenons d’abord cette déclaration d’un comité de l’Académie de médicine de New York sur la question des drogues en 1955 :
There should be a
change in attitude toward the addict. He is a sick person, not a criminal. […]
The Academy believes that the most effective way to eradicate drug addiction is
to take the profit out of the illicit drug traffic (cité par Schur, 1965, p.
156).
Tout d’abord,
les deux premières phrases de cette citation montrent que les auteurs ont
modifié le type d’expectative : ils ont passé d’une expectative
normative (droit criminel) à une expectative cognitive (science). Ensuite, dans
le cadre de cette expectative cognitive, ils veulent effectivement
résoudre ce qui est perçu comme un problème pratique de santé (« éradiquer
la toxicomanie »). Remarquez qu’il s’agit ici d’un discours savant
qui prend son origine dans le système de santé. Ce discours est aussi ancien,
ce qui explique pourquoi les auteurs songent encore à la possibilité d’éradiquer
le comportement. En troisième lieu, il faut voir aussi que le problème est
limité à la toxicomanie et que la solution préconisée ne fait pas appel au
droit criminel. Il s’agit alors davantage de soigner des individus que de
criminaliser les drogues. Dans ce cas-ci, la technologie sociale favorisée
n’est pas susceptible de produire les mêmes erreurs et les mêmes souffrances
que si elle avait soutenu la criminalisation du comportement. Enfin, le rapport
signale déjà à cette époque que la criminalisation produit un effet
contre-productif à l’égard de la solution du problème.
Citons maintenant un autre message, presque cinquante ans après, qui va globalement dans le même sens, mais qui met davantage l’accent sur plusieurs effets négatifs de la politique législative de criminalisation des drogues :
Il a ainsi été souligné que les
politiques menées depuis un siècle avaient échoué à enrayer le développement
de la toxicomanie, que les lois antidrogues étaient plus nocives que les
substances elles-mêmes et qu’elles mettaient en péril les libertés
publiques, que la prohibition contribuait à dynamiser l’économie
souterraine, ou bien encore qu’elle était contre-productive en matière de
soins (Charras, 2002, p. 108).
Dans ce dernier
extrait, il devient clair que les recherches sont en train d’évaluer la
politique de criminalisation des drogues et de la considérer comme
contre-productive, comme un remède qui est pire que le mal, et que la
criminalisation ne se justifie pas comme telle. Cette dernière (encore plus
explicitement que dans le premier extrait) est évaluée comme un échec, au
double sens de produire des effets parallèles nouveaux et indésirables et de
ne pas contrer le phénomène. Ce genre de remarques répétitives d’ordre
pragmatique suggère qu’il y a quelque chose de particulier dans le cas des
drogues qui nous incite à l’appréhender différemment des illicites
standard.
En effet, en
matière d’homicide, de vol, de fraude, etc., nous serions très surpris et déroutés
d’entendre des discours savants mettre directement en cause la valeur de la
norme de droit criminel qui interdit le comportement et qui continue à affirmer
qu’il ne faut pas tuer, voler, frauder, etc. On peut voir cette différence à
la fois par la portée plus étroite donnée à la notion d’ « échec »
ici et par la réaction face à cet échec. L’échec – ou la part d’insuccès
des normes – est exclusivement dû à l’application de la loi ou aux
transformations dans la vie sociale, mais non à la norme de comportement elle-même.
Dès lors, la persistance ou l’augmentation éventuelle de l’homicide, du
vol ou de la fraude ne nous amène pas à mettre en cause la norme qui dit que
ces comportements sont inacceptables et interdits. La portée heuristique de la
norme comme « valable pour tout le monde », se maintient même
si les agences de contrôle ne réussissent pas à infléchir le phénomène.
Nous tenons à la norme malgré son échec
ou indépendamment du succès ou de l’échec effectif du contrôle social
formel. Et surtout, nous ne prétendons guère que la norme qui interdit le comportement est, elle-même, au moins en partie, directement responsable de
l’aggravation de la situation. Il y aurait donc, en droit criminel, des lois
de comportement (i) qui ne sont pas là pour « apprendre avec la réalité »[68] ni en termes de leur
insuccès permanent sur le plan des comportements ni en termes de leurs conséquences
sociales générales et (ii) qui ne sont pas directement mises en cause par
leurs problèmes d’application.
Or, si nous observons attentivement la citation de Charras ci-dessus, nous nous rendons compte que les évaluations peuvent venir à mettre en cause l’incrimination même des drogues. Elles indiquent que cette criminalisation aurait empiré la situation dans les faits. Autrement dit, elles affirment que les moyens vont contre le but. Ces normes sont accompagnées d’attentes cognitives fortes et elles ont la capacité d’être à la fois « contre-productives » (par leur interaction avec d’autres variables sociales) et de créer, en plus, un « contresens » du point de vue des valeurs fondamentales[69]. Nous allons voir maintenant comment la criminologie a identifié clairement des problèmes associés directement à la criminalisation.
e)
Deux types de problèmes reliés aux drogues
La criminologie
a créé deux nouveaux concepts pour rendre compte des problèmes pragmatiques sui
generis. Ainsi, Hulsman et Ransbeek (1987, p. 272) distinguent-ils
clairement deux catégories de problèmes : les problèmes
primaires de la drogue – qui « sont liés à l’usage des drogues
et se présentent au consommateur lui-même [et] à son entourage » – et
les problèmes secondaires de la politique concernant les drogues. Ces
problèmes-ci portent non seulement sur le consommateur et son entourage
(stigmatisation, etc.), mais également sur la justice, sur le marché des
drogues et sur la société dans son ensemble. Ils veulent indiquer par là que
la criminalisation des drogues non seulement ne résout pas convenablement les
problèmes primaires reliés à leur consommation mais, en plus, crée
d’autres problèmes qui viennent se surajouter aux problèmes primaires et
entrent à certains égards en symbiose avec eux.
Dans la même veine, nous trouvons aussi les concepts équivalents d’effets primaires et effets secondaires des drogues proposés par Baratta (1990). Il écrit à ce propos :
Conformément à une importante
orientation de recherche, on entend par « effets secondaires » des
drogues ceux dus à la criminalisation. Les « effets primaires »
sont, au contraire, ceux liés aux propriétés naturelles des substances
psychotropes, indépendamment de la criminalisation de leur usage (Baratta,
1990, p. 163-164).
À l’égard
des illicites standard, lorsqu’on emploie le même concept d’effets
secondaires de la criminalisation, nous pensons moins à la loi criminelle comme
telle qu’à la manière par laquelle cette loi est appliquée (favorisant la
stigmatisation, etc.). On peut alors séparer la réflexion sur la valeur de la
norme de celle sur la façon convenable de réagir. D’une part, la norme de
comportement est ainsi « protégée » et, d’autre part, nous
pouvons penser la réaction sous la forme d’alternatives sans compromettre la
norme. Car, quoi qu’il en soit, toutes les alternatives auront pour effet
d’affirmer et de stabiliser la norme[70].
Bien sûr, ceci ne signifie pas que toutes les réactions soient également
acceptables ou raisonnables selon d’autres critères, mais tout simplement
que, de la réaction la plus répressive à la plus modérée, toutes ont cette
faculté d’affirmer la norme[71].
En ce qui concerne les drogues illicites (et autres situations semblables), l’interdiction par la norme de comportement est vue comme une source directe des problèmes secondaires observés et jugés inacceptables. À ce moment, la norme et son application demeurent inséparables. Et on peut envisager la criminalisation comme une « erreur ». Il convient alors d’être particulièrement vigilant dans ces situations et d’éviter, dans la mesure du possible, une politique législative faisant usage de l’emprisonnement.
III
REMARQUES CONCLUSIVES
À titre de conclusion, nous allons tout d’abord reprendre de façon plus synthétique les principaux résultats de ce document de réflexion et exprimer une recommandation générale qui en découle. Ensuite, pour terminer, nous allons faire une courte réflexion sur le rôle des « buts » que nous voulons atteindre dans le cadre d’une politique publique impliquant le droit criminel. Ceci se justifie par le fait que le droit pénal est souvent employé en politique législative ou judiciaire comme un moyen pour « produire le bonheur » ou encore (moins fréquemment) pour « réduire la souffrance » des victimes virtuelles, ce qui crée une série de paradoxes importants.
a)
Résumé des résultats et recommandation générale
Voici quelques
résultats, idées et principes directeurs issus de ce document de réflexion
sur l’apport de la philosophie et de la sociologie du droit criminel aussi
bien que de la criminologie et de la théorie du droit elle-même à une
politique législative sur les drogues (douces).
1. Les illicites sur les drogues douces appartiennent à ce que nous appelons le groupe des « crimes à double face » et sont distincts sous plusieurs aspects des illicites stantard (homicide, agressions, vol, fraude, etc.) qui caractérisent le droit criminel. En général, les illicites à double face :
a. criminalisent des comportements qui sont loyaux et bien disposés entre les personnes (critère 1),
b. punissent en grande partie la misère humaine, c’est-à-dire des personnes qui subissent les effets de leur propre action ou encore qui cherchent un certain équilibre ou une moindre souffrance dans le cadre d’une histoire de vie souvent moins fortunée (critère 2),
c. envahissent un paramètre qui peut être vu aujourd’hui comme relevant d’un choix préférentiel des individus non nécessairement ou également négatif pour tous ; ils sont teintés par une approche paternaliste qui peut être considérée comme excessive, sans limites claires (imperium paternale) et incompatible avec les principes du droit (criminel) contemporain et avec la construction d’une autonomie individuelle ; une approche qui contraint les individus « à être heureux d’une certaine manière » (Kant,1793), même lorsqu’ils ne veulent pas se faire du tort et que leur choix de vie ne nuit pas « à la liberté qui peut coexister avec la liberté de chacun selon une loi universelle possible » (Kant, 1793) (critère 3),
d. restreignent excessivement les libertés juridiques instituées par les chartes des droits de la personne en ce sens qu’ils ne respectent pas le principe d’optimisation de l’ensemble des droits fondamentaux selon lequel la pondération entre le « principe du bien collectif » et le « principe du bien de l’individu » doit toujours chercher à optimiser les deux pôles en tension pour fixer leurs limites juridiques réciproques (Alexy, 1986), et non annuler complètement un des pôles en raison de l’autre (critère 4),
e. ont souvent un fondement philosophique et juridique fragile et mouvant dans la mesure où ce fondement dépend de notre croyance à un moment donné en certains types de savoirs sérieux (politique, religieux, moral, scientifique, professionnel, etc.) ; un fondement qui n’est pas enraciné dans la nature même des rapports sociaux concrets entre les individus (critère 5),
f. ouvrent excessivement la porte à une inégalité sociale créée institutionnellement – et à des coûts sociaux importants pour les systèmes juridique et politique eux-mêmes – dans la mesure où ces illicites sont des « crimes sans plainte » (Conrad et Schneider, 1980) très sensibles aux orientations politiques locales de chaque organisation et aux ressources allouées aux alternatives moins contraignantes (critère 6),
g. produisent des effets pervers spéciaux qui mettent en cause le sens même d’une interdiction par le droit criminel, parce que ces lois criminelles produisent de nouveaux problèmes empiriques qui sont contre-productifs (impossibilité de réglementer certains produits nocifs dans le marché, stigmatisation et punition des personnes ayant besoin d’aide, etc.) ou qui provoquent un contresens sur le plan d’autres valeurs (punir à titre de nuisance une action qui est la moins nuisible pour certains individus, voire non nuisible ou encore une forme de plaisir moins risquée que d’autres légalement instituées, etc.).
Recommandation
principale :
Pour toutes ces
raisons, les illicites à double face ne
sont pas propices à faire, en principe, l’objet d’une interdiction par une
loi criminelle et, tout particulièrement, ne
doivent pas autoriser une peine carcérale (et moins encore une peine
maximale sévère).
La
criminalisation éventuelle de ces comportements (ou une autre forme de
restriction coercitive) doit être strictement circonscrite à une situation spéciale
où il s’agit de souligner un risque tangible et direct à autrui (par
exemple, conduire en état d’intoxication) ou d’affirmer le principe de la
non exploitation directe d’enfants mineurs (par exemple, les forcer à vendre
des services sexuels). Dans tous ces cas, les sanctions doivent être variées,
de préférence non carcérales et les illicites ne doivent pas comporter de
sanctions minimales. En plus, il convient de résister à une dévalorisation de
la liberté et d’éviter des peines maximales inflationnistes. Enfin, en cas
d’interdiction de certains comportements, l’adoption de mesures
extraordinaires est conseillée pour affirmer la valeur des droits à la réinsertion
sociale des individus impliqués dans ces illicites (par exemple, au plan du
casier judiciaire et de l’accès à l’emploi, au plan de la diffusion médiatique
de leurs noms, particulièrement après la détermination des sanctions, etc.).
2. En ce qui concerne le droit criminel, on doit envisager une sorte de principe de la primauté des droits fondamentaux nationaux sur les accords internationaux[72]. Selon ce principe, les demandes de réforme ou de politique législative (création et application de lois criminelles) contenues dans les accords internationaux n’auraient pas préséance sur les orientations de réformes législatives nationales qui s’appuient sur les normes des droits fondamentaux pour rendre le droit criminel plus modéré et, de plus en plus, un instrument de « dernier ressort » (Commission de réforme du droit du Canada, 1976). D’ailleurs, les droits fondamentaux nationaux sont aujourd’hui souvent côtoyés par des chartes internationales des droits fondamentaux qui consacrent des normes équivalentes. Par ailleurs, ce principe de la primauté des droits fondamentaux nationaux est déjà en quelque sorte reconnu dans les accords internationaux eux-mêmes, lorsque les parties stipulent que l’application de l’accord doit se faire « sous réserve des dispositions constitutionnelles » propres à chaque signataire.
3. La décriminalisation des drogues douces n’a pas pour effet de créer une sorte de « droit à la drogue », comme on le dit parfois dans le cadre du débat légalisation / prohibition. En fait, il existe au moins deux modalités de décriminalisation de droit mais aucune ne produit tout à fait ce que cette expression laisse parfois entendre.
a) La décriminalisation de droit, au sens le plus faible du terme, consiste simplement dans le remplacement du droit criminel par un droit coercitif spécial non-criminel[73] qui ne peut pas recourir à l’incarcération, qui ne crée pas un casier judiciaire et qui dispose souvent d’autres règles de procédure. Dans cette modalité de décriminalisation de droit, le comportement continue à être considéré par le système juridique comme un illicite, mais il ne s’agit plus d’un illicite criminel. Il y a un transfert d’un système de régulation à un autre. Bref, la décriminalisation signifie alors ici simplement que, pour différentes raisons, l’État et le système juridique ont jugé que l’on ne devrait pas traiter de ce phénomène en termes d’illicites criminels.
b) La décriminalisation de droit, au sens le plus fort du terme, reconnaît et consacre une sorte de liberté instituée stricto sensu, c’est-à-dire une zone de retraite du droit criminel avec une obligation corrélative de non interférence (au moins) de la part de l’État.
Même dans ce deuxième scénario, il n’y a pas à proprement parler un « droit à la drogue » au sens d’un droit que les individus peuvent évoquer face à leurs éducateurs, parents, entourage, etc., et moins encore un droit automatique à un service positif du genre « recevoir des drogues ». Lorsque l’obligation corrélative de non interférence concerne exclusivement l’État, les autres institutions sociales peuvent créer des normes pour régler la conduite. Par exemple, l’État peut ne pas interférer avec le comportement de fumer du tabac dans des lieux publics et privés, mais une entreprise peut interdire à ses employés de fumer dans la propriété de l’institution. Notez que l’État peut néanmoins interdire à la compagnie d’exercer une discrimination à l’égard des fumeurs de tabac sur le plan de sa politique d’embauche, en considérant qu’il y aurait ici un abus de contrôle de la liberté des individus. Ce qui existe ici c’est une sorte de « droit-liberté »[74] (nous soulignons le mot liberté) accompagné de ce renforcement d’une obligation corrélative de non interférence étatique, voire d’une certaine protection juridique contre des interférences privées abusives, parce que ce « droit-liberté » trouve un appui dans les droits fondamentaux (libertés instituées par ces normes).
Carbonnier (1963), un sociologue du droit français, désigne (entre autres choses) ces espaces institués de liberté par l’appellation espaces de « non-droit » parce qu’ils sont souvent créés par une « auto-limitation du droit ». L’expression « non-droit » a ici deux avantages. Le premier est qu’elle permet de visualiser le fait que la décriminalisation donne ici une liberté plus qu’un droit, ce qui n’est pas négligeable dans le débat sur les drogues qui prend souvent une tournure émotive forte. Le deuxième est qu’elle pointe vers l’absence d’un droit étatique d’interférence qui est une conséquence de cette liberté juridique. Certes, le seul désavantage est qu’elle ne laisse pas voir clairement que cette zone de non-droit est, en réalité, une sorte de ‘droit-liberté renforcé’, c’est-à-dire un paramètre de liberté renforcé en tant que liberté par les droits fondamentaux[75]. La décriminalisation signifie alors ici que l’État et le système juridique se sont rendus compte que le processus de criminalisation est allé trop loin et que les normes de droit fondamental (ou leur optimisation)[76] exigent la création de ce périmètre renforcé de liberté.
Cela n’empêche en rien la présence, à l’intérieur de ces zones, d’autres formes de normativité (normes morales, conseils pédagogiques, etc.). Il peut y avoir aussi, en ce qui concerne certains aspects de la problématique, une retraite du droit criminel qui est accompagnée d’une régulation juridique coercitive qui ne fait pas usage de l’incarcération. Par exemple, lorsqu’il s’agit de contrôler juridiquement la production et la commercialisation d’un bien qui était antérieurement criminalisé.
b)
Le piège cognitif des « buts » dans le recours au droit criminel
Nous savons que le concept de « but » (finalités) est étroitement relié à une action téléologique qui nous indique « ce qu’il faut faire ». Mais, à ce titre, il laisse dans l’ombre (face occulte) la question du comment faire ce qu’il faut faire lorsque plusieurs options sont disponibles. Curieusement, le concept de but est aussi étroitement relié aux justifications : « ce pourquoi (nous croyons qu’) il faut faire telle chose ». À ce titre, les finalités constituent un inventaire de choix quasi illimité de justifications car elles peuvent être indiquées post factum, c’est-à-dire rétroactivement, pour faire valoir le moyen effectivement adopté. Nous verrons que les finalités posent une série de difficultés en droit criminel justement parce qu’elles sont toutes louables.
Il y a au moins deux manières de se positionner face à une réforme des normes en droit criminel. Dans la première, nous voulons utiliser les normes de droit criminel comme des moyens pour accomplir des fins valables ou pour produire le bonheur. Le droit criminel est alors conçu surtout comme un instrument pour obtenir certains résultats (finalité) à plus ou moins long terme. Par exemple, on crée une norme pour protéger la santé, pour réduire les accidents de la circulation, pour dénoncer un comportement, etc. Tout se passe comme si l’on ne regardait pas – ou pas assez – la « qualité » même de l’institution qui est prise comme moyen. Ceci se produit parce que nous avons le regard rivé sur les buts.
Dans la deuxième façon de se placer, nous cherchons à réformer le droit criminel pour construire un droit criminel meilleur sans égard à une finalité spécifique autre que celle d’avoir un droit plus respectueux des libertés et de l’ensemble de nos valeurs humaines (y compris le pardon, la solidarité, la réconciliation, le respect de l’autonomie des individus et de la dignité de tout être humain, etc.). Le droit criminel n’est pas vu seulement comme un remède, mais aussi et en même temps comme un problème. Dans cette dernière perspective, les normes de droit pénal sont envisagées moins pour éviter dans l’avenir la souffrance de certains individus ou pour protéger un bien particulier (protéger les enfants, la santé, etc.) que pour réduire peu à peu dans le présent – et dans la mesure où cela est possible – la souffrance de tous à travers une réforme qui prend aussi le droit criminel comme but. Bref, il y a moins de différence (ou d’écart) ici entre les buts à court (moyens)[77] et à long termes (finalité).
Pour la première position, le droit pénal est simplement un moyen ; pour la deuxième, le droit est un moyen qui a la valeur d’un but. Pour la première, les expressions « lutte (ou guerre) pour », « lutte (guerre) contre » prennent un sens voisin du sens militaire ; pour la deuxième, ces expressions prennent un sens voisin de l’idée de « guerre contre la pauvreté ». Pour la première, la valeur du but contrôle mal les inconvénients des moyens ; pour la deuxième, comme les moyens sont des résultats plus certains que le résultat souhaité, ils ne sont pas rapidement admis s’ils risquent de produire la souffrance.
Nous allons nous inspirer de quelques réflexions de Karl Popper (1945/1962, chap. 9)[78] qui, dans un ouvrage dont le titre est significatif, The Open Society and its Enemies », distingue deux sortes de technologies sociales (sociale engineering). Mais nous allons adapter librement ses propos à nos objectifs puisque nos points de mire ne sont pas tout à fait les mêmes. Popper était préoccupé à cette époque par des projets qui, à son avis, étaient porteurs d’une certaine vocation totalitaire ou dogmatique, particulièrement – mais non exclusivement – si ceux-ci avaient pour but ultime une transformation globale de la société comme dans le cas du marxisme. Cependant, comme certains sociologues s’en sont rendus compte[79], les réflexions de Popper ont une portée beaucoup plus large et peuvent s’appliquer à des projets ordinaires et courants de réforme dans les sociétés démocratiques. C’est à ce titre qu’elles nous intéressent ici, à condition de pouvoir les adapter au problème tout à fait particulier du droit criminel.
Comme Popper a en tête particulièrement le cas du marxisme, il va nommer ces deux approches de technologie sociale la technologie sociale utopique (utopian engineering)[80] et la technologie sociale qui progresse pas à pas (piecemeal engineering). Quant à nous, nous éviterons de donner des appellations avec un contenu péjoratif, car la pertinence de ces approches peut changer complètement d’un champ d’application à un autre ou d’un type d’objet à un autre. Il reste que le premier modèle de technologie sociale (ce que Popper nomme « utopian engineering ») est celui qui pose le plus de problèmes lorsque le droit criminel est impliqué. Mais le deuxième modèle de Popper, s’il n’est pas modifié, ne constitue pas une véritable alternative dans le champ du droit criminel. C’est pour cette raison que nous allons le retoucher ici. Mais, auparavant, voyons comment Popper présente ces deux modèles :
The Utopian
approach may be described as follows. Any rational action must have a certain
aim. It is rational in the same degree as it pursues its aim consciously and
consistently, and as it determines its means according to this end. […]
[A]nother
approach to social engineering, namely, that of piecemeal engineering […] is
an approach which I think to be methodologically sound. The politician who
adopts this method may or may not have a blueprint of society before his mind
[…]. But he will be aware that perfection, if at all attainable, is far
distant, and that every generation of men, […] have a claim ; perhaps not so
much a claim to be made happy, for there are no institutional means of making a
man happy, but a claim not to be made unhappy, where it can be avoided. They
have a claim to be given all possible help, if they suffer. The piecemeal
engineer will, accordingly, adopt the method of searching for, and fighting
against, the greatest and most urgent evils of society, rather than searching
for, and fighting for, its greatest ultimate good. This difference is far from
being merely verbal » (Popper, 1945/1962, p. 157-158).
Les remarques qui suivent comparant les deux modèles ont en vue particulièrement la situation du droit criminel où les moyens adoptés causent nécessairement (avec une grande certitude) la souffrance[81].
Bien entendu, en faisant cette distinction entre les deux modèles, Popper n’est pas contre l’idée de promouvoir le bien. Ce n’est pas dans ce sens qu’il faut lire ses remarques. Mais il craint que le modèle consistant à se fixer un bien abstrait conduise [dépendamment de ce sur quoi il porte] plus facilement à la violence, à la démesure, aussi bien qu’à un appel aux émotions pour réaliser cet idéal. C’est dire que cette approche se laisse emporter par la beauté de l’idéal et qu’elle ne porte pas assez d’attention aux moyens coercitifs, répressifs ou violents utilisés pour l’atteindre. Plus le bien nous paraît grand – ou plus les « buts » fixés nous paraissent dignes (par exemple, « protéger nos enfants », protéger la dignité de l’être humain) – plus grand est le risque que cet idéal obnubile le problème du choix des moyens. Il peut alors nous amener à accepter comme raisonnable et proportionnel des formes violentes de technologie sociale (sociotechnique).
En droit criminel, les moyens qui causent la souffrance seraient vus peut-être comme étant proportionnels et acceptables par rapport au Grand Idéal à réaliser, mais l’acceptation de ces moyens posent au moins deux difficultés : (i) les résultats négatifs qui seront produits par les moyens (droit criminel) sont toujours plus certains que les résultats positifs attendus[82] ; (ii) les moyens ne seraient pas nécessairement proportionnels au mal empirique réel causé par le comportement individualisé lui-même. Par exemple, la peine d’incarcération pour quelqu’un qui vend loyalement une drogue douce n’est pas proportionnelle à ce comportement même, mais seulement au mal global supposé de la pratique (le mal du Trafic) ou à la valeur du bien abstrait (protéger la Santé). En plus, ces moyens ne seraient pas conçus pour réduire la souffrance concrète et immédiate de tous, mais pour prévenir une souffrance future et contingente de certains individus. Par exemple, l’utopie d’une « société sans drogues » peut nous obnubiler sur les moyens à prendre et nous faire choisir le droit criminel pour imposer cet idéal à tout le monde. Au lieu d’investir des énergies dans les cas où la drogue cause de la souffrance dans le but de la soulager, on cause de la souffrance dans la croyance de pouvoir la prévenir ou de réaliser dans l’avenir un but digne.
Notez que dans le premier modèle (punir pour protéger ou pour prévenir), il faut croire dans un lien de causalité entre le droit criminel (moyen) et la prévention ou réduction de la drogue (but), ou entre la peine et le comportement (effet de dissuasion). Si ce lien de causalité n’est pas aussi certain ou efficace que nous le croyons, nous produisons une souffrance moralement injustifiée et pratiquement inefficace. Une autre caractéristique du premier modèle, c’est que les moyens ne sont pas très ouverts à la négociation et aux compromis (Popper, 1945/1962, p. 159).
En revanche, la sociotechnique visant à réduire la souffrance (modèle II) ne présuppose pas d’avance ce qui est bien pour tout le monde : ceux et celles qui souffrent ne perdent pas complètement le pouvoir de décision sur leur situation. En plus, en cherchant à réduire les souffrances, nous avons plus de chances de faire moins de tort si nos projets ne donnent pas les résultats attendus. La démarche est moins autoritaire et moins catégorique. Elle est aussi beaucoup plus prudente et exigeante dans le choix des moyens parce qu’elle veut réduire la souffrance. Elle n’est pas préoccupée cognitivement par la nécessité de trouver un but digne susceptible de justifier la souffrance qui sera causée par les moyens adoptés.
En effet, en ce qui concerne le recours au droit criminel, nous devons être particulièrement vigilants. Pourquoi ? Parce que, comme l’a souligné un sociologue allemand, Fritz Sack (1968, p. 469), le système pénal, à la différence des autres sous-systèmes sociaux, a la caractéristique de distribuer un « bien négatif » (negatives Gut), la peine, par opposition à des « biens positifs » (positiven Gütern), comme l’aide sociale, l’éducation, les soins de santé, etc. La Commission de réforme du droit du Canada (1975, p. 14) a exprimé exactement la même idée lorsqu’elle a décrit le système pénal comme un système qui distribue l’« anti-bien-être ». En plus, les théories de la peine encore en vogue valorisent excessivement la souffrance comme moyen d’intervention. Le droit criminel lui-même s’identifie beaucoup avec la peine. Pour ces raisons, il est dangereux de considérer le droit criminel exclusivement comme un moyen pour atteindre certains idéaux; il vaut mieux de l’envisager au moins en grande partie comme un objectif en soi.
Le droit criminel a retenu, dans différentes théories de la peine, une sorte de « justification quasi médicale », comme l’appelle Luhmann (1997, p. 283), formulée dans un texte de Pierre Ayreault de 1576 portant sur l’ordre et la formalité dans l’instruction judiciaire : « le mal se guarist par le mal » (cité en français par Luhmann, ibidem). Dans ce cadre, on accorde une sorte de statut de nécessité à la souffrance pour accomplir le bien (Pires, 1998). En plus, ce droit croit que c’est la peine qui indique la valeur que nous accordons à certaines normes. Alors, si nous accordons plus de valeur à une norme, nous devons augmenter la peine (maximale) pour exprimer cette valeur. Par exemple, si vous aimez plus les animaux domestiques maintenant que dans la première moitié du 20e siècle, vous devez augmenter la peine maximale des illicites concernant la cruauté à leur égard pour qu’elle puisse exprimer à la fois votre amour accru pour les animaux et pour la norme. On voit bien le paradoxe : pour exprimer notre amour pour les animaux, nous devons exprimer une plus grande haine contre le – ou une plus grande indifférence à la souffrance du – transgresseur. Le droit criminel nous enseigne ainsi à estimer notre propre valeur – et la valeur qu’il accorde aux normes – en fonction de la souffrance qu’il impose au déviant. Dans une politique pour contrôler les drogues, si vous jugez que cela « vaut beaucoup », vous êtes prédisposé à accepter des peines lourdes. Bref, dans l’ancienne culture du droit criminel, qui est encore avec nous, plus il attache de la valeur à quelque chose, plus il juge convenable de punir plus sévèrement sa transgression (Pires, 1995; 2001).
C’est pour cette raison que les « buts » visant à produire le bonheur ou à protéger un bien juridique en particulier posent des problèmes redoutables lorsqu’on veut les accomplir par l’entremise du droit criminel. Par exemple, plus nous accordons de valeur au but de préserver la santé, plus nous glissons vers la justification imperceptible de peines sévères. Et nous perdons une sorte de scepticisme critique qui est particulièrement nécessaire lorsque l’instrument de l’intervention est le droit criminel.
Tableau 8 : Deux modèles de technologie
sociale adaptés à l’emploi du droit criminel dans les politiques
publiques |
|
|
Modèle de technologie sociale I : Cherche
à obtenir le plus grand bien pour la majorité ou
à protéger un « bien juridique » (Le droit criminel comme moyen) |
Modèle de technologie sociale II : Cherche
à réduire les souffrances des individus sans
perdre de vue celles causées par la méthode d’intervention et par la
perte d’autonomie des individus (Le droit criminel comme but) |
|
Rationalité -
Toute action rationnelle (type I) doit avoir un but consistant dans la
production du bonheur ou dans la protection d’un bien juridique -
L’action est rationnelle parce qu’elle vise un but conscient et
consciemment -
On choisit les moyens selon le but ; ouverture à sacrifier les autres au
nom d’une fin -
On doit distinguer le but final des buts intermédiaires (moyens pour le
but final) |
Rationalité -
Toute action rationnelle (type II) doit avoir un but dont la réalisation
ne dépend pas à long terme d’un moyen (résultat immédiat) qui
produit la souffrance ou dont le lien de cause à effet est incertain. -
L’action est rationnelle parce qu’elle vise à réduire la souffrance
et le recours aux moyens qui causent la souffrance immédiate ; elle ne
valorise pas les moyens de contrôle qui misent sur la répression pour
accomplir le but -
On choisit les moyens selon leur capacité à produire la moindre
souffrance (en intensité et en durée); -
On doit exiger une réduction de la souffrance y compris celle causée par
les moyens à court terme |
|
Caractéristiques de la méthode -
Méthode périlleuse qui peut conduire à un ajout intolérable de la
souffrance et de la misère humaines -
Méthode dont l’application peut être aisément ajournée en attendant
des meilleures conditions -
Méthode qui conduit facilement à la violence et à la démesure des
moyens (résultats immédiats) qui produisent la souffrance -
Méthode ouverte à faire appel aux émotions pour la mobilisation et la réalisation
de l’idéal ; tendance à considérer la fin (résultats à long terme
ou idéal) comme plus importante que les moyens (résultats à court
terme) -
Méthode fermée à la négociation et avec tendance à imposer les moyens |
Caractéristiques de la méthode -
Méthode raisonnable pour construire peu à peu une société plus humaine -
Méthode qui peut toujours être immédiatement appliquée -
La seule méthode pour perfectionner les choses qui a eu effectivement du
succès partout (en tout temps et en tout lieu) -
Méthode propice au filtrage de l’émotion,
fermée à sa mobilisation pour la réalisation d’un idéal et
fermée à la comparaison entre la valeur du but et l’acceptabilité des
moyens -
Méthode ouverte à la « négociation » et au choix et révision
des moyens |
|
Questions de contrôle : 1. Les moyens nous semblent-ils appropriés
pour réaliser la fin souhaitée ? 2. La valeur de la fin souhaitée
justifie-t-elle la nature négative ou contraignante des méthodes préconisées
ou adoptées ? 3. Les moyens choisis ou adoptés ont-ils
d’autres utilités ? |
Questions de contrôle : 1. Jusqu’à quel point sommes-nous vraiment
certains que les moyens vont nous conduire réellement à la fin attendue ?
Devons-nous nous fier dogmatiquement à notre conviction compte tenu des
moyens (répressifs) en vue ? 2. En admettant que les moyens puissent
produire l’effet, pouvons-nous
comparer les souffrances causées par les moyens choisis avec les
souffrances causées si ces moyens (répressifs) ne sont pas adoptés ? 3. Quelles sont les nouvelles perturbations
que les moyens peuvent causer ?
Quelle sera le résultat global (y compris le résultat des moyens) de
l’action prévue ? |
|
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[1] Comparer, par exemple, Hart (1963, p. 53, 57, 59-60 et 83) avec Schur (1965, p. v, 6, 6, 169-171).
[2] Le concept de décriminalisation est utilisé ici pour désigner l’opération consistant à retirer la « compétence » du système de justice criminelle pour infliger des sanctions en ce qui concerne un comportement précis (par exemple, l’homosexualité). Il y a usuellement deux sortes de décriminalisation. La décriminalisation de droit (ou de jure) consiste en une modification législative (ou normative obligatoire) du système; la décriminalisation de fait (ou de facto) est la diminution progressive des réactions du système face aussi à des comportements précis (par exemple, la décision purement politique ou organisationnelle de ne pas mettre en accusation les personnes qui fument une cigarette de marihuana sans modifier la compétence du système pénal) (Conseil de l’Europe, 1980, p. 13-14). Mais attention : lorsque l’on retire la compétence du système de justice criminelle (décriminalisation de droit), cela ne signifie pas que l’on retire nécessairement la compétence du système juridique dans son ensemble. D’autres lois non criminelles peuvent réguler et contrôler le comportement qui a été décriminalisé. Dans ce texte, le terme décriminalisation sera employé pour désigner la décriminalisation de droit, sauf quand nous ferons explicitement référence à la décriminalisation de fait.
[3] Les idées présentées ici se trouvent dans son Traité de sociologie générale (Florence, 1916). Une très jolie et très claire présentation de sa pensée est donnée par le sociologue français Raymond Aron (1967, p. 407-496). Nous reprenons ici librement certains propos soulignés par Aron.
[4] Nous devons indiquer ici tout particulièrement celles du philosophe anglais du droit, Herbert L. A. Hart (1963), et du sociologue américain du droit et de la déviance, Edwin M. Schur (1965).
[5] Nous ne pouvons pas les présenter en détail ici.
[6] Les références sur ce point sont assez nombreuses. Nous privilégions ici les observations faites par l’un des plus grands sociologues allemands de la deuxième moitié du 20e siècle, Niklas Luhmann (1993; 1990, en particulier le chap. 2).
[7] Gregory Bateson (1972), un des grands théoriciens de l’information, a proposé une formulation classique axée sur cette idée de la différence. À son avis, le décisif pour l’information serait de produire : « a difference that makes a difference ».
[8] Luhmann se réfère à cette intuition fondamentale de Spencer Brown dans un grand nombre de ses études sur la théorie des systèmes, tout en l’adaptant à sa perspective et au champ des sciences humaines.
[9] Pour une réflexion de fond en droit criminel sur ce point, voir Hart (1963, p. 48-52). Ce passage s’inspire à certains égards de cette réflexion de Hart.
[10] Comparer, par exemple, cette question avec l’effort semblable de Hart (1963, p. 53, 59-60 et 83) et de Schur (1965, p. v, 6, 169-171) pour distinguer aussi entre deux grands groupes d’illicites. Les distinctions que nous trois proposons ne sont pas les mêmes et elles ne nous amènent pas à observer tout à fait les mêmes choses. Mais nous tentons d’escalader la même montagne par des côtés différents. Quant à nous, nous allons profiter d’une partie de l’équipement mis au point par eux.
[11] Vers la fin de cette recherche, nous avons identifié un huitième critère qui n’a pas pu être intégré ici. Il ne modifie pas cependant les résultats présentés.
[12] Voir la définition de ce mot dans le dictionnaire Petit Robert.
[13] Dans le vocabulaire juridique, le vice rédhibitoire est un défaut de la chose, souvent caché ou peu visible, qui peut motiver la modification des conditions ou l’annulation d’un contrat de vente ou de location. Ceci se justifie parce que ce défaut représente un problème majeur, voire absolu ou radical.
[14] Notez que l’appellation d’illicites à double face ne découle ni du critère de l’absence de dommage (Hart, 1963) ni de celui de l’absence d’une victime réelle et distincte (Schur, 1965). La présence / absence de tort n’est un critère ni central ni direct pour nous. D’ailleurs, il ne s’applique qu’à quelques illicites de ce groupe. Le critère de l’absence de la victime est devenu une façon impropre de désigner les choses. Car, d’une part, il s’agit moins de l’absence d’une victime que de l’absence d’une interaction conflictuelle entre deux acteurs sociaux (voir Schur, 1965, p. 170-171). D’autre part, on peut dire aussi qu’il s’agit moins de l’absence d’une victime que d’un télescopage entre auteur et victime ou d’un point aveugle du droit criminel : son impossibilité à observer ces deux figures (auteur / victime) qu’il est par ailleurs en mesure d’observer dans les illicites standard. En réalité, le concept de « crime sans victime » de Schur a éclaté pour donner lieu à une théorie (de la loi criminelle) en voie de construction et appuyée sur une batterie d’autres critères distinctifs. Cet ensemble de critères comprend deux critères-clés indiqués par Schur (1965) et d’autres encore. Bref, les illicites à double face ne sont ni des illicites nécessairement sans dommage ni des illicites sans victime à proprement parler.
[15] Comme il deviendra clair par la suite à la lumière des critères retenus, la distinction proposée ici n’a rien à voir avec l’ancienne distinction entre mala in se et mala prohibita.
[16] Schur (1965, p. 170) désigne ces situations aussi par l’expression « crimes d’échange » (exchange crimes).
[17] Certes, dans les relations homosexuelles, l’accent mis par Schur sur l’échange de biens et services est moins approprié. Mais sa conception globale comprend explicitement ces relations.
[18] Comme le souligne Berman (1983, 181), entre les 10e et 12e siècles, l’image du transgresseur de la loi était celle d’un ennemi de sa victime. Entre les 13e et 18e siècles, le transgresseur, outre sa victime immédiate, est vu comme attaquant le souverain (Foucault, 1975, p. 51; Garraud, 1901, p. 32-33). L’image du transgresseur et du crime se transforme à nouveau à la fin du 18e siècle. Le transgresseur cesse alors d’être vu comme un ennemi personnel du roi pour devenir l’ennemi de tous, « que tous ont intérêt à poursuivre » (Foucault, 1975, 44). Sur ces transformations, voir aussi Pires (1998).
[19] Schur (1965, p. 134) rappelle aussi cette remarque de Robert Merton.
[20] La doctrine pénale emploie parfois l’expression de « sujet actif » pour désigner l’auteur du crime et de « sujet passif » pour désigner la victime directe. Dans le cas de la vente de services sexuels entre une travailleuse du sexe et un client, ni l’un ni l’autre ne sont le « sujet passif ». Un tel sujet n’existe pas au premier niveau.
[21] Les « délits de devoir » – qui comprennent les délits par omission – sont opposés par Roxin aux « délits d’action ». Dans ces derniers, les comportements et situations sont plus clairement précisés dans la loi criminelle elle-même. Nous ne pouvons pas approfondir cette réflexion ici.
[22] Il n’est pas impossible qu’on trouve ici des comportements ou des situations correspondant à des zones grises entre les deux types d’illicites.
[23] Sur cette lecture de Mead et autres questions connexes, voir notre étude (Pires, 2001).
[24] On peut se demander comment cela est possible. Le juriste, sociologue et philosophe du droit Alessandro Baratta (1990, p. 169) nous donne la réponse : c’est parce que, « sur le plan pratique, le système de traitement et d’assistance est inséré dans celui de la justice pénale ». « Les législations relatives à la drogue » produisent alors une sorte de « contradiction par rapport à cette finalité déclarée » (ibidem). En effet, elles justifient ici leur intervention pour protéger l’auteur-victime contre lui-même, mais s’apprêtent, en réalité, à le punir.
[25] En sciences humaines, les recherches portant sur les désastres et les mauvaises décisions (ponctuelles ou persistantes) ont contribué au développement de nos connaissances sur différentes sortes de pièges cognitifs. Pour une excellente vue d’ensemble de cette littérature combinée à une approche originale, voir Morel (2002).
[26] Sur le changement de la loi au Canada en 1985, voir Gemme et Payement (1992).
[27] L’avortement constitue un cas limite et controversé par rapport à ce critère. Nous en dirons un mot dans le point traitant de « La liste de contrôle des illicites à double face » à la fin de cette section.
[28] Voir Brochu (1997, p. 305) où nous trouvons une série d’éléments pertinents dans ce sens.
[29] Nous empruntons cette expression au juriste et philosophe du droit brésilien Roberto Lyra Jr. (1969, p. 19) dans ses réflexions sur les éléments de l’infraction pénale en abstrait.
[30] Nous savons aujourd’hui que les messages pédagogiques sur les drogues, en raison de la vision tronquée et unilatérale qu’ils donnent de cette expérience, perdent leur crédibilité face à un public jeune « possédant des expériences divergentes du message qui leur est transmis » (Baratta, 1990, p. 170).
[31] Philippe Toussiant est journaliste dans un journal bruxellois spécialisé en questions de justice, Le Journal des Procès, et a participé à un débat sur la politique des drogues suscité par la revue scientifique internationale Déviance et Société (Bruxelles, Genève, Paris, 1983, vol. 7, n° 3).
[32] Cette justification a été malheureusement reprise, à son tour aussi un peu trop rapidement, par la politique des drogues du début des années 1970. Voir à ce sujet l’excellente réflexion de Beauchesne (2002).
[33] Pour une critique du moralisme et du paternalisme en ce qui concerne les drogues, voir Beauchesne (2002).
[34] Wounter de Jong était trésorier du Junkie-Bound de Rotterdam qui est un syndicat des junkies, constitué essentiellement d’usagers d’héroïne du secteur de Rotterdam; il a donné des informations en direct de la drugscene dans un débat sur la politique des drogues suscité par la revue scientifique internationale Déviance et Société (Bruxelles, Genève, Paris, 1983, vol. 7, n° 3).
[35] Le concept de « commerce passif » a été proposé par Francis Caballero pour indiquer la nécessité d’une réglementation de la production, de la vente et de la consommation des drogues tout en empêchant l’incitation à l’achat et à la consommation par la publicité. Il est directeur du Centre d’étude du Droit de la Drogue (CEDD) et professeur à l’Université de Paris X.
[36] À cet égard, les réflexions du juriste et philosophe du droit allemand Robert Alexy (1986, chap. 3) sur les droits fondamentaux nous paraissent incontournables (que l’on soit ou non d’accord, par ailleurs, avec le fait de voir les droits fondamentaux à travers le concept de « principes »).
[37] Il s’agit d’un traité signé en 1494 entre les Rois catholiques de l’Espagne et le roi du Portugal fixant la ligne de démarcation de leurs futures possessions outre-mer. « Toute terre découverte à l’Est de cette ligne devrait appartenir au Portugal ; à l’Ouest, à l’Espagne » (Le Petit Mourre, 1998, p.1143-1144).
[38] Voir à cet égard les réflexions voisines de Muller (1995) sur le principe de la non-violence par rapport aux pratiques et philosophies institutionnelles.
[39] Luhmann (1993, p. 10) souligne que lorsque ce mot apparaît, le langage possède déjà des mots pour danger, entreprise, chance, fortune, courage, peur, aventure, etc. On peut alors assumer, poursuit-il, que ce nouveau mot est venu pour « indiquer une situation problème qui n’est pas exprimée avec une précision suffisante par le vocabulaire disponible ». Ce terme deviendra répandu à partir de 1500 (ibidem).
[40] Cette expression est évoquée aussi par Luhmann (1992/1997, p. 135), mais nous lui donnons un sens plus large.
[41] La distinction entre les concepts de risque et de danger, nous la devons surtout au sociologue allemand Niklas Luhmann (1993). Les réflexions qui suivent lui sont toutes redevables, mais nous prenons des libertés à cet égard.
[42] Nous devons fort probablement cette idée à Luhmann, mais nous n’arrivons pas à retracer à temps la référence exacte.
[43] Ulrich Beck est un sociologue allemand contemporain dont le nom a été associé au concept de « société du risque » qu’il propose pour caractériser nos sociétés contemporaines. Son ouvrage de 1986 est considéré comme un best seller et a été traduit en plusieurs langues. Nous avons retenu ce concept pour réfléchir sur l’environnement actuel du droit criminel (Pires, 2001b).
[44] Nous trouvons chez Bentham (1970) et chez Hart (1982) une série de pistes pour une réflexion plus approfondie sur ce point qui ne peut pas être entreprise ici. L’expression « droits-libertés » est empruntée à Hart (1982).
[45] Voir Pires (1998b, p. 149-155).
[46] Nous devons probablement à Kant lui-même la représentation la plus sophistiquée de cette image (Hoffe, 1993, p. 217-220).
[47] Il convient de rappeler que les dispositions constitutionnelles ont une primauté sur les recommandations des conventions internationales et que celles-ci reconnaissent usuellement explicitement cette primauté (voir Ati Dion, 1999). Or, le fait de ne pas reconnaître cette préséance des droits fondamentaux dans les lois nationales pour obéir aux conventions peut être vu aussi comme une forme de transgression des conventions. Car celles-ci reconnaissent la nécessité de respecter les droits fondamentaux et elles sont aussi redevables aux chartes internationales des droits de la personne.
[48] Cette dimension du problème, et l’exagération des risques, ont été signalées à maintes reprises par la littérature spécialisée dans la question des drogues. Voir, parmi beaucoup d’autres, Agra (1993; 1998), Beauchesne (2002), Bertrand (1992), Brochu (1997), Charras, (2002), Faugeron et Kokoreff (2002). Cette dernière étude souligne déjà clairement – comme le titre de l’ouvrage l’indique – « le mérite de reconnaître qu’il ne peut y avoir une société sans drogues » (Faugeron et Kokoreff, 2002, p. 14).
[49] Pour une excellente analyse de la dimension culturelle, scientifique ou simplement cognitive entourant la criminalisation de la prostitution, voir Parent (2001). La chercheure montre aussi comme les savoirs sur l’identité sexuelle et les travailleuses du sexe ont fait obstacle à une réforme de la loi criminelle attendue depuis quelques décennies.
[50] Sur toutes ces questions, voir le prestigieux Rapport du Conseil de l’Europe (1980) sur La Décriminalisation qui a reçu un accueil extrêmement favorable autant des milieux scientifique et juridique que des représentants politiques.
[51] Les travailleuses du sexe elles-mêmes font publiquement cette proposition et élaborent en conjonction avec des autorités publiques et des chercheurs des chartes de droit (voir Charte mondiale des droits des prostituées, Comité international pour le droit des prostituées, Amsterdam, février 1985). Elles ont trouvé - et trouvent de plus en plus - des appuis dans les réflexions scientifiques (Schur, 1965, p. 179; Parent, 2001). On ne peut voir rien de tout cela par rapport au vol ou aux autres formes typiques d’illicites standard.
[52] Robert Merton (1957), dans un chapitre portant sur la signification des données empiriques pour la théorie scientifique, attire justement l’attention sur le fait que l’observation perspicace d’une donnée imprévisible, anomique ou stratégique constitue hors de tout doute une des étapes pour initier, reformuler, dévier ou clarifier une théorie. Mais pour que la donnée puisse avoir un impact théorique significatif (ou un impact sur la théorie), il est nécessaire de la transformer en quelque chose de plus. Merton se réfère ici plus à ce que l’observateur (théorique) ajoute à la donnée qu’à la donnée en soi. Ses réflexions nous paraissent assez voisines de ce que Karl Popper appelle une « conjecture audacieuse » (bold conjecture »), malgré l’impression contraire. En effet, comme l’écrit Popper (1979, p. 81), « The method of science is the method of bold conjectures and ingenious and severe attempts to refute them ». Nous remercions notre collègue et ami Claude Lamontagne, spécialiste en recherches sur la perception et l’intelligence artificielle au Département de psychologie de l’Université d’Ottawa, d’avoir généreusement préparé à notre intention un petit document de travail sur cet aspect de la pensée de Popper.
[53] Notre position se démarque de celle de Schur par rapport à l’avortement. La méprise cognitive ici n’est pas du même ordre et les enjeux entourant cet illicite sont très diversifiés. Ceci donne lieu à plusieurs possibilités d’envisager et de construire le problème. Cette réserve face à la position de Schur n’est pas importante pour la compréhension du critère.
[54] Nous empruntons cette notion à Dreyfus et Rabinov (1982, p. 76) en l’adaptant ici librement à notre propos. Les savoirs sérieux sont investis d’un certain statut d’autorité ou de crédibilité potentielle en raison du statut de leur émetteur ou de la forme (scientifique, philosophique, juridique, religieuse, politique) qu’ils prennent.
[55] C’est probablement le cas des illicites concernant la fraude fiscale et la sorcellerie, même ci ce dernier exemple est en dehors de la période historique analysée. Unsworth (1989) attire particulièrement l’attention sur l’importance de la dimension cognitive dans le cas de la sorcellerie. Au-delà des particularités des mécanismes mis en œuvre par la common law, la dimension cognitive forte reste valable aussi pour la tradition juridique latino-germanique.
[56] Ces grandes lignes peuvent donner lieu à des scénarios plus complexes lorsqu’on tient compte d’autres variantes.
[57] Ceci aurait exigé des réflexions plus développées sur l’articulation entre le principe de fonctionnement des démocraties modernes et le droit criminel. Certains de ces problèmes d’articulation ont été perçus avec une grande perspicacité par Max Weber (1969), ce qui ne signifie pas que sa façon d’approcher la question soit satisfaisante.
[58] Sans entrer dans les détails des variations statistiques d’une place à une autre, lorsqu’on met ensemble tous les crimes du Code criminel et toutes les infractions de la Loi fédérale sur les drogues, on estime grosso modo à moins de 10% les crimes qui sont connus de la police grâce à une intervention proactive (sans plainte). Au moins 90% des crimes connus proviennent de plaintes. Mais les crimes à double face sont majoritairement connus par une action proactive.
[59] La littérature spécialisée signale de façon récurrente cette question de la corruption policière et d’autres coûts sociaux de la politique législative des drogues pour le système de justice criminelle (Hulsman et Ransbeek, 1983, p. 275; Baratta, 1990, p. 167-168). Selon un journaliste spécialisé en questions judiciaires, la répression du trafic des drogues fut, et restait encore en Belgique au début des années 80, « une source importante de déstabilisation des polices » (Toussaint, 1983, p.288-289).
[60] À notre connaissance, ce problème est causé surtout – sinon exclusivement – par la répression des drogues compte tenu de l’ampleur qu’elle a prise et des efforts politiques pour « gonfler les sentences » et les rendre disproportionnelles. Même si l’on songe à d’autres illicites à double face impliquant des réseaux et un marché relativement organisé (jeu d’argent, avortement, services sexuels, etc.), nous n’avons pas de preuves empiriques indiquant un impact sur les peines de la même envergure.
[61] Bien sûr, cela ne veut pas nécessairement dire que l’on doive créer un crime, mais tout simplement que l’on a passé le test imposé par ce critère.
[62] Ce critère se retrouve dans certaines observations empiriques faites par Schur (1965, p. 156-158; 163-164), mais celles-ci n’ont pas été détachées d’une série d’autres observations empiriques communes à toute loi criminelle. Par conséquent, la spécificité théorique des observations qui nous intéressent ici n’a pas été mise en valeur.
[63] C’est-à-dire la conviction selon laquelle la norme et son application ne réussissent pas à contrer le phénomène indésirable.
[64] Nous nous inspirons ici de certaines réflexions de Luhmann (1985) que nous avons librement utilisées.
[65] La décriminalisation de fait peut aussi se faire par les tribunaux eux-mêmes qui développent parfois des arguments juridiques produisant ce résultat. Sur cette question, voir Perrault et Cardinal (1996).
[66] Ceci semble se produire tout particulièrement dans le cas des drogues, puisque ce phénomène peut facilement être perçu à partir d’expectatives cognitives visant à résoudre un problème de santé plutôt qu’à partir d’expectatives normatives visant à résoudre un problème de transgression.
[67] C’est dans ce sens qu’il faut comprendre et interpréter la recommandation de la Commission de réforme du droit du Canada (1976, p. 34) selon laquelle, avant de criminaliser, il faut être sûr « que les mesures nécessaires pour mettre en œuvre le droit pénal contre cette action ne violeront pas elles-mêmes nos valeurs fondamentales ».
[68] Cette expression est de Luhmann (1985) et nous nous inspirons ici de ses réflexions sur les expectatives normatives et cognitives, mais avec beaucoup de liberté.
[69] La Commission de réforme du droit du Canada (1974, p. 34) a proposé quatre questions pour déterminer si une action doit être ou non criminalisée. Une action ne devrait figurer comme crime que si on peut répondre par l’affirmative à ces quatre questions ou critères. Selon la Commission, on doit alors se demander : (1) « si l’action cause un préjudice grave à autrui »; (2) « si elle viole de quelque façon nos valeurs fondamentales, à tel point qu’elle cause un tort à la société » ; (3) « si nous sommes sûrs que les mesures nécessaires pour mettre en œuvre le droit pénal contre cette action ne violeront pas elles-mêmes nos valeurs fondamentales » ; et (4) « si après réponse affirmative à ces trois questions, nous croyons que le droit pénal est d’un apport substantiel à la solution du problème ». Le cas des drogues échouerait, avec certitude, devant le premier, le troisième et le quatrième critères. Le deuxième est plus ambigu mais il paraît quand même difficile de soutenir que les drogues (et surtout les drogues douces) violent nos valeurs fondamentales (et à un tel point).
[70] Luhmann (1985) a clairement montré à cet égard qu’il existe différents mécanismes pour affirmer des normes qui sont, ou peuvent être, fonctionnellement équivalents.
[71] Nous ne pouvons traiter de cette question en détail ici. Disons qu’il faut distinguer un système de régulation qui est complètement inopérant ou dérisoire d’un système qui aborde sérieusement le problème bien que de façon modérée.
[72] Ce principe a été récemment reconnu en droit criminel par la nouvelle politique officielle de réforme législative portugaise en matière de drogues (Gouvernement du Portugal, 2001). Voir aussi Ati Dion (1999).
[73] Le langage juridique est incertain ici et varie d’un pays à l’autre. On parle parfois de « droit pénal administratif », de « droit pénal » par opposition à « droit criminel », ou encore de simple « droit d’ordre social », etc.
[74] Comme nous l’avons déjà dit, cette expression est empruntée à Hart (1973/1982).
[75] Dans ces remarques, nous bénéficions indirectement aussi des réflexions faites par Hart (1973/1982).
[76] Il existe un débat entre Habermas (1997, p. 276-290) et Alexy (1986/2001) sur le statut des normes de droit fondamental. Mais il nous semble que leur divergence ne nous amène pas à modifier notre point de vue ici.
[77] Comme le rappelle, entre autres, Karl Popper (1963, chap. 9, note 6), nous appelons souvent les résultats immédiats « moyens » et les résultats secondaires « fin », « but », etc. L’action consiste alors à produire un premier résultat qui est le moyen pour produire un résultat secondaire (fin, but).
[78] Karl R. Popper est un philosophe et épistémologue de grande renommée né à Vienne en 1902. Il a écrit une série d’ouvrages sur la science moderne mais son œuvre comprend aussi des essais sur la morale sociale traduits dans plusieurs langues.
[79] Voir à cet égard l’ouvrage sous la direction de Podgorecki, Alexander et Shields (1996). Le premier article d’Adam Podgorecki donne une très bonne vue d’ensemble de cette question.
[80] Quant à nous, par choix théorique, nous préférons le terme utopist à utopian. C’est que Popper accorde au terme « utopie » un sens purement péjoratif, ce qui n’est pas notre cas. Nous suivons plutôt une autre perspective sociologique qui distingue entre utopisme (sens négatif) et utopie (sens positif). Néanmoins, sauf cette réserve terminologique, il n’y a pas de divergence de fond par rapport à ce passage de l’œuvre de Popper.
[81] Le tableau 8 résume ces deux modèles. Il se trouve à la fin de cette conclusion parce que nous n’avons pas explicité dans le texte tous les éléments. Il peut néanmoins être utile. Il est inspiré des réflexions de Popper (1963), mais adapté en toute liberté pour nos propos.
[82] Voir les réflexions de Popper (1945/1962, chap. 9) sur la fin et les moyens dans une des notes de ce chapitre.