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SOCI - Comité permanent

Affaires sociales, sciences et technologie

 

Délibérations du comité sénatorial permanent des
Affaires sociales, des sciences et de la technologie

Fascicule 18 - Témoignages du 20 octobre 1998


OTTAWA, le mardi 20 octobre 1998

Le comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie se réunit aujourd'hui, à 10 heures, pour examiner les dimensions de la cohésion sociale au Canada dans le contexte de la mondialisation et des autres éléments économiques et structurels qui influent sur les niveaux de confiance et de réciprocité dans la population canadienne.

Le sénateur Lowell Murray (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président: Chers collègues, nous en sommes à la troisième séance consacrée à l'étude de la cohésion sociale au Canada. Lors de nos deux premières séances, nous avons entendu Michael Adams, de Environics Research, et Mme Jane Jenson, professeure à l'Université de Montréal. Nous avons parlé de l'évolution des valeurs sociales au Canada et avons eu le temps de réfléchir aux facteurs qui influent sur les changements des valeurs sociales, les facteurs économiques en particulier. Quel est l'impact de la mondialisation et de la technologie sur la cohésion sociale au Canada? Pouvons-nous intégrer des considérations économiques et sociales, la politique économique et sociale, dans notre travail? Pouvons-nous les séparer?

Nous accueillons aujourd'hui deux témoins qui sont éminemment qualifiés pour nous aider à aborder ces questions et d'autres, connexes. Inutile pour moi d'aller dans les détails pour vous présenter Judith Maxwell, présidente des Réseaux canadiens de recherche en politiques publiques et qui, de 1985 à 1992, était présidente du Conseil économique du Canada; elle a également dirigé les études politiques au C.D. Howe Institute et a été aussi journaliste. Vous la connaissez tous de réputation, sinon personnellement. Ces quelques dernières années, elle a écrit de nombreux articles et prononcé beaucoup d'allocutions sur ce sujet, soit l'impact de la mondialisation et de la technologie sur la cohésion sociale au Canada. Elle a écrit des articles sur la polarisation des emplois et des revenus, sur la nécessité d'intégrer l'économique et le social.

[Français]

Nous accueillons M. Alain Noël, de l'Université de Montréal, Département des sciences politiques, qui se spécialise en politiques comparatives et surtout sur l'État-providence dans les pays de l'OCDE, des politiques sociales et du marché du travail. Pendant l'année scolaire 1997-1998, il était professeur invité à la School of Social Welfare, où il s'est consacré en particulier au fédéralisme, à la décentralisation et la politique sociale. Il poursuit son travail cette année, surtout sur l'union sociale canadienne.

[Traduction]

Bienvenue à vous deux. Judith Maxwell va commencer; ensuite, ce sera le tour de M. Noël, puis nous passerons aux questions et aux discussions.

Madame Maxwell, bienvenue et merci d'être venue.

Mme Judith Maxwell, présidente, Réseaux canadiens de recherche en politiques publiques: C'est avec plaisir que je participe à cette série d'audiences et je suis également heureuse d'être jumelée avec Alain Noël pour les débats de ce matin avec les sénateurs.

J'aimerais parler au comité de certaines des dimensions économiques de la cohésion sociale au Canada. Je crois que Jane Jenson a donné des définitions et fait l'historique de la cohésion sociale dans son exposé d'il y a quelques semaines. J'aimerais reprendre le sujet et parler des dimensions économiques. Si l'on pense aux 15 dernières années environ, on peut dire que l'on a connu une restructuration phénoménale de la politique économique; il suffit de citer l'accord de libre-échange, la TPS, d'autres types de réforme fiscale, les restrictions financières, un changement dans les paramètres fondamentaux de la politique monétaire, et cetera. Nous avons également connu une restructuration économique du secteur industriel. Je serais l'une des premières personnes à dire que le Canada avait besoin d'apporter des changements très importants dans ces domaines. Toutefois, peut-être sans le savoir, sommes-nous devenus si obsédés par le côté économique de la question que nous n'avons pas beaucoup prêté attention aux conséquences sociales de toute cette restructuration économique. En fait, les conséquences ont été non intentionnelles. Je crois que nous avons besoin maintenant de repenser les aspects fondamentaux de la réalité sociale.

Nous devons mieux comprendre la manière dont l'économie influe sur la société, mais nous devons également comprendre comment le fonctionnement du social influe sur l'économique. Nous devons comprendre ces deux influences qui vont dans les deux sens. Nous devons savoir comment les points forts et les points faibles de nos connexions et de nos institutions sociales influent sur l'économie afin d'être mieux placés pour parvenir à un équilibre entre ce que nous souhaitons réaliser d'une part, en matière de bien-être économique et, d'autre part, en matière de bien-être social pour les Canadiens.

Je n'ai pas la réponse à cette série très fondamentale de questions, mais je crois que ces audiences donnent l'occasion unique de commencer à avancer dans la compréhension de ces principes fondamentaux, ce qui permettra ainsi d'arriver pour le long terme à un rendement économique et social bien meilleur.

J'ai préparé un document qui vous a été distribué, je crois. J'aimerais passer rapidement ces notes en revue, sans pour autant aller dans trop de détails, car j'aimerais traiter de pas mal de questions. Ces notes proviennent en partie de la conférence Hanson que j'ai donnée à l'Université de l'Alberta en 1996, mais elles sont également très influencées par le programme de travail que nous avons suivi aux Réseaux canadiens de recherche en politiques publiques.

La première page du document est axée sur l'évolution du capitalisme, pour utiliser une expression de choc. La plupart de l'économie enseignée encore aujourd'hui dans nos universités met l'accent sur trois facteurs de production: le patrimoine foncier, le travail et le capital. Au XIXe siècle ou même à la période d'après-guerre, nous définissions ces éléments en termes assez simples et concrets. Le patrimoine foncier représentait les minéraux, les roches, les arbres, les fermes, et cetera. Le travail représentait réellement l'effort physique. Le capital représentait des choses concrètes comme l'argent, les immeubles et les outils.

À l'aube du XIXe siècle, les principaux facteurs de production nous paraissent très différents. Le patrimoine foncier comprend non seulement les fermes et les forêts, mais aussi la pureté de l'air, de l'eau et des sols. Le travail n'est plus une question d'effort physique, mais exige que l'on soit un résolveur de problèmes informé, un partenaire d'équipe, un bon communicateur. Ce sont des aspects qualitatifs très importants du travail.

En ce qui concerne le capital, nous avons toujours besoin de l'argent, des immeubles et des outils, mais aussi du savoir intégré que chaque travailleur contribue chaque jour au milieu de travail. Nous avons besoin des connexions sociales. Le fonctionnement de l'économie dépend fortement des connexions sociales -- la façon dont le travail est organisé, les rapports qui existent entre employeurs et employés, la confiance qui existe en milieu de travail et entre producteurs, clients et fournisseurs. Nous vivons maintenant à une époque où le fonctionnement de nos institutions fait partie du capital qui permet le bon rendement de l'économie et de la société.

J'aimerais parler d'une autre série de concepts qui apparaît à la deuxième page du document où je parle de deux notions de compétitivité. En règle générale, ces 15 dernières années, la société a mis l'accent sur la minimisation des coûts, sur des considérations à très court terme de survie sur le marché. Même dans le secteur public, les décisions politiques ont été prises en fonction de la nécessité de réduire les coûts.

Une autre notion de compétitivité qui est maintenant largement acceptée dans les milieux universitaires, bien que je doive dire qu'elle n'est pas universelle, met davantage l'accent sur la croissance dynamique à long terme. Lorsque l'on parle de croissance dynamique, on veut surtout parler de la capacité de l'organisation de maintenir un bon rendement au fil du temps. Dans ce contexte, des sociétés déclarent que ce sont les employés qui constituent leur ressource la plus précieuse. Il y a maintenant des sociétés qui en fait essaient de mesurer leur capital intellectuel ou leurs actifs intellectuels, car c'est le savoir intégré de la main-d'oeuvre -- ainsi que la formation et la capacité d'apprentissage de cette main-d'oeuvre -- qui assure la véritable productivité d'une société, à long terme.

Cette nouvelle notion de compétitivité existe bel et bien et elle est certainement valable et acceptable dans certains secteurs de notre économie et de notre société, mais je n'irais pas jusqu'à dire qu'elle fait maintenant partie des stéréotypes. Ce que j'appelle la notion démodée de minimisation des coûts est toujours bien ancrée dans de nombreuses institutions et apparaît fortement dans la plupart des politiques d'intérêt public.

Je pense que l'évolution de notre pensée au sujet de la nature de la croissance économique est un point important dont il faut tenir compte dans votre examen, car cette évolution révèle immédiatement que les considérations d'ordre social et économique sont interdépendantes. Beaucoup de gens se demandent avec inquiétude où les tendances économiques récentes risquent de nous conduire. Il y a des pessimistes et des optimistes.

À la troisième page, je donne deux exemples d'opinions tout à fait divergentes. La vision pessimiste vient de Jeremy Rifkin, auteur de La fin du travail. La vision optimiste vient de William Bridges, auteur de JobShift. Selon lui, la notion ancienne et traditionnelle de l'emploi où l'on affecte diverses personnes selon les besoins va disparaître. Nous allons finir par avoir des gens qui ont véritablement un portefeuille de tâches, qu'ils peuvent accomplir dans un lieu de travail ou dans plusieurs. Les personnes autonomes, par exemple, vivent déjà pareille situation. Nous sommes témoins d'une évolution du monde du travail qui peut être interprétée de façon pessimiste ou optimiste.

Il y a beaucoup de forces qui maintenant refaçonnent la nature du travail et que j'expose à la page 4. Je ne me propose pas de les passer toutes en revue, mais j'espère que vous les examinerez plus à fond au cours de vos audiences en compagnie d'autres témoins.

Certaines des tendances qui contribuent à la réorganisation du travail ont un impact marqué sur la vie des gens, tant au plan économique que social. Elles reflètent les changements que vivent les individus, changements causés par l'évolution du travail et de la famille, le stress en milieu de travail, l'évolution des valeurs du travail et la démographie. Par exemple, on recense aujourd'hui beaucoup plus de femmes sur le marché du travail.

Sur les lieux du travail, d'importants changements au niveau de l'organisation du travail mettent l'accent sur les résultats financiers -- tendance à embaucher des employés à contrat ou dans des conditions ne correspondant pas à la norme, plutôt que d'opter pour les relations de travail traditionnelles. Parmi les autres facteurs, citons l'évolution de l'économie, la mondialisation et les technologies de l'information. Une autre tendance qui contribue à la réorganisation du travail, c'est la façon dont les gouvernements se réorganisent et aussi la manière dont le filet de sécurité sociale se transforme. Nous semblons adopter des politiques qui sont beaucoup plus axées sur l'autonomie personnelle. On retrouve maintenant dans la société canadienne une tension marquée entre les notions de responsabilité individuelle et de responsabilité collective.

Je passe très rapidement sur ces grands concepts, car je préfère parler de tous ces points au moment de la période de questions.

Aux pages 5 et 6, je présente certaines des grandes conséquences de ces changements en milieu de travail, notamment le fait qu'ils entraînent une plus grande inégalité des gains et des emplois, ce qui crée beaucoup de tensions au sein de la société. Je pense qu'il s'agit là de certaines des conséquences très concrètes et non intentionnelles de la restructuration économique que nous avons vécue.

Je le répète, je ne veux pas essayer dans mon introduction de m'attarder en détail sur ce point. Il suffit d'examiner les tableaux que j'ai reproduits à la page 5, qui proviennent d'une publication récente de Statistique Canada, pour s'apercevoir que les gains des jeunes travailleurs, masculins et féminins, ont chuté considérablement en termes réels ces 20 dernières années. Les gains des travailleurs plus âgés, ceux de ma tranche d'âge, se sont assez bien maintenus. Les gains ne se sont pas améliorés en termes réels, mais ces gens-là ont pu maintenir leur niveau de vie.

Il ne s'agit pas tant d'un écart des inégalités dans un lieu de travail ou à l'intérieur de groupes d'âge particuliers, mais plutôt de quelque chose de très fondamental qui se produit dans la façon dont le travail est rémunéré et en ce qui concerne l'accès des jeunes générations à des emplois bien rémunérés. Comme vous pouvez vous l'imaginer, cela entraîne de grandes conséquences sociales.

On remarque dans les années 90, non seulement en ce qui concerne les taux de rémunération, mais aussi les revenus des familles après impôts et paiements de transfert, que davantage de familles ont tendance à se retrouver cantonnées dans les groupes à faible revenu. Beaucoup de raisons l'expliquent: il y a plus de familles monoparentales, par exemple; les faibles niveaux des gains des jeunes travailleurs sont évidemment un facteur à considérer et il faut également noter les impôts plus élevés et une diminution des avantages sociaux, ce qui a un impact sur le pouvoir d'achat réel dont disposent les familles.

Lorsque l'on s'arrête aux détails, on s'aperçoit que les personnes âgées n'ont pas été touchées par ces nouvelles inégalités. La situation des femmes en général s'est améliorée, bien que les gains des jeunes femmes semblent être très déprimés. La situation des jeunes hommes et des travailleurs non qualifiés s'est détériorée profondément et celle des femmes monoparentales, en particulier, est également très précaire.

Dans tout débat sur la cohésion sociale, il faut se poser une importante question: demandons-nous à la jeune génération de porter le plus gros du fardeau de la restructuration économique? Les jeunes ne vont-ils jamais avoir la possibilité de participer activement à la vie économique du Canada?

En conclusion, monsieur le président, je pense que la société canadienne court le risque de devenir plus polarisée. Les Canadiens devront avoir une volonté politique claire s'ils veulent opter pour la croissance dynamique et s'engager à former ce que j'appelle une société résiliente, une société qui investit dans les gens.

À la page 8, j'expose ce qui, d'après moi, représente certaines des pierres angulaires d'une société résiliente: tout d'abord, c'est une société de l'apprentissage qui investit continuellement dans l'éducation, la formation et le développement de la petite enfance. Deuxièmement, une société résiliente, axée sur la croissance dynamique, accorderait une priorité très élevée au rôle des familles en tant que pourvoyeurs de soins et ferait en sorte que les familles sont bien appuyées par les employeurs, les gouvernements et les collectivités.

Une société résiliente permettrait de mesurer les progrès accomplis en suivant l'évolution des résultats à partir d'indicateurs sociaux et économiques. Il ne s'agirait pas simplement de mesurer nos progrès économiques en se fondant sur l'augmentation du produit intérieur brut, du niveau d'emploi ou des dépenses gouvernementales totales, mais plutôt en fonction des dimensions sociales de nos progrès. Ce serait une société qui s'opposerait activement à la polarisation et tenterait de créer des occasions permettant aux Canadiens d'atteindre leur potentiel. Ce serait également une société qui favoriserait de nouvelles formes de collaboration entre tous les intervenants sociaux: les gouvernements, les employeurs, les syndicats, les organisations communautaires, les institutions parapubliques, les particuliers et les familles.

La notion de cohésion sociale est fondée sur le sens du partage de l'entreprise ainsi que sur le sentiment d'appartenance. La cohésion sociale offre à tous les Canadiens espoir et opportunités. Si nous devenons une société où beaucoup de Canadiens sont en fait exclus de toute participation à l'activité économique et sociale, il faudra de toute évidence s'attaquer à certains problèmes. Ces audiences doivent permettre d'aborder les questions essentielles: avons-nous ou non des institutions qui fonctionnent bien et qui nous permettent de gérer le conflit, de favoriser la collaboration, de créer des occasions pour les Canadiens et d'équilibrer les intérêts des personnes âgées et des jeunes?

Le président: Merci, madame Maxwell.

Monsieur Noël, vous avez la parole.

M. Alain Noël, professeur, Département des sciences politiques, Université de Montréal: Merci de m'avoir invité à comparaître devant vous. Je vais essayer d'être bref et j'ai préparé cet exposé lorsque j'ai reçu votre invitation la semaine dernière.

Je vais commencer par aborder le point soulevé par Judith Maxwell à la fin de son exposé. Après avoir présenté deux modèles différents, elle a mis l'accent sur la nécessité d'une volonté politique claire. Je pose la question suivante: qu'est-ce qu'une volonté politique claire au XIXe siècle? Je vais parler en tant que politicologue spécialisé dans le domaine de la politique sociale et je vais m'inspirer des politiques comparatives, essentiellement des points de vue des spécialistes qui ont étudié ces genres de choix dans plusieurs pays. Je vais parler de mon interprétation personnelle, puisque bien sûr, elle diffère nécessairement de celle d'autres personnes.

Tout d'abord, malgré tout ce que l'on peut dire au sujet de la mondialisation et de l'évolution technique, les gouvernements et les populations peuvent toujours faire des choix importants. Ces choix apparaissent dans plusieurs domaines. Très souvent nous avons l'impression -- et ces dernières années, nous avons pu lire de nombreux éditoriaux et commentaires au Canada à cet égard -- qu'une seule politique est possible. Ainsi, nous avons été absorbés par le problème de la réduction du déficit et il ne semblait pas y avoir d'autres solutions, alors qu'en réalité, il y a toujours eu d'autres possibilités.

Premièrement, à titre d'exemple, la pauvreté au Canada n'a rien à voir avec celle que l'on retrouve aux États-Unis. Il suffit de se promener au centre de n'importe quelle ville américaine pour l'observer. Il apparaît également clairement, comme une analyse comparative a pu le démontrer, que la grande différence entre le Canada et les États-Unis en matière de pauvreté s'explique non seulement par le marché du travail, mais aussi par les politiques d'intérêt public. Au Canada, les politiques publiques protègent les Canadiens au bas de l'échelle salariale; c'est là toute la différence.

De façon plus générale, les modèles de politique publique diffèrent beaucoup dans les pays de l'Europe et de l'Amérique du Nord. Ils se rapportent aux politiques de l'emploi, aux politiques sociales et même à la politique étrangère. J'ai travaillé avec mon collègue Jean-Philippe Thérien sur les questions d'aide extérieure. Nous avons montré que ce sont à peu près les mêmes valeurs qui sous-tendent les politiques d'aide extérieure et les politiques d'aide sociale. C'est-à-dire qu'une fois qu'un pays a adopté une certaine échelle de valeurs, il l'applique jusque dans sa politique extérieure. Voilà pour le premier point. Des choix se posent. Il n'y a qu'à voir les pays de l'OCDE. On peut constater d'énormes différences entre eux, même dans les années 90, et il y en aura probablement encore plus dans le futur.

Deuxièmement, ces choix sont souvent mal compris et, par conséquent, ignorés. On ne cherche pas forcément ces changements où il faut, en partie parce que les options politiques ont changé. Les choix existent, mais ils ne sont pas nécessairement les mêmes qu'auparavant. Laissez-moi vous donner quelques exemples. Tout d'abord, la structure canadienne de régulation de la demande n'est plus vraiment efficace. Elle ne tient pas compte des différences entre les pays. Par contre, ce qui est très important, ce sont les politiques axées sur l'approvisionnement -- comme celles auxquelles faisait penser l'exposé précédent -- qui ont une incidence sur les compétences de la main d'oeuvre et sur les revenus des gens.

Certains pays de l'OCDE ont mis l'accent sur l'investissement public pour soutenir l'éducation, la formation et l'emploi; d'autres ont compté sur le marché pour le faire à leur place. Bien entendu, les pays qui misent sur l'investissement public sont prêts à avoir un régime fiscal plus lourd que ne l'est celui des pays qui comptent sur le marché pour prendre les décisions relatives à l'emploi.

D'abord, ce qui importe maintenant, ce sont des politiques moins axées sur la régulation de la demande et plus sur l'approvisionnement, mais les politiques axées sur l'approvisionnement varient selon qu'elles émanent des partis socio-démocrates ou des partis conservateurs ou, de façon plus générale, de la gauche ou de la droite.

La deuxième différence n'est pas tant attribuable aux dépenses. Si vous regardez les pays du monde entier, vous verrez qu'il n'y a pas un très grand écart entre eux sur le plan des dépenses globales. Les politicologues ont tenté d'analyser la situation et de prouver qu'un gouvernement de gauche dépense plus. Ce n'est pas ainsi que ça fonctionne. Il y a des écarts, mais ils ne sont pas vraiment frappants. Ce qui compte vraiment c'est à quoi est consacré cet argent -- à l'éducation, par exemple, ou à l'ordre public. Il en a aussi été question dans l'exposé précédent.

Troisièmement, le débat se poursuivra dans l'avenir. En gros, il visera moins à déterminer le degré de contrôle de l'État qu'à définir le degré de démocratie. Je ne peux pas m'éterniser là-dessus, mais je vais vous donner un exemple. En 1996, je siégeais à un comité mis sur pied par le gouvernement du Québec pour examiner les politiques d'aide sociale. Bien que composé de seulement cinq personnes, le comité a produit deux rapports. C'est une longue histoire. Les deux rapports convergeaient forcément sur un certain nombre d'éléments. Ce n'est qu'au cours de la dernière semaine que nous avons décidé de rédiger deux rapports, et nous avons eu le temps de tirer des conclusions similaires sur diverses questions.

L'une des plus grandes divergences d'opinion entre les deux groupes avait trait aux pouvoirs et aux choix à laisser au bénéficiaire de l'aide sociale. Devrions-nous lui dire: «Puisque vous recevez de l'aide sociale, vous renoncez à votre droit de faire des choix et nous pouvons vous imposer n'importe quel programme que nous jugeons important»? Ou devrions-nous plutôt dire: «Nous savons que vous vivez une situation difficile. Il est probable que vous êtes mal outillé pour affronter le marché de l'emploi. Vous avez d'importants choix à faire. Nous tâcherons de vous offrir des possibilités, non seulement parce que nous présumons que vous êtes plus en mesure que nous de choisir, mais aussi parce que nous voulons aider les gens à se prendre en main et non seulement leur inculquer des compétences». Nos opinions différaient entre autres sur ce point -- sur les pouvoirs à accorder à un bénéficiaire de l'aide sociale.

Des ouvrages sont actuellement publiés sur ce sujet, surtout en Europe. Aux États-Unis, on y accorde moins d'importance, bien qu'il soit question de prise en charge dans d'autres domaines. Dans le cadre de l'élaboration des politiques sociales en Europe, on discute beaucoup des droits des utilisateurs, des citoyens et des communautés pour définir les politiques sociales. Ça englobe la question de la décentralisation et d'autres enjeux.

C'est que l'État ne fait pas qu'envoyer un chèque et imposer des programmes; il essaie aussi de former des communautés en offrant des choix aux citoyens, sur le plan individuel et collectif. C'est un troisième ordre de choix qui est un peu plus difficile à définir, parce qu'il ne concerne pas directement les dépenses. Il ne coûte pas plus cher que les autres choix, il est simplement différent.

Par exemple, dans la campagne électorale qui s'amorce au Québec, les choix offerts aux électeurs sont d'une rare clarté. Dans un sens, le débat traditionnel se poursuit. Le Parti libéral et le Parti québécois ont toujours soutenu plus ou moins les mêmes points de vues, mais le contraste est maintenant plus frappant. Je donnerai un autre exemple dans un moment.

Il y a des choix, mais ce ne sont plus les mêmes qu'auparavant. Dans l'ensemble, le problème est moins d'ordre technique que politique, puisque c'est une question de choix. De plus, d'après moi, même si les choix ont changé, le débat reste le même. C'est un débat qui dure depuis plus d'un siècle entre la gauche libérale et la droite libérale des pays de l'OCDE. Chacune a ses propres dilemmes.

Il n'y a pas de choix facile pour les partis de la droite. Ils aimeraient réduire les impôts, mais ils sont conscients que les gens tiennent à préserver les services sociaux. Il leur faut trouver un équilibre. Les partis de la gauche tiennent à promouvoir l'égalité, mais ils se rendent compte qu'il faut faire un compromis entre l'égalité et l'emploi. Le chômage est plus élevé dans les pays qui ont mis l'accent sur l'égalité. Aussi, ils aimeraient investir dans le secteur public, mais ils comprennent qu'il y a des limites à l'imposition. Des deux côtés, les choix sont difficiles.

La solution la plus favorable à la croissance économique n'est pas évidente. Il est cependant clair que le compromis entre l'égalité et l'emploi est un véritable compromis; c'est-à-dire qu'il est très difficile d'avoir les deux à la fois. On peut avoir un taux d'emploi élevé et de grandes inégalités, comme aux États-Unis, ou plus d'égalité, comme en Europe continentale, mais un taux de chômage plus élevé.

Au Canada, nous faisons face à un choix supplémentaire. Ce n'est pas avec plaisir que je soulève cette question, mais il nous reste encore à résoudre les questions d'unité et de diversité. Tous les pays doivent faire face à ce qu'on peut appeler une profonde diversité. Il est plus ardu maintenant, pour toutes sortes de raisons, d'élaborer des programmes qui peuvent s'appliquer de la même façon à tout le monde. Si nous voulons que les gens et les communautés se prennent en charge, il faut décentraliser. Pour décentraliser, il faut penser à la manière de le faire et à ce que ça signifie vraiment. Au Canada, à mon avis, il faut décentraliser la politique sociale. C'est nécessaire, et ce n'est pas forcément mauvais. Rien ne prouve que la décentralisation nuit à la politique sociale, quoi qu'en pensent la plupart des observateurs.

Selon moi, le Canada est un État providence bien plus généreux que ne le sont les États-Unis, parce qu'il est plus décentralisé. Il faut se rappeler que les réformes de l'aide sociale, aux États-Unis, sont venues du centre. C'est aussi le centre qui bloque les services de santé. Une plus grande centralisation ne signifie pas forcément une politique sociale plus généreuse. Les Canadiens envisagent ces choses-là sous un autre angle.

Nous devons nous attaquer à la question de l'union sociale. Je ne m'étendrai pas sur cette question, sauf pour dire que, sous ce concept, de nombreuses visions différentes s'affrontent car le consensus auquel est parvenue la province est très différent de ce qu'avaient à l'esprit les gens qui ont lancé le débat sur l'union sociale.

Pour terminer, dans mes travaux avec Jean-Philippe Thérien sur l'État providence et l'aide extérieure, nous constatons notamment que ce qu'on pourrait appeler la justice mondiale, ou le sens du partage dans le monde, ne repose pas sur une vision cosmopolite. Elle est fondée sur une vision nationale en vertu de laquelle on s'intéresse à ses concitoyens. Les pays qui sont plus généreux à l'égard de leurs citoyens sont aussi plus disposés à participer à la coopération internationale. Nous ne devrions donc pas forcément craindre les mesures prises à l'échelle locale, la décentralisation. Il convient aussi de souligner que la justice peut aussi être favorable à l'économie, qu'on peut s'intéresser à l'État providence et aux politiques sociales sans nécessairement s'opposer à la création d'une économie mondiale ouverte.

Je terminerai en citant un ouvrage de Schumpeter publié, je crois, dans les années 50. Il a écrit que les automobiles se déplacent plus rapidement avec des freins que sans freins. Dans le contexte de l'État providence, ça signifie qu'une mondialisation rapide ne peut avoir lieu que s'il y a des freins, c'est-à-dire si les passagers sont protégés.

Le président: Merci, monsieur Noël. Pour les fins du compte rendu, les documents dont Mme Maxwell a parlé seront remis à la greffière et constitueront une pièce au dossier de ce comité.

Le sénateur Kinsella: D'après vous, pouvons-nous définir une norme en matière de bien-être dans la société canadienne? Est-ce qu'il existe un critère pour évaluer le bien-être social? Autrement dit, à partir d'un modèle d'analyse qui définit des objectifs au lieu de faire un diagnostic, pourrions-nous répertorier les besoins humains qui doivent être satisfaits et, peut-être même, leur attribuer un ordre hiérarchique? Est-ce que la documentation existante sur la hiérarchie des besoins est utile, ou est-ce qu'elle constitue plutôt un obstacle lorsqu'on cherche à comprendre comment on peut répondre à la demande des Canadiens en matière de bien-être?

Est-ce qu'on peut se fonder, comme critère, sur l'engagement international en matière de droits internationaux, culturels et sociaux, qui définit une série d'objectifs qui ne peuvent être mis en oeuvre que par le truchement de programmes, par opposition aux droits qui se réalisent d'eux-mêmes? Autrement dit, pouvons-nous définir l'objectif que nous visons? Votre exposé et les documents que vous avez présentés ont été des plus instructifs, mais ils me semblent fortement constituer un diagnostic.

Mme Maxwell: Je vais essayer de mieux me faire comprendre. Si vous pensez à la façon dont les gouvernements déterminent les prestations d'aide sociale, par exemple, on dirait qu'ils s'efforcent de subvenir à des besoins matériels minimum -- telle somme pour l'hébergement, pour la nourriture, pour l'habillement, et cetera. La question de savoir si ces prestations sont suffisantes ou non fait l'objet d'une vive polémique. Les besoins pourraient être très différents, selon que vous vivez dans une localité où le logement est cher ou plus abordable, ou encore où le climat est froid ou plus tempéré. C'est peut-être ainsi que nous avons eu tendance à penser aux besoins fondamentaux dans le passé. Cependant, nous savons aussi que les gens qui ont un niveau de vie minimum sont, par exemple, en moins bonne santé que ceux qui ont un niveau de vie plus élevé et un meilleur contrôle sur leur vie. Les plus pauvres vivent moins longtemps et recourent beaucoup plus au système de soins de santé. Ça pourrait vouloir dire que le niveau de vie minimum n'est pas forcément synonyme de bien-être.

Si nous voulons vraiment favoriser une économie fondée sur le savoir, qui pourrait réellement prendre son essor au sein de ce qu'on appelle la nouvelle économie, nous devrons faire en sorte que tout le monde puisse réaliser son potentiel sur le plan des compétences techniques, de la résolution de problèmes, de la communication, ainsi de suite. Quelles sont les conditions fondamentales pour qu'un enfant, ou n'importe qui, puisse apprendre et acquérir les compétences, la confiance et l'estime de soi nécessaires pour bien fonctionner dans un milieu de travail susceptible d'offrir un niveau de vie adéquat dans la conjoncture actuelle? Ce que je dis, c'est que nous progressons sur l'échelle de la hiérarchie des besoins fondamentaux. Si nous tenons à avoir une société qui fonctionne bien pour tous ses participants, nous devrons redéfinir les besoins fondamentaux. Notre objectif devrait être d'avoir une population en santé, instruite, qui dispose du logement, des vêtements et de la nourriture voulus.

Le sénateur Kinsella: Vous parlez de la polarisation de la rémunération. Je me pose des questions sur la polarisation psychologique. Une personne peut avoir un emploi, comme vous disiez, sans avoir le sentiment de se réaliser. Savons-nous combien de gens, sur le marché du travail au Canada, ont un emploi qui ne les intéresse pas, qui ne leur apporte absolument rien sur le plan personnel ce qui, dans un sens, est inhumain pour eux? C'est ça, à mon avis, la différence entre les nantis et les démunis. C'est cette situation qui m'inquiète plus que le cas classique. On sait historiquement qui sont les nantis et les démunis sur le plan économique, mais je crois que cette division psychologique entre les uns et les autres est une bombe à retardement. Il nous faut absolument trouver des mesures sociales appropriées.

Mme Maxwell: Je ne connais qu'une étude où on a tenté d'évaluer dans quelle mesure les gens utilisent les compétences acquises au cours d'une formation. Cette étude a été réalisée par un de mes collègues de l'Université de l'Alberta, Graham Lowe. Il s'est servi du sondage international sur l'alphabétisation des adultes. Dans le cadre de son étude, il a analysé les réponses des gens à qui on demandait s'ils appliquaient les compétences qu'ils avaient acquises dans le cadre d'une formation officielle. Il a découvert que beaucoup de gens travaillaient en deçà de leur niveau de compétence. Je ne me rappelle pas des chiffres, mais je pourrais les trouver pour vous.

Quoi qu'il en soit, lorsqu'il a fait état de ses résultats, ça a suscité un débat des plus intéressants sur la signification réelle de cette découverte. Si le détenteur d'un doctorat est chauffeur de taxi, son potentiel est sous-utilisé. Cependant, il se peut aussi qu'une jeune personne qui possède un doctorat occupe un poste de premier échelon en vue d'acquérir les compétences pratiques qui lui permettront de progresser relativement vite sur le plan professionnel parce qu'elle a reçu une très bonne formation. On ne peut pas vraiment prendre les données brutes et conclure que le potentiel des gens est mal utilisé.

Nous savons qu'il existe des analphabètes qui ont très peu de formation, mais qui pourtant sont très intelligents. Moi-même, j'ai une cousine qui a éprouvé d'énormes difficultés à l'école mais qui est devenue une femme d'affaires remarquable. Nous connaissons certainement tous des gens comme ça. C'est très difficile à mesurer. Il nous faut penser à la polarisation entre les nantis et les démunis ou, comme le dirait Robert Reich, entre l'analyste symbolique et le commis ou le travailleur ordinaire. Nous devrions demander aux gens qui ont des emplois moins satisfaisants, et certainement moins rémunérateurs, s'il y a d'autres aspects de leur vie qui leur permettent de se réaliser ou si, en fait, cet emploi mal rémunéré et pas exigeant fait réellement obstacle à leur développement personnel.

Le sénateur Wilson: J'ai une question à poser à M. Noël, seulement pour plus de précision. Vous avez mentionné que les valeurs de l'État providence gouvernent, en réalité, les valeurs qui entourent l'aide extérieure. Le Canada est encore, dans un certain sens, un État providence, surtout par rapport aux États-Unis, comme vous l'avez souligné. Et pourtant l'aide que nous fournissons à l'étranger est au plus bas de notre histoire. Qu'avez-vous à dire là-dessus?

M. Noël: Il est vrai que nous avons déjà fait plus, mais il y a pire. En fait, je ne trouve rien là d'étrange. Mes travaux avec Jean-Philippe Thérien sur l'État providence et l'aide extérieure -- généralement, c'est lui qui traite de ce sujet -- démontrent que la moyenne de tous les pays de l'OCDE a augmenté avec les années. Dans les années 80 et 90, par contre, elle a commencé à fléchir. Il est vrai que le Canada finance moins généreusement l'aide extérieure, mais il est encore dans la bonne moyenne, d'un point de vue comparatif, parce que tous les autres ont aussi réduit leur aide.

Le sénateur Wilson: Je parle de notre propre performance. D'après les statistiques que j'ai relevées dans le Rapport mondial des Nations Unies sur le développement humain, nous n'avons jamais si peu donné, comparativement à avant.

M. Noël: Ça tient à la conjoncture de réductions des services sociaux et à d'autres raisons. Nous pouvons supposer que ce sera de courte durée. Nous verrons bien. Dans l'ensemble, les pays dotés de programmes sociaux plus universels tendent à plus soutenir l'aide étrangère, comme le fait d'ailleurs l'opinion publique dans ces pays. Le Canada se situe quelque part dans la moyenne pour ce qui est de l'appui de l'aide extérieure par le public. Nous ne sommes ni les plus généreux ni les moins plus chiches, ce qui ressemble tout à fait aux Canadiens.

Le sénateur Wilson: Vous êtes plus optimiste que moi. Madame Maxwell, vous avez parlé de possibilités pour les citoyens de collaborer à l'élaboration de la politique gouvernementale, et vous, monsieur Noël, avez parlé du droit des collectivités de définir la politique sociale en vue de réaliser une croissance dynamique. Madame Maxwell, vous avez mentionné les jeunes et les personnes âgées. J'ai vu des citoyens collaborer à l'élaboration de la politique étrangère canadienne en matière de mines antipersonnel et de Tribunal pénal international. Cette présence n'était pas aussi marquée sur le plan de la politique gouvernementale intérieure. Pouvez-vous nous proposer des moyens de la faciliter ou des exemples de ce que l'on a vécu ailleurs?

Mme Maxwell: Je vous en donne deux exemples. Durant les années 60, la pauvreté chez les personnes âgées a commencé à beaucoup préoccuper les Canadiens. Il existait une volonté politique très nette d'agir. Elle a abouti à la création de divers programmes de revenu de retraite financés essentiellement par l'État, par exemple le Supplément du revenu garanti, la sécurité de la vieillesse bonifiée et le Régime de pensions du Canada.

Un des grands triomphes de la période d'après-guerre est la chute marquée de la pauvreté chez les personnes âgées. Il continue d'y avoir de la pauvreté, mais elle est moins grande qu'auparavant. En d'autres mots, les pauvres ne vivent plus dans la privation totale comme c'était le cas auparavant.

L'enjeu des années 90 est la pauvreté chez les enfants. Nous avons en place actuellement un projet appelé «What is the Best Policy Mix for Canada's Children?», c'est-à-dire quelle est la meilleure combinaison de mesures destinées aux enfants canadiens? Le revenu fait certes partie de l'équation essentielle pour répondre aux besoins des enfants et des familles. Toutefois, les faits que nous accumulons commencent à révéler que ce n'est pas simplement une question de bonifier les prestations gouvernementales ou de, peut-être, augmenter le salaire minimum, ce qui influerait sur l'argent dont disposent les familles. Il existe aussi de très importants agents stressants dans l'équilibre travail-famille. L'employeur peut donc faire d'importantes contributions en accordant des congés parentaux, en finançant des garderies et en assouplissant les horaires de travail notamment. Le gouvernement pourrait peut-être réglementer ces contributions, sans les faire lui-même.

Un autre enjeu de taille pour les familles est le problème de l'isolement. Elles vivent peut-être loin des grands-parents ou elles ne connaissent peut-être pas bien leurs voisins. Par conséquent, elles n'ont peut-être pas les rapports sociaux voulus pour profiter des possibilités de loisirs pour leurs enfants ou pour utiliser les rapports plus informels qui sont si utiles aux parents qui s'efforcent de faire de leur mieux pour leurs enfants. Pour en profiter, il faut la collaboration des citoyens, des groupes communautaires, des organismes paroissiaux, et cetera.

Si vous examinez tous les services et toute l'aide offerts aux enfants et aux familles au Canada, vous constatez que les familles ont effectivement besoin de soutien. Les pays européens ont trouvé de nombreux moyens d'offrir des systèmes d'aide très complexes, non seulement par l'intermédiaire de l'État, mais grâce à une collaboration de tous les intéressés. Cela n'enlève pas aux parents la pleine responsabilité de prendre soin de leurs enfants, de voir à leurs besoins, de leur transmettre leurs valeurs, leur morale et leur façon de penser. C'est juste que, dans le monde contemporain, il est très difficile pour une famille de fournir tout ce qui est requis. La famille elle-même a besoin de soutien. Au Canada, il faut que nous nous dotions d'une approche beaucoup plus axée sur la collaboration et la coordination en vue de régler la question fondamentale qu'est la pauvreté chez les enfants. M. Noël pourrait vous en parler sous un autre angle.

M. Noël: Je commencerai par vous donner un exemple très concret. Quand nous avons étudié l'aide sociale au Québec, nous avons rencontré des gens de toutes les couches de la société. Nous avons rencontré de nombreux assistés sociaux et des gens qui travaillent avec eux. Nous avons étudié le taux de succès variable de plusieurs programmes de formation destinés aux assistés sociaux et mis sur pied par le gouvernement du Québec. Selon le point de vue, on jugeait les résultats soit décevants, soit carrément mauvais. Ils étaient décevants, en ce sens que les personnes auxquelles on trouvait un emploi ou qui suivaient de la formation ne retournaient très souvent pas sur le marché du travail. Les programmes ont eu certains effets positifs, en ce sens que les personnes qui en ont profité avaient des chances légèrement meilleures de réintégrer le marché du travail que celles qui n'y prenaient pas part. Cependant, ceux qui s'inscrivaient à ces programmes et qui ne réussissaient pas finissaient par être plus découragés qu'au départ.

La situation était identique en matière d'éducation. Les programmes permettant aux assistés sociaux d'apprendre essentiellement soit à lire ou à écrire ou encore de terminer leurs études de niveau secondaire -- qui d'emblée semblent plus importantes -- avaient un très faible taux de réussite global. Bien sûr, puisque ces personnes avaient déjà échoué leurs études une fois dans leur vie, on pouvait estimer fort probable qu'elles échoueraient à nouveau. On aurait pu en conclure que ces programmes ne sont tout simplement pas efficaces.

C'est alors que nous sommes allés au RESO, un collectif plutôt important de groupes sociaux autonomes du sud-ouest de Montréal. Le RESO avait été engagé à contrat par le gouvernement pour gérer certains programmes de formation. Son taux de succès, c'est-à-dire le nombre de personnes qui sont passées par lui, qui sont retournées aux études et qui ont obtenu leur diplôme, était d'environ 85 p. 100. Nous parlons ici de certificats d'études primaires ou secondaires.

Nous avons rencontré les personnes en charge du programme local. Elles nous ont expliqué comment elles s'y étaient prises. Nous avons aussi rencontré leurs diplômés, qui ont décrit l'aide qu'ils avaient reçue. Manifestement, il s'agissait d'une collectivité très unie. On insistait beaucoup sur les relations personnelles. C'était très différent de l'attitude bureaucratique du centre qui se contentait d'exiger que vous alliez à l'école. Quand les personnes avaient été tentées d'abandonner parce qu'elles trouvaient cela trop difficile ou qu'elles éprouvaient des difficultés à la maison, elles nous ont dit qu'elles avaient persisté parce qu'elles ne souhaitaient pas décevoir un tel qui prenait un intérêt personnel à leur dossier. C'est ce qui explique qu'elles n'ont pas lâché. Dans d'autres programmes, certaines personnes renonçaient parce qu'elles n'avaient pas l'argent pour prendre le bus. Le RESO leur a donné un laisser-passer pour le mois. Vous me direz qu'un laisser-passer ne coûte pas très cher. Néanmoins, quand vous n'avez pas l'argent, vous ne pouvez pas vous rendre à l'école. Cette simple initiative locale a fait toute la différence entre un échec presque total et une réussite presque parfaite.

Voilà qui illustre une partie d'un débat beaucoup plus général dans le domaine de la politique sociale, où la plupart des experts estiment qu'il faut laisser tomber les normes nationales. Les trois options peuvent être décrites de manière simplifiée. Il y a les normes nationales, qu'elles soient provinciales ou fédérales, qui s'appliquent à tous. Une autre solution serait de décentraliser, mais de permettre aux forces du marché d'entrer en action, ou encore, de se concentrer sur le développement local. Le développement local signifie que vous décentralisez, mais que vous fournissez aussi les ressources requises. Dans le cas du RESO, il avait l'argent pour bien faire le travail. Il faut payer les gens qui dirigent les programmes.

C'est un exemple de mesures qui peuvent s'avérer efficaces quand elles sont exécutées au niveau local. Naturellement, cela a toutes sortes de répercussions. Comme il s'agit d'un réseau de groupes, une fois que les personnes ont leur diplôme, elles peuvent s'inscrire à d'autres programmes pour obtenir de l'aide dans leur recherche d'emploi ou pour lancer une petite entreprise.

Dans un ordre d'idées plus général, si nous avons le choix au Canada entre des normes nationales et laisser les provinces tout prendre en charge, je recommanderais cette dernière solution. Le dossier des soins de santé au Canada montre qu'il est préférable de faire place à l'initiative plutôt que de maintenir des normes nationales.

Mon dernier exemple concerne la pauvreté chez l'enfant. Le gouvernement du Québec a adopté une politique qui est fort différente des initiatives prises ailleurs en Amérique du Nord. L'élément le plus frappant de cette politique est le réseau de garderies à 5 $ par jour.

[Français]

Le sénateur Lavoie-Roux: À quoi cela sert-il, il n'y a rien?

M. Noël: Pourquoi?

[Traduction]

Je vais terminer ma description, puis j'expliquerai pourquoi c'est utile et vous pourrez vous-même m'expliquer pourquoi ce ne l'est pas. Cette subvention du réseau est nettement préférable à une déduction fiscale parce qu'elle part de quelque chose qui existe déjà. Il existe un réseau de garderies à but non lucratif qui peut être élargi. Il crée un service où des enfants venus de différentes classes sociales peuvent interagir, tout comme dans le système scolaire. Il permet d'intervenir dans les écoles au moment opportun, c'est-à-dire dès la petite enfance. Ce n'est pas à l'école secondaire que les enfants échouent. Les expériences de la petite enfance les préparent mal à la réussite. Ce système permet à quelqu'un qui a un emploi peu rémunérateur d'obtenir une place en garderie et de la conserver. Il est supérieur au régime antérieur fondé sur le crédit d'impôt.

J'ai souvent été témoin de la scène suivante à la garderie que fréquentent mes enfants. Une femme perd son emploi. Elle retire son enfant de la garderie parce qu'elle n'est pas capable de payer les 500 $ exigés. Elle a de la difficulté à se chercher un emploi parce qu'elle a l'enfant avec elle toute la journée. Quand elle se trouve un emploi, elle a perdu sa place en garderie, et on l'inscrit donc sur une liste d'attente.

Étant donné la réalité du marché du travail, si vous copiez la garderie sur le modèle de l'école, vous en faites essentiellement un service public, accessible aux travailleurs à faible revenu. En réalité, le service demeure accessible durant les années de fréquentation scolaire, parce que l'enfant peut aussi aller à la garderie après les heures d'école à raison de 5 $ par jour. Il est plus facile aux parents de s'organiser de cette manière que de profiter à la fin de l'année d'un crédit d'impôt dont ils ont besoin tout de suite.

Je vais maintenant entendre peut-être le point de vue contraire.

[Français]

Le sénateur Lavoie-Roux: Vous glorifiez la garderie à 5 $ alors qu'on a enlevé les allocations familiales. Pourriez-vous m'expliquer où est la beauté de l'affaire? La nouvelle ministre dit qu'à partir de la naissance, on devrait mettre les enfants en garderie, ce qui encourage les parents à ne plus s'occuper de leurs enfants. Elle dit qu'il serait plus facile de mettre les enfants de trois ans, deux ans et un an et moins ensemble et que cela réglerait des problèmes. De plus, vous n'avez pas parlé du manque de places dans les garderies. Est-ce que vous le savez?

M. Noël: Oui. C'est la preuve que c'est populaire.

Le sénateur Lavoie-Roux: Avant de glorifier la garderie à 5 $ pour les enfants, on devrait peut-être évaluer les avantages et les inconvénients. Les parents mettent des enfants au monde et comptent sur l'État pour s'en occuper. Ainsi va la vie. Pouvez-vous répondre à cela?

M. Noël: Certainement. En ce qui concerne le manque de places, c'est simplement une preuve que c'est une bonne politique. On crée quelque chose de nouveau et il y a tellement de parents qui veulent s'en prévaloir qu'on ne fournit pas à la demande. C'est plutôt un signe positif. C'est un problème de transition.

Quant aux allocations familiales, il faut voir que la constitution de la politique familiale met en place -- et c'est ce que nous avions recommandé -- une prestation unifiée pour enfants. On intègre les différentes prestations pour enfants en s'assurant qu'elles soient dirigées vers les familles les plus pauvres. Cela est fait dans un contexte très important de réduction du déficit budgétaire. Donc, cela implique qu'on le fasse avec peu de moyens et qu'il y ait nécessairement des gagnants et des perdants. Le financement peut être bonifié avec les années dans la mesure où la prestation unifiée pour enfants existe.

En ce qui concerne les garderies, oui, c'est un choix. Mes collègues et amis, qui sont tous des professionnels, des professeurs d'université, des journalistes, des fonctionnaires, envoient leurs enfants à la garderie.

Ils apprennent toutes sortes de choses. Ils apprennent à socialiser. Dans les quartiers où la classe moyenne habite, si vous gardez votre enfant à la maison, il va jouer seul parce que les autres enfants sont à la garderie. Si vous voulez qu'il voit d'autres enfants, envoyez-le à la garderie.

La politique donne la possibilité, sans l'obliger, à l'ensemble des familles d'adopter un choix qui est celui des gens plus privilégiés. Des études très nombreuses ont été faites, surtout aux Etats-Unis, pour savoir s'il est bon ou non que les enfants aillent à la garderie. Les résultats ne sont, en général, pas très concluants parce que cela dépend beaucoup du type de garderie. Après avoir vécu un an aux États-Unis, nous avons trouvé une garderie où il n'y avait pas un enfant noir parce que c'était une garderie très dispendieuse, mais tout à fait dans la norme. La garderie que l'on fréquente à Montréal reçoit des enfants de toutes origines, francophone et anglophone, de toutes les classes sociales, incluant des gens aisés et des familles monoparentales. Je trouve que c'est une politique progressiste que d'offrir ce choix à tous et non pas seulement aux plus riches. Si les gens jugent en fonction de leurs valeurs que ce n'est pas leur choix, c'est leur décision. Encore une fois, le comportement des familles québécoises laisse penser que c'est une option très populaire.

Le sénateur Lavoie-Roux: Il faudra attendre quelques années avant de faire l'évaluation. Vous êtes un vendeur de la garderie à 5 $.

M. Noël: Je ne suis pas là pour la vendre, mais les choix auxquels nous faisons face se résument en partie à deux grandes options: on réduit les impôts et on laisse les gens choisir ce qu'ils veulent ou on essaie de créer les opportunités pour tout le monde.

Si on réduit les impôts et si on laisse les gens faire leur choix, je vais laisser mes enfants à la même garderie. Je ne suis pas certain que tous les gens pourront faire cela.

Le sénateur Lavoie-Roux:. À la page 6 de votre mémoire, madame Maxwell, vous parlez des perspectives sur l'inégalité et la polarisation. Vous expliquez comment les concentrations des familles à l'échelle inférieure des revenus ont pu être observées. Vous me surprenez beaucoup lorsque vous dites que de façon générale, les personnes âgées n'ont pas été touchées par tout ce mouvement, par ces tendances. À l'heure actuelle, le problème des personnes âgées ne va pas en diminuant, il va en augmentant. Leur revenu diminue. De quelle façon seront-ils touchés par les cours de la bourse? Ce n'est pas nécessairement parce qu'ils ont de l'argent à la bourse, mais quand, à l'hiver, les produits alimentaires seront plus dispendieux, cela a un impact. L'isolement de ces personnes est considérable. J'ai de la difficulté à comprendre pourquoi vous plaidez que les personnes âgées ne sont pas touchées par cela.

[Traduction]

Mme Maxwell: Le revenu des personnes âgées vient en règle générale soit des économies qu'elles ont réalisées tout au long de leur vie active -- les dividendes et l'intérêt --, soit de prestations gouvernementales comme la sécurité de la vieillesse et le Supplément du revenu garanti, auxquels s'ajoute la prestation du Régime de pensions du Canada auquel elles ont cotisé. Essentiellement, on se trouve à les subventionner parce que la cotisation qu'elles ont versée ne produit pas les prestations qu'elles touchent. La plupart du temps, les prestations de retraite, que le régime soit public ou privé, n'ont pas été touchées par les variations récentes des taux d'intérêt et de la valeur des actions. Les fluctuations de revenu auxquelles vous faites allusion touchent davantage ceux qui ont un revenu élevé. L'impact n'est pas le même sur les personnes âgées à revenu moyen.

Au cours des vingt dernières années, le revenu des plus jeunes ménages a fondu comme neige au soleil. Ce n'est pas le cas des personnes âgées. En fait, le revenu des personnes âgées continue de s'accroître parce qu'il est, du moins en partie, indexé au coût de la vie.

En fait, quand vous arrivez à cette étape de votre vie où vous avez recours aux différents régimes de revenu de retraite, vous êtes mieux protégé contre ces fluctuations draconiennes du marché qui touchent essentiellement les travailleurs plus jeunes de notre société.

[Français]

Le sénateur Lavoie-Roux: ...même dans le cas des personnes qui dépendent uniquement des fonds de pension. Je parle du public. Je ne parle pas des fonds de pension privés, mais des fonds de pension publics...

[Traduction]

Leur revenu n'a pas suivi l'augmentation du coût de la vie. Ils s'appauvrissent constamment. L'avenir du régime de retraite public est un enjeu très névralgique. C'est pourquoi je suis surprise de lire cela.

Mme Maxwell: Nous parlons en termes relatifs ici. En moyenne, au cours des années 90, la génération de Canadiens qui est indépendante et qui fonde une famille mais qui a moins de 35 ans a vu son pouvoir d'achat réel fondre de 10 à 20 p. 100. Il a reculé au point où il est extrêmement difficile à un jeune couple de décider d'avoir des enfants parce qu'il n'est pas sûr de pouvoir les faire vivre. Cette génération affronte des circonstances très différentes de celles des personnes à la retraite dont le revenu a peut-être été grugé.

Le sénateur Lavoie-Roux: J'espère que vous avez raison et que je me trompe. Je suis très active au sein de nombreux organismes sociaux, et je constate le contraire. Certaines personnes âgées sont peut-être plus riches que ne l'étaient leurs grands-parents, lorsque les programmes de revenu de retraite étaient pratiquement inexistants, mais, par rapport à la situation d'il y a 10 ou 15 ans, le problème devient très aigu. Les changements apportés au régime des soins de santé, y compris la diminution de l'accessibilité, ne les aident pas. Ces changements exercent en réalité beaucoup de pressions sur leurs enfants adultes pour qu'ils fassent ce qui était à la charge de l'État depuis 40 ans. Comme je l'ai dit, j'espère que vous avez raison et que je me trompe.

Mme Maxwell: J'aimerais apporter un éclaircissement. Je ne dis pas qu'il n'y a pas de pauvreté chez les personnes âgées, mais j'estime que nous avons nettement amélioré leur situation depuis les années 50 et 60. Si je me souviens bien des données, l'insuffisance du revenu des personnes âgées qui vivent dans l'indigence, qui vivent en deçà du seuil de pauvreté, oscille entre 1 000 et 2 000 $ par année. Par contre, il peut manquer de 8 000 à 10 000 $ par année à la jeune famille monoparentale. C'est cet écart dans le degré de privation que j'essayais de souligner.

Le sénateur Johnstone: Il est difficile de s'opposer à la notion voulant que la dignité de l'individu transcende la souveraineté des nations. Compte tenu de ce fait, voici la question que j'adresse à M. Noël. Quand un pays offre un niveau de vie et une qualité de vie acceptables, cela a-t-il un impact sur la viabilité économique du pays et, dans l'affirmative, comment?

M. Noël: Demandez-vous à savoir s'il existe une contradiction entre la compétitivité et l'offre de conditions de vie adéquates?

Le sénateur Johnstone: J'avais cru vous entendre dire tout à l'heure que les pays européens ont peut-être plus de chômeurs ou, du moins, plus d'assistés sociaux.

M. Noël: Au cours des 15 ou 20 dernières années, un changement est survenu dans la composition du marché du travail. Il y a eu augmentation du nombre d'emplois mal payés qui exigent un travailleur peu qualifié. Par contre, il existe encore des emplois très rémunérateurs qui exigent de grandes compétences. L'autre jour, je faisais remarquer à mon épouse que, si l'on se contente de lire La Presse de Montréal, on pourrait croire que tous les jeunes du Québec sont soit des programmeurs ou des «squeegies», parce que c'est tout ce dont on parle dans ce journal. Bien sûr, ce n'est pas le cas mais, en un certain sens, c'est là l'image d'un marché du travail qui produit des emplois très rémunérateurs pour lesquels il faut avoir beaucoup de compétences et, à la fois, de nombreux emplois mal rémunérés qui exigent peu de compétences.

Confrontés à la mondialisation et au changement technologique, les pays ont essentiellement deux choix. Ils peuvent soit laisser le marché dicter les salaires, sans fixer de «plancher», de salaire minimal ou bien, comme aux États-Unis, laisser les gens travailler à n'importe quel salaire et avoir une situation de plein emploi ou presque. Cependant, de nombreuses personnes qui ont un emploi -- quelquefois deux ou trois -- continueront de vivre essentiellement sous le seuil de la pauvreté parce que les emplois ne sont pas assez payants.

L'autre choix est celui qu'ont choisi très évidemment les pays du continent européen. Pour illustrer autrement mon propos, il est toujours juste de dire qu'un travailleur allemand au chômage a un meilleur revenu que de nombreux travailleurs américains qui ont un emploi. On tolère un fort taux de chômage parce que des salaires aussi ridicules ne sont pas acceptables. Par conséquent, on fixe le plancher à un certain niveau. Si cela signifie qu'il y aura du chômage, parce que, de toute évidence, certains emplois ne seront pas créés en deçà d'un certain salaire, la société le tolère, et les chômeurs sont indemnisés, ce qui reconnaît par le fait même qu'il n'y a pas suffisamment d'emplois pour tous. Le programme social est plus généreux, même s'il crée du chômage.

Nous aimons croire que nous pouvons avoir le beurre et l'argent du beurre. C'était le cas dans les années 60 et 70, quand il y avait plein emploi dans certains pays et qu'il y avait un moins grand écart des revenus. C'est probablement toujours le cas en Norvège. On commence à éprouver de la difficulté à trouver des exemples. Dans l'ensemble, on semble faire un compromis, ce qui signifie qu'il n'y a pas de réponse facile et qu'il n'existe pas de solution parfaite. L'enjeu est de savoir s'il est plus important, pour des raisons de dignité humaine, de laisser les gens travailler à un salaire ridicule ou plus important pour une société que tous ses membres aient un salaire minimal. Il n'existe pas de réponse objective à cette question. C'est un choix qu'il faut faire en tant que collectivité. Parfois, le choix ne nous appartient même pas. Petit à petit, la situation change. Nous tentons de prendre une décision après l'autre, puis nous sommes forcés de vivre avec le résultat.

Le président: Durant la récession des années 90, quand les entreprises réduisaient considérablement leurs effectifs, quelqu'un a parlé d'«anorexie corporative» pour décrire les situations où les entreprises sabraient dans les effectifs tant et si bien qu'elles perdraient leur capacité de prendre de l'expansion quand l'économie se rétablissait. Mme Maxwell laisse entendre, avec ce concept de croissance dynamique à long terme, qu'on est peut-être en train de faire un compromis, du moins dans certaines parties du monde corporatif, en faveur du long terme. En d'autres mots, certaines entreprises prendraient la décision consciente de ne pas adopter des mesures qui pourraient être souhaitables, voire essentielles, pour améliorer les résultats financiers des quelques prochaines années en faveur d'une croissance dynamique à long terme. Souvent, ce serait un choix très difficile à faire et, je suppose, à expliquer à vos actionnaires. J'aimerais que nous en parlions davantage. Je ne crois pas que nous puissions en discuter beaucoup aujourd'hui, mais s'il existe des données précises ou de la documentation à ce sujet, je vous serais reconnaissant de nous les fournir. De plus, je vous saurais gré de nous fournir les noms de personnes que nous pourrions inviter à témoigner pour discuter de la question, parce que ce domaine me semble très intéressant.

Enfin, ce concept de croissance dynamique à long terme pourrait être examiné sous l'angle du secteur public également. Je suis très sérieux. Divers ministres sont très fiers depuis quelques années de nous annoncer à quel point ils ont réussi à réduire la taille de l'appareil gouvernemental. Si vous souhaitez faire un commentaire à ce sujet, nous disposons d'une minute ou deux.

Mme Maxwell: Cette série de questions me semblent très intéressante pour votre comité, soit d'explorer ces questions avec des dirigeants d'entreprise représentant toute la gamme des différents organismes qui ont adopté différentes stratégies commerciales et qui évoluent au sein de différents marchés. Il existe peut-être des industries où l'on fabrique un seul produit, où la règle de la minimalisation des coûts est très difficile à éviter et où il est très difficile de demeurer en affaires si vous ne le faites pas. Toutefois, de toute évidence, il existe de nombreuses industries qui ont besoin de la mémoire institutionnelle, de la créativité et des connaissances des travailleurs et qui ne peuvent tourner à plein régime que si elles ont cette connaissance de l'entreprise, de ses fournisseurs et de ses clients. Il importe d'explorer ces questions de concert avec divers dirigeants d'entreprise. J'en parle en termes abstraits, mais eux pourraient vous en parler en termes concrets.

Le président: Ce n'est peut-être pas très différent de résister à la tentation de sabrer dans votre budget de recherche ou de publicité ou encore dans vos effectifs de vente lorsque l'économie va mal. Si vous faites cela, vous sacrifiez peut-être la santé à moyen ou à long terme de votre entreprise. C'est un sujet intéressant, comme vous dites. S'il y a une liste d'éventuels témoins et s'il existe de la documentation sur le sujet, nous aimerions tous l'avoir.

Au nom de tous les membres du comité, je remercie Mme Maxwell et M. Noël d'avoir participé à ce débat fort intéressant, ce matin.

La séance est levée.


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