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SOCI - Comité permanent

Affaires sociales, sciences et technologie

 

Délibérations du comité sénatorial permanent des
Affaires sociales, des sciences et de la technologie

Fascicule 18 - Témoignages du 27 octobre 1998


OTTAWA, le mardi 27 octobre 1998

Le comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie se réunit aujourd'hui à 10 heures pour étudier les dimensions de la cohésion sociale au Canada dans le contexte de la mondialisation et des autres éléments économiques et structurels qui influent sur les niveaux de confiance et de réciprocité dans la population canadienne.

Le sénateur Lowell Murray (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président: Chers collègues, c'est la cinquième réunion que nous tenons dans le cadre de notre ordre de renvoi concernant la cohésion sociale. Nous diviserons nos 90 minutes en deux parties plus ou moins égales de 45 minutes chacune.

Notre premier témoin est M. Courtney Pratt. M. Pratt est le président de Caldwell Partners International Inc. M. Pratt a débuté comme conseiller en gestion en 1974, chez Touche & Ross. Comme cela arrive parfois dans ce secteur, il s'est fait recruter, en 1984, par un de ses clients. Il s'est joint au groupe Brascan pour diriger les ressources humaines de cette grande société de portefeuille. Par la suite, il est allé chez Noranda, où il a occupé le poste de président et ensuite celui de président du conseil d'administration. Il y a joué un rôle important dans la sélection des dirigeants et la transition lorsque ce groupe a mis en oeuvre de nouvelles stratégies. Voilà les grandes lignes de sa carrière professionnelle. Il y en aurait beaucoup plus à dire, mais je ne le ferai pas pour le moment.

M. Pratt a joué un rôle extrêmement actif dans le secteur bénévole et philanthropique au Canada et au sein des diverses collectivités où il a vécu. Il a beaucoup écrit et parlé sur le sujet des responsabilités des entreprises et des sociétés. Il est extrêmement compétent pour nous parler de cette question aujourd'hui et je lui suis très reconnaissant d'avoir accepté de comparaître devant nous pour nous faire une brève déclaration et répondre à quelques questions.

M. Courtney Pratt, président, Caldwell Partners International Inc.: Comme on vient de vous l'expliquer, j'ai des antécédents dans le milieu commercial et communautaire. Je préside actuellement une organisation du nom de Imagine qui, depuis 10 ans, s'efforce d'accroître les contributions du secteur des affaires à la société. Je connais le secteur des affaires. Je ne prétends pas parler au nom de toutes les entreprises, mais je crois que mes propos reflètent en grande partie la façon de voir du monde des affaires.

Il y a un an environ, j'ai prononcé des discours devant le Canadian Club à Toronto, ainsi qu'à Montréal pour faire part de quelques réflexions sur ce sujet. J'ai commencé par poser deux questions que je crois fondamentales en ce qui concerne les responsabilités des sociétés: les administrateurs et PDG ont-ils seulement des responsabilités envers les actionnaires? Ou ont-ils des comptes à rendre à un groupe plus important, qui comprend les actionnaires, mais qui ne se limite pas à eux? Je veux parler des clients, des employés et de la collectivité locale. C'est ainsi que je perçois les responsabilités sociales des entreprises.

Deux principes ressortent lorsque vous examinez la question. Premièrement, chaque entreprise doit mettre l'accent sur la compétitivité, la rentabilité et le rendement pour les actionnaires. C'est un fait. Sans cela, l'entreprise ne survivra pas et ne sera pas en mesure d'apporter sa contribution à la société à long terme. Toutefois, le corollaire, dans le monde actuel est que, si une entreprise n'élargit pas son champ de responsabilité, elle ne pourra pas, à long terme, réussir et assurer un bon rendement à ses actionnaires. Je ne crois pas que ce soit tout l'un ou tout l'autre; il faut les deux éléments.

Le succès d'une entreprise dépend du succès, de la vigueur et de l'optimisme de la société dans laquelle elle fonctionne. Sur ce plan, l'entreprise a la responsabilité de contribuer activement à modeler cette société. Et à l'ère de la mondialisation, c'est vrai non seulement ici, au Canada, mais dans tous les pays.

Charles Handy, qui a beaucoup écrit sur le milieu des affaires depuis des années, en parle de façon éloquente. Il dit que le profit est une condition de succès nécessaire, mais non pas suffisante. Ce n'est pas du tout la même chose que de gagner de l'argent et de créer de la richesse. Je sais que Judith Maxwell a comparu devant vous et j'ai aimé l'expression qu'elle a utilisée: «la responsabilité de créer un capital social».

Si nous partons du principe que les entreprises ont des responsabilités qui ne se limitent pas à augmenter au maximum leur profit à court terme, quels sont les autres domaines dans lesquels elles doivent chercher à s'acquitter de leurs responsabilités sociales? Trois choses viennent à l'esprit, à commencer par les employés. De quelle façon une entreprise doit-elle s'acquitter de ses responsabilités sociales vis-à-vis de ses employés? Selon moi, elle doit le faire en investissant dans ses ressources humaines.

En cette nouvelle ère où tout est axé sur la compétitivité, les entreprises ne peuvent plus garantir une carrière qui durera jusqu'à la retraite, mais elles devraient pouvoir garantir l'employabilité de ses employés en investissant dans leur perfectionnement. Une entreprise peut aider ses employés à faire face aux tensions de plus en plus fortes de la vie professionnelle et familiale en créant des milieux de travail orientés vers les familles. C'est un des domaines.

Un autre domaine, qui n'a rien d'étonnant étant donné que j'ai travaillé chez Noranda, est l'environnement. Le développement durable est, selon moi, au coeur des responsabilités sociales des entreprises.

Troisièmement, et c'est le domaine auquel on songe le plus souvent lorsqu'il est question des responsabilités sociales des entreprises, il s'agit de la collectivité. C'est le domaine auquel s'intéresse l'organisme dont j'ai parlé, Imagine.

Comme je l'ai dit, j'ai pris la parole devant le Canadian Club, l'année dernière. Ensuite, en janvier de cette année, nous avons organisé une table ronde réunissant des gens d'affaires pour parler des responsabilités sociales des entreprises et de la façon dont nous passerions à l'étape suivante. Nous avons préparé un livre blanc, que le président a vu, je crois, mais je ne sais pas si tous les autres membres du comité l'ont reçu. Je me ferai un plaisir de vous le faire parvenir. Il décrit le nouveau programme d'Imagine et parle des responsabilités sociales des entreprises. Nous l'avons largement distribué dans le milieu des affaires et dans celui des organismes sans but lucratif.

Notre livre blanc a suscité des réactions généralement positives et nous sommes maintenant en train d'établir une stratégie de mise en oeuvre. Nous avons intitulé ce document «Citizenship for a New Millennium». Je vais vous en citer un ou deux extraits pour vous donner une idée plus précise de certaines des questions que soulèvent les responsabilités sociales des entreprises.

Imagine a été fondé il y a dix ans pour promouvoir un concept voulant que les entreprises fassent don, chaque année, aux oeuvres de bienfaisance de 1 p. 100 de leurs bénéfices avant impôt. Cette initiative a largement contribué à inciter le milieu des affaires à donner davantage.

Dans le contexte actuel, qui est très différent de ce qu'il était lorsqu'Imagine a été fondé, la société conçoit les responsabilités sociales des entreprises dans une optique beaucoup plus vaste. D'après les recherches que nous avons faites et celles que nous avons commanditées, le public attend davantage de la part du milieu des affaires. Il s'attend à ce que ce dernier fasse beaucoup plus pour modeler et soutenir le tissu social au Canada, ce qui est une bonne chose. Toutefois, ces attentes sont malheureusement peu réalistes. Cela varie d'un sondage à l'autre, mais les Canadiens croient généralement que le milieu des affaires fournit entre 20 p. 100 et 30 p. 100 du financement du secteur sans but lucratif, alors que le chiffre est en réalité plus près de 1 p. 100 à 2 p. 100. Les attentes du public ne correspondent pas à la réalité.

D'un autre côté, que constatons-nous du côté des entreprises? Étant donné toutes les compressions budgétaires, qui ont donné aux oeuvres de bienfaisance l'impression que le gouvernement se déchargeait sur elles de ses responsabilités, nous avons reçu une avalanche de demandes de financement ces dernières années. Chez Noranda, nous recevons chaque année des milliers de demandes d'aide financière. Malheureusement, chacune de ces demandes est tout à fait valide et vise à répondre à un besoin légitime.

Les entreprises sont à la recherche de nouveaux modèles pour jouer ce rôle. Elles ne voudraient pas se contenter de faire un chèque, la façon traditionnelle dont elles se sont acquittées de leurs obligations sociales. Elles recherchent de plus en plus des situations gagnantes, autrement dit, qui sont mutuellement avantageuses pour les oeuvres de bienfaisance et les entreprises.

Lorsque les entreprises font des dons ou investissent dans le secteur des organismes de bienfaisance, elles veulent certaines preuves de l'impact mesurable de l'organisation et des dollars investis. C'est quelque chose que ce secteur n'a pas très bien réussi à faire par le passé.

Les entreprises cherchent des occasions pour que les employés participent et se portent volontaires.

Les entreprises cherchent par ailleurs à créer un environnement dans lequel elles peuvent attirer et recruter les meilleurs employés. La recherche montre de plus en plus que la prochaine génération est attirée par les sociétés qui ont conscience de leurs responsabilités sociales. C'est une autre raison pour que les organisations investissent davantage.

Enfin -- et malheureusement c'est une question qui suscite souvent beaucoup de débat -- les entreprises cherchent souvent à avoir une plus grande visibilité et à faire en sorte que l'on reconnaisse davantage leurs contributions.

J'aimerais vous donner les grandes lignes du programme Imagine intitulé «Citizenship for a New Millennium». Tout d'abord, l'entreprise devrait prendre l'initiative d'établir des normes crédibles et réalisables pour ce qui est de ces responsabilités sociales. Nous sommes d'avis que l'entreprise devrait établir ces normes en consultation avec d'autres secteurs -- avant que d'autres n'établissent ces normes pour nous.

Deuxièmement, il est important que l'engagement augmente dans le monde des affaires en général. À l'heure actuelle, la situation est la suivante: d'énormes contributions sont faites par un petit nombre d'entreprises alors qu'un fort pourcentage de ce secteur contribue très peu ou pas de tout. Il y en a trop peu qui font trop.

Troisièmement, les entreprises cherchent à augmenter ce que j'appelle la valeur ajoutée en matière de leurs responsabilités sociales. Elles devraient chercher à aligner leurs contributions sur les missions, les compétences et les spécialisations de leurs employés et tous les intérêts de leurs clients. Une entreprise peut alors développer des rapports avec les oeuvres de bienfaisance -- secteur à but non lucratif -- qui profiterait alors non seulement des ressources financières de la société, mais également de ses ressources humaines et de son capital intellectuel. À Imagine, nous demandons aux entreprises de ne pas penser seulement au carnet de chèques mais aussi à l'idée d'établir de vrais partenariats qui permettent d'utiliser toutes les ressources de l'entreprise, ce qui est extrêmement avantageux pour les deux groupes.

J'aimerais donner quelques exemples de projets auxquels j'ai participé. Une organisation appelée le Partenariat d'apprentissage a été créée à Toronto il y a cinq ans. Cette organisation s'occupe aujourd'hui d'un grand nombre de projets importants avec le système d'écoles publiques à Toronto. L'un des avantages d'un certain nombre de ces projets, c'est que ce n'est pas seulement les entreprises qui donnent au secteur de l'enseignement, mais les gens d'affaires qui participent à ces projets apprennent quelque chose de leurs partenaires du secteur de l'enseignement. Il y a donc des avantages mutuels et un apprentissage mutuel dans le cadre de ces projets.

Un autre exemple concerne un programme qui s'appelle Career Edge et qui a été mis en place il y a environ trois ans par un groupe d'entreprises pour tenter d'aider les diplômés à trouver leur premier emploi. Ce programme qui était initialement financé par le secteur privé est maintenant devenu un partenariat tripartite. Le gouvernement fédéral, après que le secteur des affaires ait établi le modèle, est venu voir Career Edge en disant qu'il avait un programme de stage important et qu'il aimerait travailler avec Career Edge pour administrer et mettre en oeuvre ce modèle. Par ailleurs, il voulait introduire un nouveau groupe à ce modèle, le groupe des jeunes à risque. Il voulait que le YMCA participe à ce programme qui s'adresse tout spécialement à ces jeunes à risque.

Nous avons maintenant un programme qui, il y a trois ans, n'était qu'une idée. Grâce à ce partenariat entre les trois, secteurs, au printemps nous avons célébré le placement du millième stagiaire. Nous en avons sans doute placé près de 2 000 jusqu'à présent. La bonne nouvelle, c'est que 80 p. 100 de ces stagiaires obtiennent leur premier emploi au cours de leur stage ou deux mois après l'avoir commencé. Nous croyons que le pouvoir de ces partenariats plus complets est important.

Je vous ai donné un bref aperçu d'un sujet complexe. Avant que les membres du comité ne posent leurs questions, je voudrais dire qu'il n'y pas de solutions simples à ce problème.

Bref, je suis convaincu que le monde des affaires peut et doit être l'un des principaux participants à l'évolution de notre société d'une façon qui profite à tous les intéressés, car en dernière analyse, nous finirons par y gagner, en faisant le bien. C'est bon pour les affaires, les intéressés et la société.

Le sénateur Cohen: Monsieur Pratt, voilà quelle devrait être la bible de toutes les entreprises.

Je voulais vous parler d'une initiative très semblable au partenariat d'apprentissage qui a été lancé dans ma ville de Saint John, au Nouveau-Brunswick. Nous avons réuni une table ronde composée de gens d'affaires et de pauvres. Nous ne pouvons pas nous réunir autour d'une table et parler des besoins de la collectivité si les principaux intéressés n'y sont pas.

L'avantage incroyable de cette idée, c'est qu'après s'être divisé en groupes, il est ressorti que le monde des affaires semblait avoir une vision tubulaire des gens dans le besoin. Les gens d'affaires n'arrivaient pas à croire que les contribuables qui gagnent 8 000 $ par année doivent verser des impôts. Cela a été très révélateur pour les dirigeants de la communauté. Ils ont commencé à s'y intéresser.

Maintenant, NBTel a pris l'initiative de former 25 personnes pauvres et leur a promis des emplois à la fin une fois qu'elles auront acquis de nouvelles compétences. Les entreprises ont assumé la responsabilité d'assurer de la formation.

Cette initiative vient d'un directeur de banque à la retraite. Ses anciens clients ne pouvaient pas très bien refuser sa demande. Nous avons alors mobilisé la collectivité moins bien nantie. C'est une relation de travail formidable qui va tout à fait de concert avec le film que vous avez présenté ici ce matin. Je vous en félicite.

Essayons un peu plus de créer la cohésion sociale que nous souhaitons tous dans un monde idéal. Ce sont là les outils.

M. Pratt: Vous soulevez là un point important. Afin de faire avancer la cohésion sociale, il faut absolument se réunir et discuter.

Le secteur privé, le secteur à but non lucratif, le gouvernement fonctionnent chacun en vase clos. Nous assumons certaines choses, les uns sur les autres, qui sont fausses. Chaque fois qu'il y a le genre d'interaction dont vous parlez, nous obtenons des progrès énormes. Les gens commencent à comprendre.

Les gens croient souvent qu'il y a d'un côté le secteur privé, d'un autre, le gouvernement, et enfin, le secteur à but non lucratif, et que ces secteurs se comprennent les uns les autres. Je peux vous affirmer que ceux qui font partie du secteur à but non lucratif ne comprennent pas très bien le secteur gouvernemental. Je ne pense pas que les gouvernements les comprennent non plus. Il s'agit vraiment de trois groupes qu'il nous faut réunir plus souvent afin de discuter et d'écouter.

Le sénateur Poy: Monsieur Pratt, il est question d'être pratique et d'élaborer des solutions pratiques. Vous avez mentionné qu'il fallait investir dans les employés, ce que les entreprises faisaient par le passé. Il y a des années, l'employé demeurait au service d'une entreprise pendant toute sa vie professionnelle. Cela ne se produit plus beaucoup.

Qu'est-ce qu'une société peut dire à ses employés lorsqu'elle réduit leur nombre ou qu'elle se fusionne avec une autre entreprise -- situation fréquente aujourd'hui -- et tout à coup, la moitié des emplois disparaissent. Comment faire face à cela?

M. Pratt: Parlons d'abord de la première partie de votre question, sénateur, le fait que la façon dont les entreprises investissent dans leurs employés change et doit changer.

Par le passé, il s'agissait d'un investissement de forme paternaliste. Ne vous inquiétez pas, nous nous occuperons de vous pendant toute votre vie.

À cause des forces du marché qui sont à l'oeuvre maintenant, les entreprises ne peuvent plus donner cette garantie. Il faut passer au genre d'investissement suivant: nous vous donnerons les outils nécessaires à la réussite de la prochaine étape de votre carrière. Par conséquent, les entreprises vont investir dans la formation professionnelle des employés et dans leur capacité à passer à autre chose lorsque le monde évolue.

Que dire aux employés lorsqu'on réduit les effectifs? Je me suis trouvé dans cette situation. C'est très difficile. C'est moins pénible si une entreprise prend le genre de mesures dont j'ai parlé et si elle se montre honnête envers ses employés.

Je pense que les entreprises devraient dire que le monde a changé. Elles ne peuvent promettre mer et monde. Elles doivent assumer un certain degré de responsabilité à l'égard de la carrière de leurs employés, ce qu'elles doivent examiner en collaboration avec ces derniers.

Cela fait, lorsqu'il y a des mises en pied ou des changements, l'entreprise peut garder la tête haute et offrir une aide pour passer à l'étape suivante. Cependant, si elle n'y a pas pensé à l'avance et que surviennent des ennuis imprévus, il lui sera difficile de discuter avec ses employés et de porter la tête haute.

Le sénateur Wilson: Vous avez mentionné trois points: les relations, les employés et les collectivités. À mon avis, un des facteurs qui nuisent le plus à la cohésion sociale au Canada, ce sont les groupes de pression qui s'intéressent à l'environnement. Pouvez-vous nous en parler?

Connaissez-vous le document publié par le centre international des droits de la personne de Montréal au sujet de la responsabilité des entreprises? Avez-vous des observations à formuler à ce sujet, en particulier en ce qui a trait à l'environnement?

M. Pratt: Je ne connais pas le document dont vous parlez, mais je connais la question de la responsabilité des entreprises à l'égard de l'environnement, puisque j'ai travaillé pendant 10 ans pour la société Noranda.

Les 10 années que j'ai passées à Noranda ont été fascinantes, parce que la philosophie de l'entreprise a évolué. Quand je suis arrivé, la direction de l'entreprise reconnaissait que le développement durable était un concept qu'il fallait étudier très sérieusement. Pendant les trois ou quatre dernières années que j'y étais, Noranda s'est imposée dans le monde entier comme chef de file dans le domaine de la responsabilité environnementale.

Le développement durable suppose que l'on tienne compte non seulement des aspects économiques, mais aussi des aspects environnementaux du développement et que l'on cherche à créer un système durable. Dans le milieu des entreprises, le consensus à cet égard est beaucoup plus large qu'on pourrait l'imaginer.

D'importants progrès ont été réalisés, non seulement à l'échelle locale, mais aussi à l'échelle internationale. Le World Business Council on Sustainable Development, qui regroupe bon nombre des plus grandes sociétés dans le monde, se consacre à cette question.

Je ne prétends pas que ces concepts sont universels et que toutes les organisations acceptent ces principes de responsabilité. Cependant, si vous me demandez dans quel secteur j'ai observé la plus grande évolution sur le plan de la philosophie et du comportement en affaire au cours des 10 dernières années, je répondrais que c'est celui de l'environnement.

Le sénateur Wilson: Est-ce une évolution purement volontaire de la part des entreprises? Est-ce qu'il existe des lignes directrices ou des points de repère?

M. Pratt: De plus en plus, dans les différentes régions du monde, l'environnement est rigoureusement réglementé.

Le sénateur Wilson: Qu'en est-il des entreprises canadiennes?

M. Pratt: Dans la plupart des entreprises, la performance environnementale est fortement réglementée et le gouvernement effectue un suivi rigoureux. Le Canada n'a probablement rien à envier à cet égard aux autres pays.

Lorsque j'y étais, Noranda avait pour principe d'appliquer les normes les plus strictes, peu importe l'endroit, soit les normes en vigueur dans le pays hôte ou celles en vigueur au Canada. Invariablement, l'entreprise appliquait les normes canadiennes.

Le sénateur LeBreton: Lorsque vous avez répondu à la question du sénateur Poy, vous avez dit que les secteurs privé, à but non lucratif et gouvernemental avaient à l'égard des uns et des autres des opinions préconçues erronées.

Compte tenu des conflits apparents entre les sociétés, les syndicats et les différents intervenants, dans quelle mesure avez-vous réussi à réunir ces groupes divergents pour discuter de la cohésion sociale dans le contexte actuel de la mondialisation?

M. Pratt: À l'échelle nationale, nous avons tenu plusieurs réunions du même genre que celles mentionnées par le sénateur Cohen, à Vancouver et dans une autre ville de l'Ouest. Nous avons réuni ces groupes et nous estimons avoir fait des progrès importants, les intervenants étant parvenus à un consensus sur les moyens à prendre pour collaborer en vue d'améliorer la qualité de vie dans les collectivités locales. Soit dit en passant, les syndicats ont contribué de façon marquée à ces discussions. Mon rêve consiste à transposer les discussions à l'échelle nationale.

Pour ce qui est de savoir si nous avons réussi, je précise que nous venons à peine de commencer. Le livre blanc vise à essayer de présenter certaines idées et à obtenir la réaction générale du public, réaction qui servira de base à un accroissement des activités. Je crois que nous avons à peine effleuré la surface et qu'il y a un immense potentiel.

Le sénateur LeBreton: Dans l'économie actuelle, hautement compétitive et changeante, les entreprises ne se prêtent pas naturellement à ce genre de comportement. Devez-vous travailler fort pour les amener à adhérer à ces idées, puisqu'elles ne sont pas naturellement portées à se rendre compte qu'elles doivent régler ces problèmes maintenant? Ou alors, y a-t-il un plus grand nombre d'entreprises qui commencent à voir qu'elles ont une bien plus grande obligation que celle de générer des profits pour les actionnaires?

M. Pratt: Je crois que de nombreuses entreprises en sont venues à cette constatation. Pour ce qui est de l'environnement, un certain nombre d'entre nous ont travaillé fort avec les ONG au fil des ans. Il y a quelques années, nous n'aurions pas voulu nous trouver ensemble dans la même salle. Or, nous sommes allés dans la même salle, nous avons discuté et nous avons trouvé un certain nombre de terrains d'entente. Cela ne signifie pas que nous nous entendrons sur tout, mais nous devons trouver les points de convergence et travailler ensuite en collaboration.

Je pense que tant les entreprises que les syndicats reconnaissent cela généralement. Je crois que tous les secteurs commencent en fait à le reconnaître. Nous nous sommes confinés dans nos petits mondes respectifs pendant bien longtemps. Si nous continuons en ce sens, je ne crois pas que nous aurons la société que nous voulons et dont nous avons besoin. Nous aurons plutôt une société de nantis et de démunis. Nous ne pouvons corriger cela qu'en travaillant tous ensemble et en nous consacrant à trouver les terrains d'entente et à travailler pour régler les problèmes.

Le sénateur LeBreton: Je pense que là est la difficulté. Le grand public se laisse emporter par cette idée d'une société ayant des nantis et des démunis, que l'on retrouve dans des caricatures et des journaux. La menace hypothétique devient une réalité concrète, et c'est un immense problème. J'ignore s'il existe des chiffres statistiques pour le prouver. Il doit toutefois y en avoir. Une fois que les gens ont une certaine vue des choses, il est très difficile de leur en faire changer.

M. Pratt: Il y a d'excellentes données qui montrent que la situation est pire que la plupart d'entre nous ne l'imaginons, et cela seulement pour le Canada. En cette ère de mondialisation, nous ne pouvons plus penser seulement au Canada. Nous devons penser aux démunis du monde entier. Quatre-vingt pour cent de la population mondiale vit dans le dénuement. Il y a une iniquité profonde qu'il est bien facile d'oublier ici, à Ottawa ou à Toronto.

Le sénateur Johnstone: Bienvenue parmi nous, monsieur Pratt. Y a-t-il un conflit fondamental entre le monde des affaires et le grand public en général? Dans l'affirmative, assiste-t-on à un changement de l'attitude des entreprises aujourd'hui?

M. Pratt: Je ne pense pas qu'il y a un conflit. Selon moi, pour que le système fonctionne bien, les entreprises commerciales doivent considérer la santé de la société comme fondamentale à la réussite des entreprises. Je ne crois pas qu'il y ait là le moindre conflit.

Je crois que les attentes du public à l'endroit de ce que les entreprises peuvent faire toutes seules pour combler l'écart ne sont pas réalistes. Nous devons les remplacer par des attentes sur la façon dont les secteurs vont collaborer pour combler l'écart. Ce qui n'est pas acceptable, c'est que l'écart ne soit pas comblé. Toutefois, je ne pense pas qu'un secteur puisse régler le problème à lui seul. Nous devons travailler en collaboration pour trouver de nouvelles solutions. Il est dans l'intérêt de tous les secteurs que cela se fasse. L'important est de créer la tribune dans laquelle ces secteurs pourront travailler ensemble et faire progresser le débat.

Le sénateur Cools: Monsieur Pratt, je suis très impressionnée par certaines de vos déclarations. Les questions que vous soulevez préoccupent l'esprit de beaucoup d'entre nous pendant une grande partie de notre temps. Dans les exemples donnés par le sénateur Cohen, les personnes concernées ont des racines dans la collectivité. C'est très important. Je me souviens d'une époque où les chefs de ces entreprises connaissaient tous les éléments de l'entreprise comme le dos de leur main. Donald Gordon, par exemple, aurait passé par tous les postes et tous les services de l'entreprise pour laquelle il travaillait et il aurait vécu dans la localité où se trouve le siège social. Il était lié à la communauté et il défendait ses gens.

Un ancien sénateur avait pour habitude de nous parler des batailles de syndicat. Donald Gordon disait: «Ça suffit, les gars, allons au fond des choses.» Compte tenu des énormes progrès réalisés sur tous les fronts, et des vicissitudes du marché ces dernières années, des personnes comme lui sont de plus en plus rares. Bon nombre de grandes sociétés mutent leurs cadres supérieurs tous les deux ou trois ans. Il y a désormais un grand nombre de cadres supérieurs très bien rémunérés et extrêmement compétents qui se déplacent d'un bout à l'autre du pays en fonction du chiffre d'affaires de leur société ou du bon vouloir des collectivités où ils demeurent.

Je ne critique pas cet état de faits, je pose simplement la question. Y avez-vous réfléchi? Avez-vous une opinion à ce sujet? Importe-t-il qu'il y ait au sein de la collectivité des gens qui sont d'éminents chefs de sociétés commerciales?

M. Pratt: Nous ne pouvons pas nous permettre de compter sur une seule personne pour assurer de bons rapports entre une entreprise et la collectivité où elle se trouve. Il faut créer des liens qui sont durables, de sorte que lorsqu'une personne s'en va, il ne faille pas recommencer à zéro. Le rôle d'une entreprise dans une collectivité devrait faire partie intégrante de son mode de fonctionnement et lorsqu'un nouveau cadre arrive, il devrait être naturel que les choses continuent de tourner rond.

Il se pose un problème du fait que dans bien des cas, les rapports existant entre une entreprise et un organisme de bienfaisance dépendent entièrement des intérêts particuliers du directeur général ou d'autres cadres supérieurs, et lorsque ces personnes s'en vont, l'organisme est relégué aux oubliettes sans que ce ne soit de sa faute. C'est un problème.

Le président: Tout d'abord, j'aimerais dire que le sénateur Cohen est une militante communautaire bien connue et extrêmement respectée dans sa collectivité de Saint John, et même dans l'ensemble du pays. Dimanche soir, elle était l'invitée d'honneur de la réception annuelle Negev organisée sous les auspices du Jewish National Fund de Saint John. Certains d'entre nous étaient présents. Elle a fait un merveilleux discours et je tiens à dire que nous sommes très fiers de notre collègue.

Deuxièmement, monsieur Pratt, nous avons le livre blanc dont vous avez parlé. Je veillerai à ce qu'il soit distribué aux membres du comité.

Dans le discours que vous avez prononcé devant le Canadian Club de Toronto, vous avez dit entre autres que notre programme de protection sociale, qui a été conçu pour une autre ère économique, ne répond plus aux besoins d'aujourd'hui et s'effiloche de jour en jour.

À votre avis, les gouvernements devraient-ils reconcevoir le régime de protection sociale pour qu'il réponde aux besoins de l'heure? Ou encore le secteur du bénévolat, grâce à l'aide financière des grandes sociétés canadiennes, doit-il assumer une plus grande part de ce travail, ou les deux?

M. Pratt: À mon avis, c'est un peu des deux. Toutefois, la collaboration entre les deux est indispensable.

Par contre, si le gouvernement fait cavalier seul et que le secteur des entreprises et des bénévoles fait de même, nous n'aboutirons à rien. Il faut qu'il y ait une collaboration pour avoir une idée de la meilleure façon de distribuer les ressources de la collectivité en vue d'offrir aux personnes les plus défavorisées l'aide dont elles ont besoin.

Le gouvernement n'est pas là pour réinventer la roue. Le secteur à but non lucratif ne peut pas le faire, c'est impossible.

Si nous refusons de nous entendre et de discuter des moyens à prendre, nous laisserons passer la chance de mobiliser toutes les forces possibles en vue de nous attaquer au problème.

Le président: Comment se fait-il que les dons faits par les sociétés canadiennes aux organismes de bienfaisance soient si faibles?

M. Pratt: Monsieur le président, vous devriez peser vos paroles car un certain nombre de grandes sociétés font des dons très importants.

Le président: Je sais bien. Est-ce en rapport avec la fiscalité? N'encourage-t-on pas suffisamment, dans notre régime fiscal, la philanthropie ou est-ce là une explication trop simpliste?

M. Pratt: Je pense que c'est trop simpliste. Je ne crois pas que ce soit la réponse.

Le président: Sans vouloir insister lourdement sur ce point, monsieur Pratt, il y a une rumeur qui circule et qui est peut-être totalement injustifiée. J'aimerais toutefois vérifier. D'après ce qu'on me dit, il y a à ce chapitre une différence entre les sociétés possédées et contrôlées par des intérêts canadiens et celles qui sont sous le contrôle d'intérêts étrangers.

D'après mes renseignements, et encore une fois ils sont purement anecdotiques, il paraît que certaines grosses multinationales qui réalisent environ 20 p. 100 de leur chiffre d'affaires au Canada par exemple, donnent des broutilles aux organismes éducatifs et de bienfaisance et autres, mais font des dons énormes à des organismes aux États-Unis.

En avez-vous entendu parler? Qu'en pensez-vous?

M. Pratt: Je suis certain qu'il en existe des exemples. Je connais mieux la situation pour ce qui est des filiales canadiennes de grosses multinationales américaines qui, elles, font des dons énormes. Elles prennent modèle sur ce que font leurs sociétés mères aux États-Unis. Dans certains cas, elles font même encore plus, parce que les dons de charité tiennent à coeur au directeur général basé au Canada.

Il existe de toute évidence des cas comme ceux que vous avez cités également, monsieur le président, mais d'après mon expérience, il y a plus d'exemples comme celui que je viens de donner.

Le président: Je m'en réjouis. Je suis heureux que cela ait été dit publiquement. C'est peut-être un secteur où nous pourrions faire d'autres recherches.

À l'heure actuelle, il est possible de virer d'importantes sommes d'argent à la vitesse de la lumière -- ou encore plus vite -- et les sociétés sont en mesure, en cette ère de la mondialisation, de déplacer leurs installations de production dans le monde entier. Est-il possible que les sociétés se sentent plus détachées de la réussite d'un pays donné, comme le Canada, et qu'elles s'intéressent moins à l'unité du pays, à sa prospérité ou à sa situation sur le plan social?

M. Pratt: Ce n'est pas mon avis. D'après mon expérience, nous sommes aujourd'hui présents dans quatre ou cinq autres pays du monde alors qu'auparavant, nous n'étions présents qu'au Canada, et il nous faut consacrer une partie des ressources communautaires à d'autres régions du monde, outre nos activités au Canada. Nous devons le faire parce qu'il nous faut investir dans toutes les collectivités où nous sommes présents.

Je n'ai jamais entendu dire que les entreprises se désintéressaient du sort du Canada. Mon expérience me porte à croire le contraire.

Le président: Dans le discours que vous avez prononcé devant le Canadian Club, vous avez parlé d'un événement survenu au Royaume-Uni en 1993. Vingt-cinq des principales sociétés britanniques se sont regroupées sous la direction de sir Anthony Cleaver, président de IBM R.-U. Cette initiative visait à stimuler un rendement concurrentiel en obligeant les chefs d'entreprise à réfléchir aux moyens d'assurer la réussite durable d'une entreprise.

Cela laisse entrevoir une sorte de compromis, le principe selon lequel la société s'abstiendra de prendre une mesure qui pourrait être extrêmement souhaitable par rapport à son chiffre d'affaires, ou au trimestre en cours, au profit d'une stratégie à plus long terme. Je pense aux compressions d'effectifs et autres mesures de ce genre. Quelqu'un a dit il y a déjà un certain temps que certaines entreprises effectuaient tellement de compressions qu'elles risquaient de souffrir d'anorexie générale.

Est-il possible d'envisager que les entreprises font face à un tel compromis, étant donné les pressions exercées par les actionnaires, et cetera? Je pense au compromis entre le bilan de demain et une stratégie à plus long terme.

M. Pratt: C'est l'une des réalités concrètes de la gestion dans le contexte actuel. Les pressions exercées par les actionnaires dans le monde financier, en vue d'améliorer continuellement les résultats trimestriels, sont énormes. Cela influe-t-il sur les décisions qui sont prises? Sans doute que oui. Car ces pressions sont énormes. Il est difficile de dire à un groupe d'actionnaires qu'ils rentreront dans leurs frais dans cinq ans. C'est effectivement une réalité bien concrète, sénateur.

J'aimerais revenir à un passage du rapport Cadbury. Ce qui était intéressant de la part de ce groupe de chefs d'entreprise c'est qu'il a commencé à examiner la façon d'améliorer le rendement des entreprises britanniques. Partant de ce postulat fondamental, ils en sont arrivés à certaines conclusions dont j'ai parlé, à savoir que l'entreprise doit avoir une vision plus globale et tenir compte des intérêts de toutes les parties prenantes.

Ils n'ont pas commencé par la question de la présence sociale d'une entreprise, mais par les moyens d'améliorer le commerce. C'est ce que j'ai trouvé très fascinant dans cette étude.

Le président: On nous informe que M. Paquette est arrivé. Je dois arrêter ici. Merci, monsieur Pratt, pour un matin stimulant.

[Français]

M. Pierre Paquette a été très en vue pendant une décennie comme un des leaders de la Confédération des syndicats nationaux, la CSN, où il a occupé le poste de secrétaire général de 1990 à 1998. Il est présentement animateur de l'émission Droit de parole à Télé-Québec. Il est aussi actif au sein de plusieurs conseils d'administration d'organismes sociaux comme Oxfam et Centraide du Grand Montréal.

M. Pierre Paquette, animateur: Je suis désolé de ne pas avoir pu déposer le mémoire avant; n'étant plus à la CSN, j'ai beaucoup moins de support logistique que j'en avais pour préparer de telles interventions. Je vais vous transmettre le mémoire au cours des prochains jours.

Au moment où la planète vit sa première crise financière majeure de l'après-communisme, le travail de réflexion sur la mondialisation et la cohésion sociale que vous avez entrepris se révèle extrêmement pertinent. Toutes les idées maîtresses sur lesquelles les organisations économiques internationales ont voulu depuis une quinzaine d'années bâtir un nouvel ordre économique sont ébranlées par la menace d'une récession mondiale.

La déréglementation des flux financiers comme le laisser faire de la part des États sont déjà remis en question dans plusieurs milieux. Il y a fort à parier que ce sera bientôt le tour du libre-échange. La mondialisation fait référence à la portée planétaire de la mondialisation et de la «multinationalisation» de l'économie. Elle souligne l'intensité des interdépendances et l'interrelation entre les économies nationales, les États, les groupes financiers, industriels et commerciaux, bref les sociétés elles-mêmes.

La mondialisation décrit le processus selon lequel, comme le disait récemment M. Allan Greenspan, le président de la Réserve fédérale américaine, aucune région du monde ne pourra demeurer un oasis de prospérité si on ne trouve pas une solution au problème russe, à la récession de l'Asie-Pacifique et à la fragilité financière des économies latino-américaine. La mondialisation est la fois l'effet et la cause de certains changements technologiques, économiques, culturels et surtout politiques.

En ce sens, la mondialisation telle que les néo-libéraux la présentent n'est pas une fatalité si les États se coordonnent pour en faire un moyen d'améliorer les condition de vie et de travail des populations du globe. J'aimerais m'attarder sur l'internationalisation et la «multinationalisation» de l'économie.

L'internationalisation se rattache au commerce extérieur et au mouvement des populations. Les États jouent un rôle important en contrôlant les politiques d'immigration et commerciales et en négociant les accords commerciaux. Les accords de libéralisation des échanges visent à accroître cette internationalisation. Les institutions comme l'Organisation du mondiale commerce sont les garants de ce mouvement. S'il est clair que tous les États n'ont pas le même rapport de force dans l'arène internationale, il n'en demeure pas moins que la dynamique est politique. Toute l'histoire du capitalisme est jalonnée de périodes où le libre-échange et le protectionnisme ont successivement prédominé selon les intérêts des grandes puissances du moment. L'accélération de la libéralisation du commerce a été facilitée par les améliorations technologiques dans le transport et les communications. Ce ne sont pas elles qui sont déterminantes, c'est la volonté politique. La libéralisation du commerce visait à ouvrir les économies. Dans le contexte de la mondialisation, on parle plus de l'intégration des économies.

À titre d'ancien syndicaliste, je peux vous dire que l'intérêt du mouvement syndical pour les questions touchant l'intégration économique ne date pas d'hier. Au milieu des années 1980, au moment où le gouvernement fédéral commence à parler de libre-échange avec les Etats-Unis, la première coalition d'importance sur la question se forme au Québec, la coalition contre le libre-échange avec les États-Unis. J'insiste sur les terminologies parce qu'au fil des négociations, l'approche a changé un peu. Notre première coalition visait à s'opposer au libre-échange avec les États-Unis.

L'accord signé, la bataille se poursuit à l'occasion de la coalition sur les négociations trilatérales. À ce moment, on parlait de négociations avec le Mexique pour en arriver à l'Accord de libre-échange nord-américain. Alors du refus total à l'intégration économique dans le cas des États-Unis, la position syndicale au Québec évolue vers une opposition à un libre-échange au service des seuls intérêts des milieux d'affaires et vers une bataille en faveur d'une intégration économique au profit des populations du Mexique, du Canada et des États-Unis.

Les organisations de coopération internationale et une partie significative du mouvement populaire se sont joints à la coalition qui n'était plus strictement une coalition syndicale. L'ALÉNA signé, ils continuent leur travail de critiques et de propositions à l'occasion de l'actuel réseau québécois sur l'intégration économique continentale.

Comme on le constate, de fois en fois, la composition des coalitions s'est élargie. Essentiellement syndical au début, le réseau regroupe des centrales syndicales et des organismes de solidarité internationales, le mouvement étudiant et le mouvement populaire. L'alliance de toutes les forces vives de la société québécoise est une condition nécessaire, selon eux, pour espérer faire avancer une autre vision du développement économique et social.

Le gouvernement fédéral doit favoriser l'organisation de la société civile québécoise et canadienne, la reconnaître comme partenaire et interlocutrice aussi bien au Canada dans les débats concernant la libéralisation des échanges ou les effets de la mondialisation que dans le cadre des négociations avec d'autres pays. J'ai en tête la négociation actuellement en cours pour une zone de libre-échange des Amériques.

De concert, la société civile, les gouvernements provinciaux et fédéral devront travailler demain à démocratiser le processus de négociation d'un éventuel accord de libre-échange des Amériques.

Cet intérêt grandissant du mouvement syndical québécois et canadien pour les questions d'intégration économique tient à plusieurs raisons. D'abord vous avez le bilan négatif, je ne dis pas que je le partage totalement, des accords de libre-échange déjà en application. Les pertes d'emplois reliées au libre-échange dans les trois pays sont importantes. Au Canada, on parle de 138 000 emplois perdus entre 1989 et 1996. Aux États-Unis, le bilan selon certains universitaires serait de 500 000 pertes d'emploi. Au Mexique, la situation s'est détériorée.

Il est clair que, sans être en mesure de s'entendre sur les effets économiques propres au libre-échange, on doit admettre que les dynamiques économiques, sociales et politiques créées ou accélérées par les accords ont fait beaucoup plus de perdants que de gagnants.

L'idée voulant que la libéralisation du commerce soit la clé d'une relance durable de l'économie et de l'emploi est contredite par les 15 dernières années, caractérisées par de faibles taux de croissance.

Une étude conjointe de l'OCDE et de la Banque mondiale arrive à la conclusion qu'une libéralisation totale des échanges pourrait accroître le revenu mondial de 1,8 p. 100 tout au plus. Contrairement à ce que nous pensions à l'époque, ce n'est pas tant le fait d'un glissement d'emploi vers les États-Unis ou le Mexique qui a été la cause de ces pertes d'emploi, même s'il y a eu certain cas, mais c'est surtout la recherche d'une compétitivité sans limite pour faire face à la concurrence exacerbée et aux pressions du capital financier qui est la principale raison de ces pertes d'emploi. Le même phénomène explique les pressions à la baisse sur les législations sociales. L'exemple le plus probant pour le Canada est celui de l'assurance-chômage, devenu depuis que son accessibilité et sa couverture se rétrécissent comme une peau de chagrin, l'assurance-emploi. En 1993, 90 p. 100 des personnes en chômage recevaient des prestations. Cette proportion est tombée à près de 40 p. 100, ce qui représente la couverture moyenne et c'est un peu moins que dans les États américains. Cette pression à la baisse sur les conditions de vie et de travail prend des formes qui peuvent varier d'un pays à l'autre mais elle se vérifie tous les jours.

La semaine dernière encore, on pouvait voir que l'écart entre les riches et les pauvres au Canada s'est agrandi. Le débat en cours sur l'utilisation des surplus budgétaires après l'atteinte du déficit zéro a pour toile de fond les pressions de l'exemple américain.

Les milieux d'affaires canadiens et québécois répètent sans cesse que notre structure fiscale doit s'adapter à celle des États-Unis. Cela veut dire moins de ressource pour l'intervention de l'État, pour le filet de protection sociale, moins de présence de l'État, plus de marchés, moins de justice sociale et plus d'inégalités. C'est le projet néo-libéral.

Syndicalement, il apparaît de plus en plus clairement que les phénomènes de mondialisation et d'intégration économique ne sont pas des abstractions et se répercutent jusqu'aux négociations collectives. Les modèles américains, dans le cadre des conventions collectives, tentent d'être imposés. Le cas de la grève qui a duré près de deux ans chez Ogilvy à Montréal est la caricature de cette pression à la baisse sur nos salaires, sur nos conditions normatives de travail, sur nos normes de santé et de sécurité environnementales. Les employeurs américains voulaient imposer leur modèle de contrat collectif, la langue anglaise y compris d'ailleurs.

La pression vient du Mexique mais aussi du Sud des États-Unis, en particulier des États américains qui ont adopté le «Right To Work Bill». Le protectionnisme n'est pas une alternative adéquate au projet néo-libéral, particulièrement pour un pays comme le Canada qui exporte près de 40 p. 100 de sa production. C'est davantage vers l'idée d'une clause sociale intégrée dans les accords commerciaux qu'il faut chercher un encadrement du marché.

Cette clause vise à s'assurer que les avantages commerciaux découlant d'un accord serait assujetti au respect de conventions fondamentales internationales. Touchant certains droits du travail, il serait plus exact de parler de clause pour les droits fondamentaux du travail. Il s'agit des conventions adoptées à l'OMC concernant l'interdiction du travail des enfants, l'interdiction du travail forcé, l'interdiction des diverses formes de discrimination et la défense et la promotion des droits d'association et de négociation collective.

Ces conventions contenues dans la clause sociale devraient être l'objet de surveillance continentale et de mécanismes de plaintes et de règlements effectifs. Les règlements de plaintes s'appuieraient sur un esprit de coopération avec les pays vivant un problème pour éviter de nouvelles formes de protectionnisme.

Aux États-Unis, le président Clinton est d'accord avec une clause sociale, mais beaucoup de pays du tiers-monde s'inquiètent de cet appui, y voyant une nouvelle barrière à l'entrée de leurs exportations vers le marché américain.

La «multinationalisation» de l'économie fait référence au transfert et à la délocalisation du capital et de la production. Il s'agit souvent de l'implantation d'une firme dans d'autres pays que son pays d'origine au moyen de filiales directes, d'acquisitions ou d'une forme de coopération commerciale, financière, technologique et industrielle. Lorsque les données sont disponibles -- et elles sont très rares --, elles confirment un énorme essor qu'ont connu dans les années 1980 les mouvements de capitaux, tant en ce qui concerne l'investissement direct que l'investissement de portefeuille. À titre d'exemple, si les exportations dans le monde ont augmenté entre 1983 et 1989 de 9,4 p. 100 par année, alors que la croissance annuelle moyenne du produit intérieur brut mondial se situe à 7,8 p. 100, les investissements directs à l'étranger ont augmenté de 28,9 p. 100, c'est-à-dire trois fois plus que les exportations.

Aujourd'hui, chaque fois que s'échange dans le monde un dollar de marchandise, il s'échange 40 dollars sur le marché financier. Ces 40 dollars ne passent pas toujours à des mouvements spéculatifs, mais une bonne partie. Cette masse d'argent -- on parle de transactions pouvant atteindre jusqu'à 1 800 milliards de dollars chaque jour à la recherche d'un petit point de pourcentage de plus dans les taux d'intérêt ou d'un quart de point de différenciel sur les taux de change -- perturbe l'économie réelle, y compris dans le cas du Canada dont la monnaie a subi les attaques des spéculateurs au cours des derniers mois.

Pour minimiser les déplacements spéculatifs et encourager la stabilité financière en faisant payer un prix à la spéculation, le prix Nobel d'économie, James Tobin, a proposé une taxe sur les profits réalisés lors des transactions portant sur les devises. L'idée a été refusée et maintenant, on parle davantage d'une taxe sur les transactions mêmes. On sait que les profits dans le cas des mouvements spéculatifs sont souvent virtuels jusqu'à ce qu'ils soient encaissés. Il est beaucoup plus facile de taxer les mouvements de capitaux que les profits qu'elles vont générer.

Une telle taxe permettrait aux banques centrales de reconquérir un peu d'autonomie monétaire face au marché monétaire privé. Ici encore, les avantages commerciaux des accords d'ouverture des marchés devraient être assujettis à la perception de la taxe. Si un pays perçoit cette taxe, les capitaux vont tous s'en aller dans d'autres pays qui ne la perçoivent pas. Cependant, si le respect de la perception de cette taxe est une condition pour avoir accès aux avantages commerciaux prévus à l'accord, cela minimise les possibilités. Ceci dit, qu'est-ce qu'on fera avec la taxe? Ce pourrait être des fonds aidant la reconversion des régions touchées par l'ouverture des marchés. Cela demeurera insuffisant si on ne revoit pas les règles de capitalisation des firmes dans la gestion des produits dérivés. L'exemple de la firme Long Term Capital Management est assez éloquent. Avec seulement quatre milliards de dollars américains de capital de base, LTCM avait pris des positions sur les divers marchés atteignant 200 milliards de dollars, cinquante fois plus! Avec le recul des cours boursiers, LTCM est acculée à la faillite, risquant d'entraîner d'autres institutions financières avec elle. Un peu comme on l'a connu avec le système bancaire américain dans les années 30, on connaît maintenant à l'échelle internationale une série d'institutions financières qui canalisent de l'épargne mondiale, sans que la capitalisation soit suffisante pour garantir leur capacité de placement.

Beaucoup d'autres choses pourraient être soulignées sur les effets de la mondialisation. Je veux terminer en rappelant que ce processus demeure un phénomène inégal dans son extension et dont les effets ne sont pas inéluctablement négatifs si on arrive à l'encadrer selon la volonté démocratique de la population. Les facteurs nationaux demeurent et demeureront marquants. Le rôle de l'État change et changera, mais demeurera essentiel dans le choix des stratégies gagnantes de chaque pays pour faire face au défi de la mondialisation tout en relevant les normes et les protections sociales.

Afin de répondre aux nouvelles exigences du marché du travail, un de nos problèmes est que nos législations sociales et nos programmes de protection sociale ne sont plus adaptés à la réalité du marché du travail. Actuellement, il y a autant de travailleurs autonomes que de travailleurs à temps partiel au Canada. Ces gens sont souvent exclus des programmes comme l'assurance-chômage et le régime des rentes. Leur avenir et celui de la collectivité sont incertains.

Sans encadrement, à l'instar de ce qui passe ces jours-ci dans le marché financier international, le social sera ramené à l'économique et l'économique au financier. Un tel aboutissement ne sera pas favorable à la croissance et à l'emploi, donc à la population.

Ce sont quelques-unes des idées que je soumets à votre attention dans le cadre de votre réflexion.

Le sénateur Lavoie-Roux: On a beaucoup parlé au Québec, lors des deux dernières années, de l'économie sociale. Je ne sais pas si d'autres provinces ont développé le même concept. Pensez-vous que cela pourrait être un instrument important pour maintenir ou développer la cohésion sociale? Jusqu'à maintenant, quel a été le succès de l'économie sociale?

M. Paquette: D'abord, je dois vous dire qu'une étude est actuellement effectuée à Emploi Canada sur l'économie sociale à travers le Canada. Elle est effectuée par Jean-Pierre Boyer, qui était économiste au Conseil économique du Canada quand j'y travaillais. Je suis un peu en contact avec lui. Cela sera intéressant de voir les conclusions de son étude.

Au Québec, c'est un très gros débat. Une bonne partie du mouvement syndical et du mouvement populaire est méfiante face au développement de l'économie sociale. C'est un peu comme la mondialisation, c'est-à-dire qu'en soi, l'économie sociale peut se développer d'une très bonne manière comme elle peut se développer d'une manière beaucoup moins intéressante, si on ne respecte pas un certain nombre de critères. Entre autres, une des caractéristiques de l'économie sociale est de répondre à des besoins issus du milieu. Il faut donc qu'il y ait une volonté du milieu de mettre en place des entreprises d'économie sociale. Ce sont des entreprises qui ont habituellement une viabilité financière avec un financement mixte -- où l'État peut ou non jouer un rôle -- qui répondent à un besoin social ou économique.

L'exemple le plus développé au Québec est, à mon avis, celui des garderies. Vous savez que le réseau de garderies au Québec est essentiellement sans but lucratif et issu des quartiers où des parents avec des promoteurs de projets veulent développer des garderies. Le financement est mixte. L'État y joue un rôle, mais les usagers paient une partie du service. Il a aussi un fonctionnement démocratique. Ce n'est pas toujours facile, mais on cherche à démocratiser ce fonctionnement.

Il y a donc énormément de besoins auxquels l'État ne peut pas répondre parce que ce sont des besoins pointus qui correspondent à ce que la communauté identifie. Dans ce contexte, cela peut jouer un très grand rôle dans la cohésion sociale. Le problème est le suivant: les États, en particulier dans le cas du Québec, sont ambigus sur le rôle du réseau de l'économie sociale, particulièrement en ce qui touche la santé. On cherche à déresponsabiliser l'État et à responsabiliser les organismes communautaires envers des obligations qui devraient relever de l'État.

La frontière n'est pas coupée au couteau. Dans un débat public, la méfiance du mouvement syndical et communautaire se manifeste. On sent que l'État se déresponsabilise au profit d'organismes communautaires ou d'entreprises d'économies sociales tout simplement pour économiser dans les budgets de l'État.

Le sénateur Lavoie-Roux: Du point de vue syndical, comment définiriez-vous la cohésion sociale?

M. Paquette: Pendant plusieurs années, j'ai été un défenseur de la nécessité d'un contrat social au Québec, en particulier sur les questions d'emplois. M. Fernand Dumont parlait des «raisons communes». Dans une société, il faut un certain nombre de valeurs et de projets communs pour développer une solidarité sociale. Quand on n'y fait pas attention, ces valeurs communes peuvent s'effriter et la solidarité sociale peut être mise en cause. Ce contrat social de base est le garant de la cohésion sociale.

Est-ce que la société ou la collectivité a des responsabilités par rapport aux individus en difficulté dans la société? Est-ce qu'un certain nombre de besoins dont la santé et l'éducation sont pris en charge par la collectivité? Quelles sont les responsabilités des individus? J'ai toujours soutenu que la responsabilité de la formation professionnelle relevait de la collectivité, mais il faut que les gens veuillent se former. On ne forme pas des gens d'âge adulte s'il n'y a pas une culture de la formation. Avoir une cohésion sociale ne veut pas dire que règne l'harmonie dans la société. Il restera toujours des rapports de force et des groupes de pression. Dans ce sens, une des valeurs de base du contrat social ou de la cohésion sociale est la qualité du processus démocratique au sein de la société pour gérer les débats au sein de la société sans qu'il y ait rupture de la cohésion sociale. C'est le rôle de la démocratie. Il faut faire attention à une démocratie formelle à laquelle les gens n'adhèrent pas. Vous êtes conscients que la population voit souvent une bataille d'intérêts particuliers plutôt qu'une bataille pour l'intérêt général dans notre processus politique, les politiciens, les institutions, le mouvement syndical et les grands lobbies.

Le sénateur Lavoie-Roux: C'est une préoccupation du monde syndical au Québec?

M. Paquette: Oui.

Le sénateur Lavoie-Roux: Quels sont les efforts déployés pour soutenir cette cohésion et pour ajuster le tir s'il y a lieu?

M. Paquette: On a fait un grand débat depuis 10 ans sur l'organisation du travail dans les lieux de travail qui visait à démocratiser l'organisation du travail pour répondre aux besoins de l'entreprise. On a voulu responsabiliser les travailleurs mais aussi répondre à leurs besoins, ce qui veut dire le contrôle de leur milieu de travail. On a beaucoup avancé sur ces questions particulièrement dans les régions, dans les secteurs privés, manufacturiers, du papier, de la métallurgie. Dans les régions, on a beaucoup poussé sur la mise en place de structures régionales.

Actuellement, ce que le gouvernement du Québec a mis en place contient des germes de bureaucratie assez forts, mais on a été partie prenante à tout ce débat. On a été très actif même si cela n'amène pas de retombées directes dans nos conventions collectives ou pour les emplois de nos membres. On pense qu'il faut qu'une communauté soit active et que la région se prenne en main pour avoir de bons emplois.

Il y a même eu une participation au sommet socioéconomique au Québec en mars et octobre 1996. Actuellement, il y a un petit ressac dans les régions malgré que certaines critiques commencent à poindre sur la façon dont le gouvernement du Québec a mis en place les structures locales. On parle de corporations de développement local au niveau économique et de corporations régionales de développement. C'est souvent une place où les élites locales font valoir leur point de vue particulier plutôt qu'un lieu où l'ensemble des partenaires sociaux sont présents. Dans les régions, c'est remis en question, mais ce n'est pas fondamental.

Par contre, dans la province, il est clair que l'utilisation par le gouvernement Bouchard du consensus autour du déficit zéro en quatre ans fait en sorte que les membres à la base sont extrêment méfiants face à ce genre d'opérations. Actuellement, il y a un certain flottement après une dizaine d'années de travail intensif visant à définir un contrat social au Québec.

[Traduction]

Le sénateur Grafstein: Je m'intéresse à votre témoignage et au fait qu'il reflète le point de vue d'un travailleur, d'un syndicaliste. Ce n'est pas très souvent qu'on a l'occasion d'échanger des points de vue. J'espère pouvoir le faire afin de mieux comprendre les objectifs du mouvement syndicaliste au Québec. On aura l'occasion d'examiner la situation en dehors de la province plus tard.

J'aimerais à savoir pourquoi, sur la question de la cohésion sociale, votre groupe n'a rien dit au sujet des barrières interprovinciales au commerce. On nous a dit -- pas dans ce comité, mais ailleurs -- que l'un des plus grands obstacles à la réduction du chômage est le fait que nous avons entre les provinces des barrières au commerce qui sont profondes, invisibles et insolubles parallèlement à des barrières sociales insolubles. Le commerce a tendance à être un peu moins difficile.

D'abord, est-ce que votre groupe a examiné les barrières au commerce? Avez-vous élaboré une politique sur l'élimination ou la diminution des barrières au commerce, dans le but de conférer une plus grande flexibilité et mobilité à la main-d'oeuvre?

Le président: Avant que M. Paquette réponde, laissez-moi dire que c'est un ancien chef syndicaliste de la CSN. Il ne l'est plus. C'est une vedette de la télévision maintenant. Je pense qu'il aimerait faire savoir qu'il ne parle pas pour son ancienne organisation.

Le sénateur Grafstein: Donc, il faut rayer la référence mais aborder la question. C'est plus utile du point de vue social aussi. Son expérience lui donne une meilleure plate-forme pour traiter les deux sujets, c'est-à-dire le commerce et les barrières sociales.

[Français]

M. Paquette: Je n'ai pas beaucoup abordé les questions nationales. J'ai insisté sur la clause sociale pour laquelle le gouvernement canadien devrait travailler très fort, même chose sur la taxe Tobin. Je n'ai pas beaucoup parlé des questions intérieures, en particulier, au niveau des barrières commerciales. Elles sont peut-être moins importantes qu'on ne le dit. Chaque fois que la chambre de commerce m'en parle, je lui demande de m'en identifier. Il y en a certaines, mais au fur et à mesure qu'on les identifie, on les a réglées. Il est clair qu'au Québec, il y a moins de mobilité de main-d'oeuvre que dans le reste du Canada. Ce sont des débats beaucoup moins présents dans l'opinion publique que dans le reste du Canada. Il y a peu de préoccupations sur ces questions dans le mouvement syndical québécois.

[Traduction]

Le sénateur Grafstein: À part les questions de commerce, avez-vous relevé des barrières à la cohésion sociale d'un point de vue québécois? En d'autres mots, avez-vous une liste de questions qu'on pourrait examiner du point de vue du manque de cohésion sociale?

[Français]

M. Paquette: Actuellement, le plus gros débat est sur l'utilisation des surplus après le déficit zéro. Comment le gouvernement fédéral va-t-il se positionner? Va-t-il prendre des initiatives? Augmentera-il des transferts aux provinces pour la santé et l'éducation postsecondaire? Que va-t-on faire avec l'assurance-emploi? Du point de vue du Québec, les gens sont tous, y compris le patronat, contre l'approche développée par M. Martin.

Le sénateur Lavoie-Roux: Ce n'est pas juste au Québec, dans d'autres provinces aussi.

J'ai l'impression que le gouvernement fédéral, s'il veut jouer un rôle utile, devra se placer en tenant compte du fait que dans un monde où il y a de plus en plus d'intégration économique, certains pouvoirs éventuellement seront délégués à des structures politiques continentales. Ce seront des pouvoirs que les États souverains pourront déléguer. Si l'on veut encadrer le marché, on ne peut plus le faire comme dans le cas du «new deal» simplement au niveau national. On doit maintenant le faire au niveau continental et éventuellement au niveau international. Le gouvernement fédéral devra déléguer des pouvoirs au niveau supérieur et aussi à un niveau plus local.

Le débat autour de l'importance de la formation et du rôle des ressources humaines dans nos entreprises ne peut pas être le même au Québec, en Ontario et en Colombie-Britannique parce que chaque industrie a ses caractéristiques propres. Dans ce sens on doit souligner le fait que quand le gouvernement du Québec a rapatrié les mesures actives de la main-d'<#0139>uvre, on a fait un pas dans la bonne direction. Par contre, en ce qui concerne l'assurance-emploi, le gouvernement fédéral ne joue pas un rôle constructif dans la compréhension que les Québécois ont de la solidarité de la société canadienne. Tout le débat sur l'union sociale, qui semble teinté de politicaillerie, n'aidera pas à développer cette solidarité au sein de la société canadienne. Ce sont des éléments que je peux identifier.

Il faut tenir compte des nouvelles réalités du marché du travail. Les travailleurs autonomes sont habituellement dépendants de quelques donneurs d'ouvrage. Ce sont des salariés déguisés qui n'ont pas accès à aucune forme de protection de revenu. Il faudra que le gouvernement fédéral fasse preuve d'imagination pour répondre à ces nouvelles demandes plutôt que de tenter d'utiliser, entre autres pour l'assurance-emploi, des surplus à d'autres fins que celles qui avaient été prévues.

[Traduction]

Le sénateur Grafstein: J'aimerais examiner cette question des barrières commerciales et des barrières sociales d'un point de vue plus anecdotique. La province de Québec a eu des rencontres avec des gouverneurs de la Nouvelle-Angleterre au sujet de liens économiques plus étroits, mais il n'y en a pas eu avec les premiers ministres des provinces maritimes, ni avec l'Ontario. Moi, je vois le monde d'un point de vue régional. Si on ne peut pas être d'accord avec nos voisins immédiats, c'est-à-dire l'Ontario d'un côté et les Maritimes de l'autre, il est difficile de voir comment on pourrait créer quelque chose de constructif. Avez-vous des commentaires à formuler sur le fait que le Québec a entamé des discussions avec les États de la Nouvelle-Angleterre mais pas avec les premiers ministres des Maritimes?

[Français]

M. Paquette: C'est un terrain délicat.

[Traduction]

Le président: Il existe une association regroupant le gouverneurs et des membres des gouvernements de l'Ontario, du Québec et des provinces maritimes. Ils se rencontrent une fois par année.

[Français]

M. Paquette: La même chose existe dans l'Ouest. Quand je suis allé aux Etats-Unis, à Seattle, j'ai été surpris d'apprendre qu'il y avait un traité de coopération économique entre la Colombie-Britannique, l'Alberta et les États de Washington et de l'Oregon. Notre problème est que jusqu'à tout récemment, les espaces politiques étaient construits pour développer des espaces économiques et on n'a plus besoin de cela. La même chose se passe en Europe où en créant un espace économique très large, on voit ressurgir les nationalismes que l'on croyait disparus. La carte de l'Europe redevient ce qu'elle était au début du XXe siècle. On aura le même problème au Canada.

Un des enjeux de la gestion de l'intégration économique sera notre capacité de rester une société unie et cela ne pourra pas se construire autour des relations économiques parce qu'il n'y a presque plus de relations économiques entre l'est et l'ouest. Tout se développe dans l'axe Nord-Sud et c'est sur la base de la solidarité sociale que le Canada va continuer à exister comme espace politique.

Dans ce sens, pour l'assurance-emploi, le jeu du gouvernement fédéral est extrêmement dangereux parce que c'est un des atouts de la solidarité sociale. C'est la même chose pour notre système de santé. Les problèmes sont des grosses responsabilités, mais le gouvernement fédéral joue un rôle important. L'enjeu des prochaines années sera de développer une solidarité de la société canadienne sur des bases sociales et culturelles. Le débat est très fort dans le reste du Canada et au Québec.

Le CRTC, par exemple, jouera de moins en moins un rôle de réglementation. Il y a tout un débat autour de la publicité qui se fait dans les émissions. On réglemente la publicité officielle mais pas la publicité non officielle. Par exemple, on voit des marques de pintes de lait dans des émissions parce que la Fédération des producteurs de lait commandite l'émission. Vous voyez un sac de McDonald's dans une salle de classe parce que McDonald's commandite la production. Les gros trusts américains des communications seront en mesure d'offrir plus d'argent ou avoir des produits à moindre coût que ce que l'on produit au Canada et au Québec. À ce moment, la culture canadienne sera menacée. Le CRTC -- j'ai entendu une entrevue de Mme Bertrand -- ne se sent pas prêt à encadrer cela.

Le Canada fera face, qu'on le veuille ou non, à de très gros défis dans sa cohésion sociale et culturelle à cause de l'intégration économique. On le savait dès l'Accord de libre-échange avec les États-Unis.

[Traduction]

Le sénateur Grafstein: Une petite question pour terminer: j'ai trouvé intéressant de lire, il y a quelques semaines, une statistique au sujet des romans rédigés en anglais et traduits en français pour le marché du Québec -- qui est un marché riche -- et la situation inverse, où les romans rédigés au Québec, qui a une riche tradition, sont traduits en anglais pour le marché anglais.

J'ai été désolé d'apprendre -- je ne sais pas si mes statistiques sont exactes -- qu'un peu moins de 5 p. 100 étaient traduits automatiquement. Il m'a semblé que c'était une énorme barrière à la cohésion sociale. Si les gens ne comprennent pas les valeurs exprimées dans les romans, comment peuvent-ils comprendre les valeurs sociales ou économiques? Avez-vous des commentaires?

Le sénateur Lavoie-Roux: D'abord, il faut apprendre aux gens à lire.

[Français]

M. Paquette: Vous avez raison d'être déçu devant cette situation. Ce n'est pas pour rien qu'on parle de deux solitudes au Canada. Les produits culturels canadiens sont peu connus au Québec et les produits québécois ne sont pas plus connus dans le reste du Canada. Il y a des ponts qui se font.

Récemment encore, en Ontario, j'ai entendu à la radio qu'il y a eu une rencontre de poètes québécois et ontariens. C'est sur la base d'échanges de ce type qu'on sera en mesure de mieux s'entendre. Tout le monde reconnaît qu'il n'y a plus d'animosité au niveau politique. Les gens peuvent avoir des idées politiques opposées sur l'avenir du Canada et du Québec et être capables d'échanger au point de vue culturel. Ce sont des effets positifs de la mondialisation et de l'ouverture vers le monde. Si on s'ouvre à l'ensemble du monde, il n'est pas normal que l'on soit fermé à ce que notre voisin fait.

On me disait qu'au Québec, les comédiens vivaient à peu près 80 p. 100 des cachets de leur travail alors qu'au Canada, c'était l'inverse et que 80 p. 100 des revenus des comédiens du Canada anglais provenaient du travail dans la publicité. Au Québec, c'est plus un revenu d'appoint.

Il y a quand même un problème au Canada anglais auquel le gouvernement fédéral doit aussi répondre pour des raisons liées à la barrière linguistique au Québec. C'est un enjeu culturel très important. Il est de l'intérêt de la culture québécoise que la culture canadienne soit bien vivante pour faire face au géant américain. En convergeant sur nos intérêts respectifs, on sera en mesure de mieux s'organiser collectivement

Le président: Pour ce qui est des surplus dans les fonds de l'assurance-emploi, je suis entièrement d'accord avec vous quant à la politique du gouvernement actuel à cet égard. J'ajouterais toutefois que ce régime a beaucoup contribué à la cohésion sociale canadienne au cours des années en s'adaptant graduellement aux conditions régionales.

Les prestations sont plus élevées dans les régions où le chômage est plus élevé. Malgré les récentes compressions budgétaires, cela existe toujours. Je dirais la même chose pour le régime de la péréquation canadienne. Ce sont deux facteurs très importants peut-être sous-estimés par les politiciens et d'autres personnes dans la cohésion sociale du Canada.

Quand vous parlez de la délégation de certains pouvoirs à un niveau supérieur du gouvernement fédéral, est-ce que vous parlez des agences internationales, d'un autre niveau de gouvernement ou de protocoles aux traités commerciaux, par exemple?

M. Paquette: Je dénote juste une tendance. Je n'ai pas d'idée précise de la forme que cela prendra. À la dernière rencontre des chefs d'États, où d'ailleurs j'ai rencontré M. Axworthy et une délégation canadienne, j'ai constaté que de plus en plus de gens croient que l'ouverture des marchés nécessitera un encadrement à l'échelle continentale. Comment cela va-t-il se faire? Peut-être que du côté de l'ALÉNA on trouve un embryon très intéressant, même si le mécanisme mérite d'être amélioré, car il porte sur très peu de sujets.

Le Président: L'environnement, le marché du travail et les conditions de travail.

M. Paquette: Pour ce qui est des conditions de travail, seulement trois aspects peuvent aller jusqu'à une plainte formelle et une sanction: la santé, la sécurité et le salaire minimum. Le droit à la syndicalisation ne fait pas partie des sujets pour lesquels on peut aller jusqu'à une sanction éventuellement.

Dans le cadre de l'Accord de coopération sur le travail, ce qui est intéressant, je ne l'ai pas souligné dans mon document, c'est l'esprit de coopération. Il ne s'agit pas de sanctionner un pays. Si on prend l'exemple du Mexique, à certains endroits dans le sud des États-Unis, près de la frontière mexicaine, comme à El Paso, vous vous pensez au Mexique. Il existe un esprit de coopération où on va aider le pays et les entreprises en question à régler des problèmes, comme celui du travail des enfants par exemple.

Cet esprit de coopération devra être un élément majeur de ce mécanisme. Il y aura quand même délégation de pouvoirs d'une façon ou d'une autre sur des questions sociales qui sont actuellement du ressort strictement des provinces ou du fédéral.

Par exemple, une chose assez particulière, le mouvement syndical québécois a poussé le gouvernement du Québec à signer l'Accord de coopération prévu dans le cadre de l'Accord de libre-échange nord-américain alors que le Congrès du travail du Canada s'y oppose toujours. Les provinces où le NPD. était présent, comme en Ontario quand M. Rae était premier ministre, ont refusé de le signer.

Comme ils sont contre l'Accord de libre-échange, ils ne signeront pas ces accords. Toutefois, l'expérience qu'on a des cinq dernières années montre que cela peut être corrigé quand il y a des pressions créées dans l'opinion publique canadienne, américaine ou mexicaine.

Je trouve dommage que les provinces n'aient pas signé en totalité cet accord et que l'on ne puisse l'utiliser intégralement au Canada. On est limité énormément par son application quoique un peu moins depuis que quatre provinces l'ont signé. On verrait peut-être là un embryon intéressant.

Je ne sais pas de quoi auront l'air ces institutions, mais je sais qu'il va s'en créer nécessairement, et pas simplement au fédéral. Les provinces aussi devront déléguer un certain nombre de leurs responsabilités, si on parle de travail, par exemple, à des organismes de surveillance continentale, sinon cela ne voudra rien dire. Ce qui sera remis en cause, c'est l'ouverture des marchés comme tels.

Le président: Je vous remercie chaleureusement de votre témoignage et d'avoir discuté de ces questions importantes avec nous.

La séance est levée.


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