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Délibérations du comité sénatorial permanent
des finances nationales

Fascicule 7 - Annexe 5900-2.36/N1-S-13-7-«1»


[Traduction]

Le vendredi 22 août 1997

Monsieur le Ministre,

Je vous félicite de votre réélection et de votre retour à la Chambre des communes le 2 juin 1997, ainsi que du privilège qui vous a été redonné de représenter les électeurs de Hull-Aylmer et de siéger au Conseil des ministres.

Je vous écris aujourd’hui en votre capacité de président du Conseil du Trésor. À ce titre, vous êtes responsable de la mise en oeuvre de la politique gouvernementale touchant nos fonctionnaires. Puisque vous êtes vous-même un ancien haut fonctionnaire, vous êtes certainement très conscient de l’excellent travail qu’accomplit notre fonction publique.

La restructuration et le rajustement auxquels vous avez procédé de concert avec le ministre des Finances ont été extrêmement difficiles et ont secoué les assises de notre fonction publique. Le gouvernement a pris les mesures qu’il jugeait nécessaires dans sa lutte contre le déficit. J’applaudis vos efforts à cet égard, mais les suites de plusieurs de ces mesures m’obligent à vous écrire cette lettre pour y exprimer un « sentiment d’urgence » dont je ne cherche pas à me défendre. C’est simple : je suis convaincu qu’il est temps d’envisager sérieusement et – je l’espère – de mettre en oeuvre une loi sur la dénonciation qui devrait s’appliquer à l’ensemble de la fonction publique.

Dans son Livre rouge de 1993, Pour la création d’emplois, pour la relance économique, le Parti libéral affirmait : « Le capital de confiance des gouvernants auprès des gouvernés est de toute première importance. » C’est l’évidence même, et pourtant, les incidents récents au ministère de la Défense nationale et à celui des Pêches et des Océans ont ébranlé cette confiance, tout comme les accusations graves portées dernièrement au criminel contre un fonctionnaire de haut niveau de Revenu Canada.

Par extrapolation, ces événements ont érodé la confiance des contribuables dans la fonction publique, ce qui a eu des répercussions sur leur confiance dans le gouvernement parce qu’ils ont l’impression que les « maîtres politiques » ne sont pas conscients de la situation et qu’ils sont impuissants à mettre de l’ordre dans le fouillis qui règne chez leurs subalternes.

Mais les choses pourraient se passer autrement. Nos fonctionnaires sont, dans une très large mesure, des gens respectueux de l’éthique et de leurs obligations envers la Couronne. Le Vérificateur général lui-même, dans son rapport de 1995, concluait qu’il existait un haut niveau d’intégrité morale dans la fonction publique.

Il soulignait cependant dans le même rapport :

... il faudrait qu’il y ait d’autres manières possibles [pour l’employé] de manifester ses préoccupations non seulement au sujet d’activités présumées illégales mais aussi à l’égard des manquements à l’éthique. Dans certains cas, il vaudra peut-être mieux aborder la question avec un superviseur. Cependant, il doit être possible de consulter quelqu’un d’autre – un ombudsman indépendant ou un conseiller en éthique. Il est également important que la personne qui souhaite discuter d’un problème d’éthique ou le signaler puisse le faire sans crainte de représailles. Il y a plusieurs mécanismes à considérer, notamment des dispositions législatives du type « protection du dénonciateur »...

 

Bien qu’il existe diverses lois obligeant les fonctionnaires à signaler les cas de fraude et les autres écarts de conduite, le Vérificateur général déclarait également :

 

Il arrive que les fonctionnaires ne se conforment pas à l’esprit de la politique du gouvernement sur les conflits d’intérêts parce qu’ils ne savent pas très bien ce que sont les conflits d’intérêts, parce qu’ils ont des réserves au sujet de l’administration de la politique et parce qu’ils craignent les conséquences qu’aurait le fait de signaler des conflits d’intérêts impliquant d’autres personnes.

 

Pour en revenir aux incidents récents à Revenu Canada, notre propre enquête nous a amenés à faire des découvertes plutôt inquiétantes. Plusieurs fonctionnaires (de différents ministères) ont évoqué la nécessité d’instaurer une « protection des dénonciateurs », surtout quand il leur est difficile de suivre la filière hiérarchique pour exprimer leurs préoccupations sur les incidents de mauvaise gestion, comme nous croyons que c’était le cas à Revenu Canada.

 

C’est dans cet esprit que nous avons examiné plusieurs lois sur la dénonciation en vigueur aux États-Unis, ainsi que les décisions rendues à ce sujet par la Commission des relations de travail dans la fonction publique.

 

Aux États-Unis, il existe diverses lois touchant l’éthique dans le secteur public. À l’échelle fédérale, il s’agit notamment de la Whistle-Blower Protection Act et de la False Claims Act. Au niveau des États, la Floride, le New Jersey, le Texas et l’Illinois ont adopté des lois portant expressément sur la dénonciation. Pour ce qui est de l’échelon municipal, nous n’avons même pas tenté d’examiner toutes les lois de ce niveau au cours de notre enquête. D’après la recherche que nous avons effectuée, toutes ces lois reposent sur les grands principes suivants :

 

1. Le dénonciateur doit avoir la « conviction raisonnable » que des actes contraires à l’éthique ont été commis, et cette conviction doit s’appuyer sur des preuves matérielles et sur l’évidence d’une « mauvaise gestion flagrante » dans l’échelle hiérarchique;

2. Le dénonciateur doit pouvoir présenter ses allégations à un organisme d’enquête indépendant, en dehors de toute influence politique;

3. Le dénonciateur doit être à l’abri des représailles, par exemple la perte de son emploi, la discrimination sous forme de baisse de mobilité professionnelle, la récupération d’avantages sociaux, le harcèlement en milieu de travail, etc.;

4. La loi doit contenir des garanties suffisantes pour faire en sorte que les enquêtes soient effectuées conformément au principe juridique essentiel de la « présomption d’innocence »;

5. La loi doit prévoir des sanctions et des mesures disciplinaires adéquates pour les personnes qui cherchent à s’en servir comme bouclier dans leurs attaques contre la politique gouvernementale ou qui en abusent dans l’intention de causer du tort à autrui;

6. Il doit exister un mécanisme permettant de transmettre aux responsables législatifs compétents, le cas échéant, des recommandations visant la modification des lois en vigueur.

Dans le contexte canadien, la Commission des relations de travail dans la fonction publique (CRTFP) a entendu quelques cas pertinents qui méritent examen.

Neil A. Fraser (plaignant) c. Conseil du Trésor (ministère du Revenu national et de l’Impôt, employeur) Avril 1982

Dans cette affaire, la CRTFP a établi que tout fonctionnaire avait le droit de critiquer la politique gouvernementale générale, dans les limites du raisonnable, mais qu’il perdait ce droit lorsque cette critique influait directement sur son aptitude à faire son travail ou qu’elle était susceptible de lui enlever la confiance de son employeur.

Cette décision est conforme au principe no 5 ci-dessus.

James A. Grahn (plaignant) c. Conseil du Trésor (ministère de l’Emploi et de l’Immigration, employeur) Juillet 1985

Le plaignant, M. Grahn, était enquêteur au ministère fédéral de l’Emploi et de l’Immigration. Il avait divulgué des renseignements au Alberta Report parce qu’il avait des motifs raisonnables de croire qu’il existait des cas de fraude contre le régime d’aide sociale et que le gouvernement fédéral, en gardant le silence, approuvait les comportements en question. Les superviseurs de M. Grahn affirmaient que celui-ci avait contrevenu à son serment d’allégeance et au code de déontologie. L’examen de la cause a révélé par ailleurs que M. Grahn affichait des préférences politiques, à savoir qu’il estimait que les conservateurs gouverneraient mieux que les libéraux (l’incident s’est déroulé en 1984).

Les faits en cause, et la décision qui a été rendue par la suite, ont clairement démontré que M. Grahn avait cherché délibérément à embarrasser ses supérieurs et à jeter le discrédit sur les pratiques du Ministère. Son grief a été rejeté.

L’aspect le plus troublant de cette décision, c’est que le véritable problème – à savoir la recherche d’une solution politique pour mettre fin aux cas d’abus et de fraude dans le domaine de l’assurance-chômage – n’a jamais été examiné. En fait, il s’agit d’un cas où la décision de la CRTFP, et par le fait même du gouvernement, n’a pas tenu compte de l’intérêt public.

C’est dans les cas de ce genre que le principe no 6 énoncé précédemment permettrait de veiller à ce que les recommandations touchant la modification des dispositions législatives en vigueur se rendent jusqu’au niveau politique. En l’absence de loi détaillée sur la dénonciation, le problème que le plaignant avait voulu rendre public afin qu’il soit corrigé – c’est du moins le motif qu’on peut lui attribuer – s’est perpétué.

Keith Francis Forgie (plaignant) c. Conseil du Trésor (Commission d’appel de l’immigration, employeur) Juin-septembre 1986

Dans ce cas, le plaignant était greffier adjoint à la Commission d’appel de l’immigration à Toronto, dont il contestait certaines pratiques. Il avait fait part de ses préoccupations à son supérieur immédiat et était resté insatisfait des réponses évasives qu’il avait reçues. Il avait en outre exprimé d’autres inquiétudes au sujet des pratiques administratives de la Commission. Le dossier relatif à cette affaire montre assez clairement que les préoccupations du plaignant étaient bien connues, mais qu’elles avaient suscité peu de réactions. Je me contenterai de dire que le plaignant, qui était considéré comme un bon employé, n’a jamais été entièrement sûr de son rôle.

Une série d’incidents mettant en cause un collègue de travail a incité le plaignant à remettre une pile de dossiers à un conseiller juridique, qui a à son tour demandé à la GRC de tenir une enquête criminelle. Les allégations présentées dans une lettre de la GRC à l’employeur étaient nombreuses et graves. La plus troublante, à nos yeux, portait sur la coercition exercée par la direction et sur les menaces relatives à la sécurité d’emploi, proférées par « du personnel de haut niveau à l’intérieur du système » contre les employés qui cherchaient à « faire des vagues » ou à « dénoncer des actes illégaux ».

Une importante association juridique canadienne a également écrit au ministre compétent pour lui faire part de certaines des allégations les plus sérieuses dans cette affaire. Au cours d’une rencontre subséquente entre les représentants de l’association et la présidente de la Commission, celle-ci a écrit une note selon laquelle certaines des allégations étaient « bien fondées ». Il faut dire à sa décharge que des mesures correctives de portée générale ont été apportées rapidement en vue de régler certains des problèmes soulevés.

Peu après, en janvier 1986, les grands médias régionaux et nationaux ont publié des articles dans lesquels ils reprenaient certaines des allégations contenues dans la lettre de la GRC, ainsi que des insinuations selon lesquelles des sources anonymes, à la Commission elle-même, auraient signalé certaines irrégularités. Une enquête judiciaire a été réclamée, mais le Ministre a refusé. Une enquête menée par la Commission (et déjà en cours à ce moment-là) a rapidement établi que le plaignant divulguait clandestinement certains documents clés de la Commission; il a été très vite suspendu, ce qui a alimenté l’intérêt des médias et suscité de nouveaux articles. Le plaignant alléguait que la divulgation de renseignements aux médias était conforme à sa description de tâches, mais la CRTFP n’était pas de cet avis. Pour être juste, il faut reconnaître que la CRTFP a interprété correctement l’énoncé de fonctions du plaignant.

On peut lire dans le dossier de la CRTFP :

Ces articles faisaient aussi état des critiques des députés de l’opposition au sujet de la suspension du plaignant, ainsi que des demandes de protection juridique pour les dénonciateurs.

Le plaignant a été congédié pour avoir manqué à son serment d’allégeance et compromis sa capacité de remplir ses fonctions. Comme l’ont indiqué les articles subséquents au sujet de cette affaire et de la question plus générale de l’adoption d’une loi sur la dénonciation, le ministre de la Justice n’a guère exprimé de sympathie pour lui.

Le plaignant a avancé deux arguments pour réclamer sa réintégration : le manque d’équité de la procédure et le déni de justice, parce que les prétendus commentaires du ministre de la Justice au sujet de sa culpabilité l’avaient empêché, disait-il, de bénéficier d’un procès équitable. Ses deux arguments ont été rejetés, et le vice-président de la CRTFP a cité des raisons amplement suffisantes pour maintenir son congédiement.

Le vice-président a notamment évoqué cet aspect primordial de la question :

En ce qui concerne plus précisément les allégations d’actes illégaux, le problème essentiel que soulève cette affaire se rapporte aux circonstances dans lesquelles un employé a le droit de porter publiquement des accusations contre son employeur. La question n’est pas de savoir si l’employé devrait avoir ce droit, mais plutôt de déterminer dans quelles circonstances il peut l’exercer.

L’adoption d’une loi sur la dénonciation aiderait à déterminer les « circonstances » dans lesquelles peut s’exercer la liberté d’expression. Elle permettrait également de régler l’aspect moral de la question, au sujet duquel l’avocat du plaignant écrivait :

Il faut établir un équilibre... entre la liberté de parole de l’employé et le désir de l’employeur d’avoir une fonction publique impartiale. Le fonctionnaire doit son poste au public, qui avait tout intérêt en l’occurrence à connaître les irrégularités commises.

Robert P. Laboucane (plaignant) c. Conseil du Trésor (ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, employeur) Août 1987

Au cours d’une entrevue accordée à un journaliste dans le cadre de ses fonctions, le plaignant avait vertement critiqué la façon dont le Ministère supervisait l’utilisation de l’argent des Indiens, les mauvais conseils qu’il avait donnés à une bande indienne en particulier et son manque d’empressement à s’attaquer aux problèmes concrets soulevés par les Indiens. Il avait également tenu une conférence de presse sur ces questions malgré l’interdiction expresse de ses supérieurs. L’employeur avait donc déclaré que le plaignant avait non seulement fait preuve d’insubordination flagrante, mais également manqué à son serment d’allégeance et au code de déontologie du Ministère.

L’avocat du plaignant soutenait que ce dernier avait exprimé une opinion à caractère factuel, et que ses déclarations étaient en outre très similaires et tout à fait conformes à ce qu’avait dit le Premier ministre au sujet de notre façon de traiter les peuples autochtones. Le plaignant avait agi de cette façon dans l’espoir de garder sa crédibilité et de conserver la confiance des Autochtones en tant que conseiller et fiduciaire. Essentiellement, il voulait continuer à pouvoir fonctionner efficacement dans le cadre de ses responsabilités professionnelles.

Le vice-président de la CRTFP s’est largement inspiré du jugement rendu dans l’affaire Fraser c. Conseil du Trésor pour établir que le plaignant, même s’il avait eu tort de critiquer les politiques de son propre ministère, était de bonne foi et n’avait pas divulgué d’information confidentielle. Cette décision est importante parce qu’elle porte sur des mesures disciplinaires découlant d’une dénonciation; il faudra en tenir compte lorsque le gouvernement entreprendra la rédaction d’une loi conforme au principe no 3 énoncé plus haut.

John Quigley (plaignant) c. Conseil du Trésor (ministère de l’Emploi et de l’Immigration, employeur) Juillet-août 1987

Le plaignant est allé voir un député (Sergio Marchi) pour lui faire part de ses critiques au sujet d’une politique du gouvernement du Canada; le député s’est tourné à son tour vers le Toronto Star, qui a publié un article.

Le plaignait estimait qu’un changement de politique risquait d’inciter certaines personnes, y compris des criminels notoires, à demander abusivement le « statut de réfugié ». Il a exprimé ses inquiétudes à cet égard dans une note de service à son supérieur et est allé voir le député avant d’avoir reçu de réponse de ce supérieur.

Cette affaire tournait en particulier autour de la crédibilité des démarches du plaignant, de plusieurs références à la Charte des droits et libertés par l’avocat du plaignant, et d’un thème qui revient dans tous les cas que nous avons déjà présentés, à savoir le respect du serment d’allégeance.

Il semble que, dans tous ces cas, les employés étaient liés par leur serment d’allégeance, mais que les raisons morales et l’exercice de leurs droits en vertu de la Charte les ont incités à le renier. Ce dilemme est un des éléments dont il faudra tenir compte lors de l’élaboration d’une loi sur la dénonciation.

En conclusion, voici les éléments sur lesquels s’appuient nos arguments en faveur du dépôt d’un projet de loi sur la dénonciation :

     

  1. L’occasion de rétablir la confiance de la population dans notre fonction publique, étant donné le désir qu’a le gouvernement de maintenir des normes éthiques élevées dans le secteur public et les observations du Vérificateur général à ce sujet;
  2.  

  3. L’adoption de lois de ce genre dans divers États du sud de la frontière et probablement aussi – comme le révélerait sûrement une recherche plus détaillée – dans d’autres démocraties parlementaires;
  4.  

  5. Les principes traditionnels à inclure dans une loi sur la dénonciation;
  6.  

  7. Un bref sommaire des décisions pertinentes de la CRTFP, qui permettent de jeter les bases de l’élaboration d’une loi sur la dénonciation.

Trop souvent, Monsieur le Ministre, les partis politiques ont réclamé avec véhémence l’adoption d’une loi de cette nature lorsqu’ils étaient dans l’opposition et ont complètement abandonné cette cause une fois qu’ils ont eu en main les rênes du pouvoir. Comme vous avez fait une longue carrière dans la fonction publique avant de vous faire élire, je suis convaincu que vous comprendrez très bien la nécessité d’une telle loi.

Je vous implore par conséquent de faire de l’examen, de la rédaction, de la révision et, pour finir, de la mise en oeuvre de cette loi l’une de vos principales priorités pour la prochaine session parlementaire. Les Canadiens méritent une fonction publique qui ait des principes et qui soit efficace, et je crois que la protection des dénonciateurs pourra l’améliorer à long terme. En outre, il est tout à fait possible d’obtenir à cette fin l’appui de tous les partis, ce qui montrerait à la population canadienne que nos représentants politiques se préoccupent d’abord et avant tout de ses intérêts, et non de ceux de leur parti.

Vous avez aujourd’hui une occasion exceptionnelle d’exercer une influence profonde et positive sur l’efficacité et l’efficience de notre fonction publique. J’ose espérer que vous en profiterez.

Je vous prie d’agréer, Monsieur le Ministre, l’assurance de ma très haute considération.

Le Directeur fédéral,

 

Walter Robinson


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