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SOCI - Comité permanent

Affaires sociales, sciences et technologie

 

Délibérations du comité sénatorial permanent des
Affaires sociales, des sciences et de la technologie

Fascicule 6 - Témoignages


OTTAWA, le lundi 6 décembre 1999

Le comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie se réunit ce jour à 13 h 03 pour étudier la teneur du projet de loi C-6, Loi visant à faciliter et à promouvoir le commerce électronique en protégeant les renseignements personnels recueillis, utilisés ou communiqués dans certaines circonstances, en prévoyant l'utilisation de moyens électroniques pour communiquer ou enregistrer de l'information et des transactions et en modifiant la Loi sur la preuve au Canada, la Loi sur les textes réglementaires et la Loi sur la révision des lois.

Le sénateur Michael Kirby (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président: Honorables sénateurs, nous entamons aujourd'hui la dernière séance de ce qui constitue en fait notre étude préliminaire du projet de loi C-6. Le témoin d'aujourd'hui, Roger Tassé, ex-sous-ministre de la Justice, ne nous est certainement pas inconnu. Certains d'entre nous le connaissent depuis fort longtemps.

Nous sommes ravis de vous souhaiter la bienvenue, monsieur Tassé. Je sais que vous avez une déclaration liminaire. La question fondamentale que nous souhaitons aborder aujourd'hui est la constitutionnalité du projet de loi. Autrement dit, celui-ci représente-t-il en quoi que ce soit une ingérence dans les champs de compétence provinciaux?

Lorsque M. Tassé aura terminé son témoignage, le comité se réunira à huis clos pour discuter de son rapport. Le comité directeur a préparé une ébauche de rapport pendant la fin de semaine et nous vous la remettrons dès que nous serons à huis clos.

Monsieur Tassé, vous avez la parole.

M. Roger Tassé, ex-sous-ministre de la Justice: Merci, monsieur le président, de m'avoir invité à comparaître devant votre comité pour vous faire part de mon opinion sur la constitutionnalité de cet important projet de loi sur le commerce électronique.

Ces dernières années -- en fait, depuis mon départ de Bell Canada, où j'ai passé deux ans comme vice-président des questions de réglementation -- je me suis beaucoup intéressé à tout ce qui touche Internet et le commerce électronique. Je vais donc m'adresser à vous aujourd'hui en partant de l'expérience et des connaissances que j'ai acquises ces dernières années sur ces questions.

Peut-être devrais-je commencer en établissant le contexte général de ce que je vous dirai ensuite sur la constitutionnalité du projet de loi. Tout d'abord, je constate que le but énoncé à l'article 3 consiste à fixer des règles régissant la collecte, l'utilisation et la communication de renseignements personnels, maintenant que la technologie facilite de plus en plus et simplifie la collecte, l'utilisation et la diffusion de renseignements.

Je vais donner des précisions sur ce que j'entends par là et sur la puissance de la nouvelle technologie informatique. Je parlerai de l'importance du réseau Internet et de ce qu'il signifie du point de vue des renseignements personnels. Il importe en effet de bien comprendre que le but du projet de loi C-6 consiste d'abord à réglementer et à normaliser l'utilisation, la collecte et la diffusion de renseignements.

Quel sera donc le champ d'application de cette législation? Le projet de loi C-6 doit s'appliquer aux organisations qui recueillent des renseignements personnels, ainsi qu'à la manière dont ces renseignements sont utilisés et divulgués dans le cadre d'activités commerciales. Cette précision est très importante. Il s'agit en effet du but et du champ d'application de la loi. Nous parlons d'activités commerciales reliées à l'utilisation et à la diffusion de renseignements personnels. En ce sens, le champ d'application du projet est très limité. Nous ne parlons pas ici d'un code relatif à la protection des renseignements personnels.

Le but fondamental du projet de loi C-6 est de protéger les renseignements personnels et de réglementer leur utilisation, leur collecte et leur diffusion dans le cadre d'activités commerciales. Or, bon nombre des renseignements qui sont recueillis et diffusés ne sont pas nécessaires pour les activités commerciales. Le projet de loi ne traite pas de cette question qu'un certain nombre de témoins ont pourtant évoquée, notamment dans le cadre du secteur de la santé.

Cela dit, il y a dans le projet de loi un article de transition important, l'article 30, qui dispose que la loi ne s'appliquera pas pendant une période trois ans. Autrement dit, n'importe quelle organisation peut assumer le pouvoir de réglementer elle-même la collecte, l'utilisation et la divulgation de renseignements personnels à l'intérieur d'une province pendant cette période de trois ans précédant l'entrée en vigueur de la loi. Il y a deux exceptions à l'article 30. La première est que le projet de loi C-6 entrera en application immédiatement en ce qui concerne les organisations du secteur privé fédéral telles que les banques, les compagnies de téléphone et d'autres entreprises similaires. La deuxième exception est qu'il s'appliquera au transfert de renseignements personnels entre deux provinces. Autrement dit, la vente de renseignements d'une province à une autre sera assujettie immédiatement à la réglementation découlant du projet de loi.

L'article 26 est un autre article important car son alinéa (2)b) dispose que, si le gouverneur en conseil estime qu'une province a mise en oeuvre une législation sensiblement similaire au projet de loi C-6, il y aura une exemption à l'application de celui-ci en ce qui concerne les renseignements qui sont recueillis, utilisés ou diffusés à l'intérieur de cette province. Par exemple, il existe une loi de cette nature au Québec depuis plusieurs années. En conséquence, une exemption sera accordée en ce qui concerne la collecte, l'utilisation et la diffusion de renseignements à l'intérieur de cette province, ces activités restant régies par la loi provinciale.

Voilà donc le texte de loi dont vous êtes saisis, honorables sénateurs. La question que vous vous posez est de savoir quels sont les fondements constitutionnels de ce projet. Je constate que le législateur fédéral a le pouvoir de légiférer ou de réglementer en ce qui concerne le secteur privé fédéral -- les banques, les compagnies de téléphone et les entreprises similaires. Il y a une définition concernant les activités commerciales dans le secteur privé fédéral. Il y a aussi un autre pouvoir que l'on peut invoquer pour légitimer ce projet de loi, c'est le pouvoir relatif à la réglementation du commerce, que l'on trouve à l'article 91.2 de la Loi constitutionnelle.

Comme vous le savez, ce pouvoir comprend deux volets. Le premier, qui est le volet restreint, est le pouvoir d'adopter des lois au sujet du commerce international-interprovincial. Par contre, le deuxième volet, que l'on n'évoque pas souvent ou qui n'est pas souvent invoqué par le législateur fédéral, ce qui n'en réduit toutefois aucunement l'importance clé, est le pouvoir de légiférer dans le cadre général de la réglementation du commerce.

À mon sens, la notion de réglementation générale du commerce a été fort bien explicitée dans l'arrêt General Motors de 1989. Cette affaire portait sur des dispositions de la Loi sur la concurrence qui établissaient des recours civils. Or, pour déterminer si des recours civils étaient acceptables dans le champ de compétence fédéral, la cour a dû se demander si les dispositions de la Loi sur la concurrence relatives aux prix discriminatoires reposaient sur les pouvoirs relatifs au droit pénal, sur le pouvoir de réglementation du commerce international-interprovincial ou sur le pouvoir général de réglementation du commerce.

Dans un arrêt unanime, la cour a invoqué des arrêts antérieurs pour fixer certains critères d'identification des caractéristiques de la législation fédérale qui sont nécessaires pour correspondre au pouvoir général de réglementation du commerce. La cour a identifié cinq caractéristiques qui s'appliquent à la concurrence et elle a finalement décidé que la Loi sur la concurrence telle que nous la connaissons au Canada ne repose pas uniquement sur le pouvoir du Parlement de légiférer en matière de droit pénal mais aussi sur le pouvoir du Parlement d'adopter des lois au sujet du commerce international-interprovincial et sur le deuxième volet, général, de réglementation du commerce.

En fait, en ce qui concerne les critères qu'elle a identifiés, la cour a déclaré que le fait qu'ils soient tous satisfaits ne saurait constituer une garantie absolue mais que le Parlement pourrait s'en servir comme indices ou comme lignes directrices et que, s'ils étaient tous satisfaits, la loi en cause était probablement acceptable. Autrement dit, la cour a été relativement prudente. Parmi les critères identifiés, mentionnons le fait qu'il faut qu'il existe un mécanisme de réglementation général et des mesures de supervision pour veiller à ce que la réglementation prévue par la loi est respectée.

Un autre facteur important dont il faut tenir compte est que la loi en cause doit porter sur le commerce de manière générale plutôt que sur une industrie particulière. Le Parlement a déjà tenté dans le passé de légiférer dans des secteurs particuliers, par exemple pour indiquer ce que doit contenir la bière. Au cours des années, les tribunaux ont trouvé un équilibre entre les droits civils et le commerce. Au départ, dans notre pays, les tribunaux ne faisaient pas cette distinction et, en fait, pratiquement tout pouvait être considéré comme relevant du commerce si l'on ne faisait pas attention à trouver un juste équilibre entre les pouvoirs provinciaux et les pouvoirs fédéraux. En d'autres mots, il faut que le projet de loi s'applique au commerce de manière générale et pas simplement à un ou deux secteurs identifiés.

Le critère suivant est que la loi doit être de nature telle que les provinces, collectivement ou séparément, n'auraient pas le pouvoir constitutionnel de l'adopter. Cela veut dire que le législateur provincial ne peut agir qu'à l'intérieur de ses limites territoriales et n'a pas le droit de légiférer en dehors, c'est-à-dire de légiférer pour le tout, malgré les relations interprovinciales qui peuvent exister ou le caractère national de certaines questions.

Le cinquième critère identifié par la Cour suprême est que le fait de ne pas inclure une ou plusieurs provinces ou localités dans le champ d'application de la loi entraverait la bonne application du dispositif dans d'autres régions du pays. Autrement dit, s'il n'y a pas d'uniformité, c'est-à-dire que si certaines provinces ont adopté de bonnes lois sur la concurrence et d'autres, non, cela risquerait de provoquer des distorsions du marché, ce qui justifierait l'intervention du Parlement. Nous n'avons qu'un seul marché et il faut des règles s'appliquant d'un bout à l'autre du pays en vertu de ce pouvoir constitutionnel.

Comme je l'ai dit, l'arrêt de 1989 a rarement été invoqué pour justifier des lois fédérales mais il n'en reste pas moins très important. Du fait de cet arrêt, on s'est demandé pendant de nombreuses années si la législation sur la concurrence pourrait être fondée sur le pouvoir fédéral de réglementation du commerce. Les tribunaux ont dit que non en affirmant que, dans le cadre d'un dispositif au demeurant acceptable, si des droits civils sont créés, il faut les intégrer à la législation.

Un exemple de mécanisme qui n'a pas fonctionné est la disposition qui a longtemps existé dans la législation sur les marques de commerce pour interdire les pratiques commerciales déloyales -- sous forme de disposition générale, comme dans l'article 7. La cour a dit: «Nous convenons peut-être tous que les gens ne doivent pas appliquer de pratiques commerciales déloyales mais on ne peut tout simplement pas inclure ce genre de disposition dans la Loi sur les marques de commerce, qui répond à un autre objectif.» En conséquence, cette disposition a été invalidée car elle ne correspondait pas au but principal de cette législation.

En ce qui concerne le projet de loi C-6, il me semble, même si ce n'est pas totalement clair, qu'il répond aux critères énoncés par la Cour suprême. On y trouve en effet un dispositif réglementaire, celui qui est mentionné à l'article 3, l'article de l'objet. L'objet de la loi de réglementer la collecte, l'utilisation, etc., des renseignements dans le cadre d'une activité commerciale. Le fait qu'il s'agisse d'une activité commerciale nous ramène à la réglementation du commerce. Il y a en outre un mécanisme de surveillance, le rôle du commissaire à la protection de la vie privée étant élargi à cette fin. Globalement, on peut donc avancer des arguments très solides en faveur de ce projet de loi.

Je voudrais faire une dernière remarque au sujet des pouvoirs provinciaux. Si nous vivions dans un État unitaire, le Parlement pourrait légiférer en matière de renseignements personnels et les choses en resteraient là. Il pourrait adopter des dispositions au sujet des activités commerciales et non commerciales aussi bien dans le secteur de la santé que dans d'autres secteurs. Toutefois, comme nous ne vivons pas dans un État unitaire, les pouvoirs législatifs sont partagés entre le Parlement fédéral et les assemblées provinciales. Or, tout le domaine de la propriété et des droits civils constitue un important champ de compétence provincial. C'est lui qui permet aux provinces d'adopter des lois en matière de protection des consommateurs, de protection des renseignements personnels, etc.

On peut donc se demander comment il se fait que l'on puisse adopter des lois fédérales ayant pour effet de protéger les renseignements personnels en vertu d'un pouvoir constitutionnel et que les provinces puissent faire la même chose en vertu d'un autre pouvoir. N'y a-t-il pas là un chevauchement? Si, il peut y avoir un chevauchement. Je ne parle pas ici de ce qui arrivera du point de vue des programmes. Il existe un degré important de chevauchement, et certains honorables sénateurs s'efforcent d'ailleurs d'éviter ce type de chevauchements.

Le problème est cependant difficile à éviter sur le plan législatif car ce sont les pouvoirs eux-mêmes qui se chevauchent souvent. Différents paliers de gouvernement peuvent aborder le même problème d'un point de vue différent. Les provinces envisageront la protection des renseignements personnels du point de vue de la propriété et des droits civils, comme l'a déjà fait le Québec et comme d'autres sont sur le point de le faire.

D'un autre point de vue, on constate aussi que le commerce électronique explose partout dans le pays. L'un des facteurs clés est que le consommateur doit avoir confiance à l'égard de ce nouveau type de commerce. Si nous n'avons pas le moyen d'assurer non seulement la protection des renseignements personnels mais aussi que les consommateurs puissent effectuer leurs achats de biens et de services en toute sécurité et en ayant l'assurance que leurs renseignements personnels seront protégés, cette confiance ne s'établira pas. Laisser passer cette chance reviendrait à laisser passer la chance de créer des emplois et de résister à la concurrence des autres pays.

Un plus grand nombre de Canadiens achètent des biens et des services par Internet aux États-Unis qu'au Canada: 63 p. 100. Certes, il peut y avoir toutes sortes de raisons à cela mais je crois comprendre que le projet de loi envisagé fait partie de la stratégie du gouvernement visant à établir un climat de confiance pour que les gens puissent acheter des biens et des services de manière électronique. Autrement dit, il s'agit de veiller à ce que les renseignements personnels, comme les numéros de cartes de crédit, soient pleinement protégés.

Un dernier mot au sujet de ce double aspect de la législation. Il y a une législation provinciale et il y a une législation fédérale chevauchantes dans le domaine du droit des sociétés, par exemple. Il y a dans la Loi fédérale sur les sociétés des dispositions concernant les délits d'initiés, et il y a dans la législation boursière provinciale des dispositions qui s'appliquent aux sociétés régies au palier fédéral. Or, ces deux séries de dispositions sont pratiquement les mêmes. Les tribunaux ont déclaré qu'il est possible que des dispositions législatives chevauchantes coexistent tant et aussi longtemps qu'elles ne sont pas totalement en conflit les unes avec les autres.

Peut-être pourrais-je en rester là pour répondre à vos questions?

Le sénateur Murray: Vous conviendrez avec moi, monsieur le président, qu'il est toujours rassurant, pour des néophytes, de voir un expert confirmer nos propres opinions. Nous vous en remercions, monsieur Tassé.

Je voudrais vous poser quelques questions sur l'aspect constitutionnel du projet de loi. Si vous me le permettez, je vais vous lire quelques phrases d'un témoin que nous avons accueilli le 1er décembre. Il s'agit de M. Ian Lawson, un avocat de la Colombie-Britannique qui s'intéresse à la protection des renseignements personnels. Il avait commencé par dire ceci:

[...] il est tout à fait évident que cette législation fera à un certain moment l'objet d'une contestation sur le plan constitutionnel. Le conflit constitutionnel n'est pas mort.

Il a ensuite parlé d'une idée qui avait été proposée au Sénat pour séparer la partie 1 du reste du projet de loi -- c'est-à-dire séparer les dispositions de protection des renseignements personnels des dispositions relatives au commerce électronique. Il a dit à ce sujet:

À mon avis, cela ne serait certainement pas recommandé. J'affirme que les deux parties ne peuvent être séparées car le fondement constitutionnel de la partie 1, touchant la protection des renseignements personnels, se trouve dans le nouveau régime de facilitation du commerce électronique et de création de documents pouvant être validés et prouvés en vertu de la Loi sur la preuve au Canada. La partie 2 n'est que l'une des premières étapes visant à bâtir une bonne infrastructure de l'information au Canada.

Ensuite, en réponse à une question, il a déclaré que:

Si la partie 1 était adoptée séparément, elle deviendrait à mon avis extrêmement vulnérable. Sa seule justification est qu'elle est reliée à l'établissement d'une réglementation générale du commerce électronique. Sans ce lien, elle devient très fragile.

Laissons de côté le fait que la partie 1 concerne l'information, quelle que soit la méthode de collecte, électronique ou autre. À votre avis, est-ce que le fondement constitutionnel de la Partie 1 se trouve dans la partie 2?

M. Tassé: D'après moi, ce n'est pas comme cela que fonctionne le droit constitutionnel. Il faut que chaque disposition d'une loi donnée soit valide sur le plan constitutionnel.

Je parlais tout à l'heure de la Loi sur les marques de commerce, dont une disposition a été invalidée. Qu'il s'agisse de cinq lois différentes ou d'une seule loi globale, je ne pense pas qu'une partie puisse être moins légitime qu'une autre sur le plan constitutionnel. Il faut que chaque partie le soit individuellement.

Le sénateur Murray: J'ai entendu ce que vous avez dit au sujet du secteur de la santé, en particulier, et de la partie au sujet de laquelle le gouvernement fédéral peut légiférer dans le cadre d'un projet de loi comme celui-ci. Plus d'un témoin de ce secteur nous a parlé de la difficulté, voire de l'impossibilité, de faire la distinction entre l'activité commerciale, qui relèvera du projet de loi, et l'activité non commerciale, qui n'en relèvera pas.

De ce fait, peut-il être légitime d'appliquer les dispositions de protection des renseignements personnels à l'ensemble du secteur, l'argument étant qu'il ne serait pas possible de distinguer le commercial du non commercial? Le sénateur Finestone a proposé un amendement à l'article des définitions dans le but d'inclure dans l'activité commerciale des choses telles que le secteur à but non lucratif, etc.

Sur cette question, la thèse du gouvernement est que, même si l'activité commerciale dans le secteur de la santé s'applique à l'évidence à des questions telles que les laboratoires qui vendent leurs services, ou les pharmaciens, la relation entre le médecin et le patient ou entre l'hôpital et le patient est une relation non commerciale. Quand on va voir le médecin ou qu'on va à l'hôpital, il y a de l'argent qui change de mains mais c'est indirectement parce que l'hôpital ou le médecin est rémunéré par le gouvernement. Pourquoi cela ne pourrait-il pas tomber dans la définition d'une activité commerciale?

M. Tassé: Je reviens à ce que je disais plus tôt, sénateur. Quel est le but de ce projet de loi? C'est d'établir des normes sur la collecte, l'utilisation et la diffusion dans des activités commerciales. Voilà la clé de cette législation, du fait des contraintes constitutionnelles que j'ai mentionnées. C'est la définition de l'activité commerciale qui est cruciale. Si vous disiez que les activités commerciales comprennent des activités non commerciales, vous vous exposeriez à l'évidence à une contestation constitutionnelle. Cette remarque ne porte pas sur la nécessité ou non d'accorder une protection mais seulement sur les limites du pouvoir fédéral dans ce champ législatif.

Le fait que de l'argent change de mains ne suffit pas à créer une activité commerciale. Je ne pense pas que l'on puisse dire que les professions exercent des activités commerciales. Un pharmacien qui vend toutes sortes d'autres choses que des médicaments sur ordonnance mène probablement en partie une activité commerciale mais, pour ce qui concerne sa profession, je ne pense pas que ce soit le cas. Cela risque de changer, puisque bien des choses changent avec le temps mais, au moment où nous parlons, il me semble que la notion d'activité commerciale est relativement claire, grosso modo.

Le sénateur Murray: Ça ne comprend pas les médecins.

M. Tassé: Je ne pense pas que ça comprenne les médecins ou les avocats.

Le sénateur Oliver: Et les médecins qui ont leur propre équipement, comme des tomodensitogrammes, dont ils font payer l'utilisation?

M. Tassé: C'est une bonne question. Autrefois, cela n'existait pas. Aujourd'hui, et de plus en plus, ils se rapprochent de l'exercice d'activités commerciales.

Le président: Cela veut-il dire que, si j'engage un avocat qui me fait payer des honoraires délirants...

M. Tassé: Ça n'en fait pas une activité commerciale.

Le président: C'est peut-être de l'usure, mais pas du commerce. Vous dites que ce n'est pas une transaction commerciale?

M. Tassé: Je ne le pense pas. Quand je donne un avis ou que je vais au tribunal pour un client, je ne pense pas que j'exerce une activité commerciale, je pratique plutôt ma profession.

Cela dit, nous parlions de commerce électronique. Sur les sites Internet, notamment aux États-Unis, on trouve de plus en plus de formulaires génériques, par exemple pour faire un testament. Après avoir payé le tarif établi, on peut remplir les blancs. Il se peut qu'un tribunal en arrive un jour à dire: «Mais quelle est donc l'activité principale qui est exercée ici? Est-ce la prestation d'un avis professionnel ou la vente d'un formulaire pour un gain commercial?» Il se peut fort bien que, dans une telle situation, le tribunal décide qu'il s'agit en fait de commerce.

Le sénateur Murray: Personne ne connaît la Charte des droits mieux que vous, monsieur Tassé. Vous aviez le crayon à la main, comme on dit, en 1981-1982, quand vous étiez sous-ministre de la Justice. Plusieurs témoins estiment que les pouvoirs consentis au commissaire à la protection de la vie privée, en vertu de ce projet de loi, sont excessifs. Les pouvoirs d'enquête du commissaire comprennent le droit d'entrer dans des locaux et d'examiner et de prendre des dossiers sans mandat, le droit d'interroger des personnes sans la présence d'un avocat, et cetera. D'aucuns affirment que ces pouvoirs vont peut-être à l'encontre des articles 7 et 8 de la Charte. En outre, nonobstant la Charte, des gens estiment que les pouvoirs du commissaire en cas de plainte sont excessifs. Ils ne pensent pas que le répondant, qu'il s'agisse d'une entreprise ou d'un employeur, bénéficie des règles fondamentales de justice naturelle ni de la règle de droit qui nous semble aller de soi. Qu'en pensez-vous?

Le président: À titre d'illustration, on a comparé cela aux pouvoirs de fouille et de perquisition de l'ancienne Loi d'enquête sur les coalitions qui ont été invalidés, à cause de la Charte, dans l'affaire du Edmonton Journal.

M. Tassé: L'affaire Southam.

Le président: C'est cela, mais le journal dont il s'agissait était le Edmonton Journal. La question est de savoir si ces pouvoirs risquent d'être contestés de la même manière.

M. Tassé: J'en doute beaucoup, sénateur. Vous avez raison de parler de Southam, qui a été le premier arrêt au sujet de la Charte. Il a fallu restructurer les pouvoirs du directeur des Enquêtes sur les coalitions.

Depuis lors, les tribunaux font une distinction entre les affaires pénales et les affaires de réglementation. En fait, ils sont beaucoup plus prêts à accepter des pouvoirs d'enquête similaires à ceux qui sont prévus ici lorsqu'il s'agit de questions d'exécution ou d'application de règlements qui n'ont aucun caractère pénal ou qui ne sont pas reliés à l'application du droit pénal.

Dans plusieurs cas, les tribunaux ont déclaré qu'il faut faire une distinction entre le droit pénal et la réglementation des activités. Une affaire de la Colombie-Britannique a été portée devant la Cour suprême au sujet de l'application de la loi sur les valeurs mobilières. La cour a accepté que le Parlement et les assemblées provinciales puissent donner plus de latitude et n'ont pas à fixer toutes les conditions qui seraient nécessaires s'il s'agissait de l'application du droit pénal.

Il convient de souligner par ailleurs que ces pouvoirs sont relativement limités. Le commissaire n'aura pas le droit d'entrer dans une résidence. Les tribunaux n'accepteraient pas un texte de loi autorisant la personne responsable de la réglementation à entrer dans un domicile privé sans autorisation en bonne et due forme. Rien de tel n'est prévu ici. Le commissaire ne pourra pas entrer de force. D'après moi, s'il disait: «Je veux une déclaration sous serment d'une personne détenant un pouvoir officiel» et que cette personne refusait, il serait obligé de s'adresser à un tribunal.

Je ne pense pas que ces dispositions soient vulnérables à une contestation de cette nature. Elles sont inspirées de la loi actuelle sur la protection des renseignements personnels, qui date d'avant la Charte et qui n'a pas été contestée.

Le sénateur Murray: Pour terminer, je voudrais savoir si la loi du Québec est foncièrement similaire au projet de loi C-6, comme le disent le ministre et des représentants du gouvernement. L'un des témoins, dont l'entreprise fonctionne avec satisfaction dans le cadre de la loi du Québec, a tracé une distinction très nette entre cette loi et le projet de loi C-6. Selon lui, la loi 68 du Québec permet de recueillir des renseignements personnels sans consentement, ce que ne permet pas le projet de loi C-6. La loi du Québec permet de compiler des bases de données exhaustives, ce que ne permet pas le projet de loi C-6. La loi du Québec comporte un mécanisme continu d'octroi d'exemptions en matière de divulgation. Cela n'est pas prévu dans le projet de loi C-6. En vertu de la loi du Québec, on peut compiler des bases de données exhaustives puis divulguer les informations en suivant les lignes directrices de la Commission de l'accès à l'information, alors que le projet de loi C-6 ne permet de recueillir d'informations qu'avec le consentement éclairé des patients.

Bien sûr, la question n'est pas de savoir si ce témoin, qui n'a aucune difficulté avec la loi du Québec, en aurait avec la loi fédérale envisagée, elle est de savoir si, comme il le disait, ces deux lois sont sensiblement différentes. Avez-vous comparé la loi du Québec à ce projet de loi?

M. Tassé: J'ai examiné cette loi de manière générale. J'ai lu avec intérêt les déclarations du témoin à ce sujet. Il est important de viser les mêmes buts, même si la méthode peut être différente. J'ai eu le sentiment que le témoin disait que les méthodes sont différentes. D'après le projet de loi fédéral, il faudra obtenir le consentement alors que la méthode retenue au Québec est différente puisqu'on n'insiste pas sur le consentement à l'étape de la collecte des renseignements mais plutôt sur le consentement à l'étape de la diffusion et de la divulgation.

Il importe à mon sens que tous les consommateurs jouissent du même degré de protection sur le plan pratique. Voilà le facteur clé, et c'est ce qui est bien avec ce projet de loi. Si le gouvernement avait proposé un projet de loi exigeant que tous les détails pratiques de la loi fédérale et des lois provinciales soient totalement harmonisés, ce projet de loi aurait été très difficile à adopter. Ici, je pense qu'il faut plutôt mettre l'accent sur le but visé et non pas sur la nature des étapes pour y arriver. Pour ce qui est des huit ou 10 principes en jeu, je dois dire qu'ils sont sensiblement similaires.

Le sénateur Murray: L'Ontario a préparé une ébauche de projet de loi qui, je crois, est dans le domaine public. La rumeur veut que le gouvernement fédéral ou, en tout cas, les responsables du projet de loi C-6 aient indiqué que les deux textes ne seraient pas sensiblement similaires. Je suppose que vous n'avez pas vu le texte de l'Ontario?

M. Tassé: J'en ai entendu parler mais je ne l'ai pas vu. Il y a un précédent intéressant. Un gros débat se poursuit actuellement entre l'Union européenne et les États-Unis. L'Union européenne a produit une directive sur les renseignements personnels indiquant que les sociétés européennes ne seront pas autorisées à transférer de données à des sociétés étrangères si le pays destinataire n'a pas adopté une législation foncièrement similaire pour protéger les renseignements personnels. Les termes que j'emploie ne sont peut-être pas exacts mais c'est l'intention. Le ministre a déclaré que, selon lui, la loi du Québec répond aux critères. L'UE a dit la même chose.

Le sénateur Carstairs: Monsieur Tassé, nous pourrions passer tout l'après-midi à nous demander si les professionnels exercent une activité commerciale. Il se trouve que je pense que oui, peut-être parce que je ne suis pas avocate, mais laissons ça de côté pour le moment.

Dans ce projet de loi, la définition de l'activité commerciale est très large. L'une des questions que l'on ne cesse de poser, surtout dans la profession médicale, est de savoir à quel moment une activité devient commerciale. Les médecins veulent savoir quelles garanties existent pour protéger les renseignements personnels dans le cadre de la relation médecin-patient.

Je ne sais pas si vous avez vu l'avis de Heenan Blaikie, qui envisage le scénario classique de renseignements transférés de point en point en point. À partir de quel moment pensez-vous que ce transfert d'informations tombe dans le champ de l'activité commerciale?

M. Tassé: Ma réponse est peut-être simpliste, mais c'est quand une activité commerciale est exercée. Lorsque l'activité répond à un but de gain financier, on fait du commerce et on tombe dans le champ de ce projet de loi. Il est vrai qu'une simple visite chez un médecin n'implique généralement pas d'activité commerciale, à moins que le médecin ne dispense certains services qui exigent un investissement en matériel. Dans ce cas, les services rendus amènent le médecin très près d'une activité commerciale.

Ce projet de loi ne donne aucune protection à moins que le médecin n'exerce une activité commerciale pour faire un profit. Une société à but non lucratif n'exerce pas une activité commerciale, à moins qu'elle ne vende un service touché par le projet de loi.

La question que vous posez est très importante, sénatrice Carstairs. Si vous examinez toutes les questions reliées à la protection des renseignements personnels, ce projet de loi n'accorde pas la protection dont ont besoin les Canadiens. Je crois comprendre qu'il y a actuellement beaucoup de discussions avec les provinces au sujet de la protection des renseignements personnels. Cette protection est foncièrement une responsabilité provinciale, surtout dans le secteur de la santé. On ne peut que féliciter le sous-ministre Dodge d'avoir dit que le ministre a créé le comité et qu'il collabore avec les provinces pour essayer de trouver un consensus sur ce que devrait être cette protection.

Selon mes informations les plus récentes, le gouvernement fédéral n'a pas trouvé le moyen de régler la question du pouvoir de réglementation du commerce lorsqu'il y a une activité commerciale à but lucratif. Il y a encore beaucoup de travail à faire pour qu'on puisse dire au Canada que les renseignements personnels de toutes sortes sont bien protégés mais ceci constitue une première étape très importante.

J'ai lu l'avis préparé par Heenan Blaikie et j'ai été fort impressionné par l'analyse détaillée de toutes les étapes qu'on peut trouver dans divers scénarios. Cela dit, j'ai aussi entendu des représentants du secteur de la santé dire que ce projet de loi ne leur pose aucun problème. Le sous-ministre a dit qu'il a demandé qu'on lui donne des exemples de problèmes que le projet de loi risquerait de créer dans le secteur de la santé et qu'il n'en a toujours reçu aucun.

Le projet de loi prévoit quatre ans. Il y aura un an pour la proclamation puis trois ans avant l'entrée en vigueur, afin que l'on puisse examiner attentivement toutes ces questions. Cela donnera beaucoup de temps au ministre fédéral de la Santé pour essayer de trouver une solution aux problèmes éventuels, avec l'aide de ses collègues, par le truchement d'un supplément à ce projet de loi.

Le président: Sénateur Oliver, vous avez une question à poser?

Le sénateur Oliver: Non, monsieur le président. M. Tassé a été tellement clair que je pense comprendre; ensuite, les deux questions que je voulais poser l'ont été par mon mentor, le sénateur Murray, au sujet de l'activité commerciale et de l'éventualité d'une contestation au titre de la Charte. Je n'ai donc rien à ajouter.

Le sénateur Beaudoin: Je n'ai pas de problème avec l'arrêt General Motors. S'il est vrai qu'il élargit la portée du commerce général, ou créé une nouvelle avenue, si je peux utiliser cette expression, je ne peux m'empêcher de m'interroger au sujet de la définition des «activités commerciales». Cela nous amène très près des contrats, lesquels relèvent essentiellement de la compétence provinciale.

Je comprends bien le but du projet de loi et je n'ai aucun problème à ce sujet. Par contre, j'ai un problème avec la solution qui est proposée -- c'est-à-dire, le mécanisme. Par exemple, les provinces sont censées occuper ce champ. Toutefois, si elles ne l'ont pas occupé au bout de trois ans -- bien que, bien sûr, le Québec et d'autres l'occupent déjà -- de quel droit le gouvernement fédéral pourra-t-il dire: «Si vous n'agissez pas dans votre domaine de compétence provinciale, nous allons le faire à votre place?»

Je suppose que c'est une manière de légiférer dans le domaine du commerce général, et je l'accepte. De fait, je suis l'un de ceux qui estiment que l'article relatif au commerce n'a pas été interprété de manière assez large pour le gouvernement fédéral, bien que l'erreur ait été corrigée dans l'arrêt General Motors. Mais sommes-nous ici dans un cas d'application de l'arrêt General Motors? Ce n'est pas du tout évident à mes yeux, à moins qu'on estime que le rôle joué par les provinces soit tellement mince, tellement faible ou tellement restreint qu'il serait préférable qu'une autorité fédérale occupe le champ au complet, ce qui pourrait être un argument.

Toutefois, si l'on accepte la loi du Québec dans ce domaine, par exemple la loi des contrats, en vertu de quel pouvoir pourrions-nous refuser d'agir au nom des autres provinces, au sens où nous leur dirions: «Vous n'avez pas occupé votre champ de compétence. Une province l'a fait mais pas les autres. Nous allons donc occuper ce champ parce qu'il faut que cette loi soit efficace et qu'elle fonctionne.»

Je serais d'accord avec cela mais, dans ce cas, comment peut-on concilier une telle action avec la séparation des pouvoirs?

M. Tassé: Je pense que le projet de loi dont vous êtes saisis est relativement différent de ce que vous venez de décrire. Le législateur fédéral ne dit pas: «Nous allons arriver si vous n'agissez pas.» Il dit: «Nous sommes là.» Cette législation s'appliquera dès le premier jour, sauf dans la mesure où il y a une exemption qui pourrait être utilisée après trois ans. L'application de la loi est retardée. C'est une réserve importante car le législateur fédéral se propose d'invoquer le volet général du pouvoir de réglementation du commerce, au sujet duquel la cour a dit: «Si vous respectez ces cinq critères, vous pouvez le faire même si cela touche des questions provinciales.»

Le sénateur Beaudoin: D'accord.

M. Tassé: Vous avez parlé de contrats. Dans la Loi sur la concurrence, il est question de contrats. Les gens négocient toutes sortes de contrats et le législateur dit: «Vous ne pouvez pas faire ça.» C'est donc une question de loi des contrats et, évidemment, les contrats sont un champ de compétence provincial.

Dans l'arrêt General Motors, la cour a été très précise car le procureur général du Québec disait que, bien que le Québec ait accepté que le législateur fédéral possède le pouvoir de légiférer en matière de concurrence dans le commerce international-interprovincial, le premier volet, le Québec voulait exclure la législation interprovinciale ou sur les coalitions. La cour a dit: «Non, non. Dans ce type d'approche législative, en vertu du volet général relatif au commerce, le Parlement peut légiférer et réglementer des questions intraprovinciales.»

Je vois la même chose ici. Le Parlement dit que, dès le premier jour, une loi de portée générale réglementera toutes les activités commerciales concernant la collecte, l'utilisation et la diffusion de renseignements, sauf qu'elle ne s'appliquera pas pendant trois ans en ce qui concerne les activités intraprovinciales. Au fond, c'est ce qu'il dit. C'est comme cela que j'interprète le texte. À mon avis, l'arrêt General Motors est un argument puissant en faveur de ce type de législation.

Le sénateur Beaudoin: Je vous suis. Si nous invoquons les principes de l'arrêt General Motors, nous pouvons prendre toute la place. Je suis d'accord et je n'ai aucun problème avec ça.

M. Tassé: Je n'irais pas jusque-là. Je pense qu'il y a des conditions très précises en vertu desquelles le Parlement peut légiférer en matière de commerce. C'est peut-être l'une des raisons pour lesquelles il est tellement difficile de légiférer dans ce domaine en vertu de ce pouvoir et pourquoi on n'a pas vu jusqu'à présent plus d'initiatives au palier fédéral.

Le sénateur Beaudoin: Si j'interprète correctement l'alinéa 26(2)b), il dit que le pouvoir fédéral -- c'est-à-dire, le gouverneur en conseil -- peut exempter des organisations ou activités dans une province donnée s'il les estime essentiellement similaires à la législation fédérale. C'est une technique nouvelle et intéressante. Je ne vois pas très bien de quel pouvoir elle peut relever mais c'est intéressant. En effet, on dit: «Vous pouvez faire ça. Nous occupons le champ mais c'est du commerce général.» Je n'ai aucun problème avec ça. «Par contre», ajoute-t-il, «si vous, la province, adoptez une législation très similaire à ce que nous voulons faire avec ce projet de loi, nous pouvons suspendre l'application de notre législation dans votre province.»

C'est une nouvelle technique à la fois créative et intéressante. Cela dit, pourquoi faire cela dans une province mais pas dans les autres?

M. Tassé: Cela se ferait dans toutes les provinces ayant une législation foncièrement similaire.

Le sénateur Beaudoin: Certes mais, si tel n'est pas le cas, que se passera-t-il?

M. Tassé: C'est le projet de loi qui s'appliquera.

Le sénateur Beaudoin: Dans les autres?

M. Tassé: Dans les autres qui n'auront pas de législation similaire.

Le sénateur Beaudoin: Et dans la province qui occupe le champ d'une manière foncièrement similaire, on dira: «C'est bien, vous avez une exemption.»

M. Tassé: En ayant recours à cette méthode, le Parlement garde la responsabilité de l'application de la loi à l'intérieur du territoire, mais il accorde au Cabinet le pouvoir de dire que, si certaines conditions sont respectées, nous n'insisterons pas pour appliquer notre loi, nous autoriserons la loi provinciale à s'appliquer à l'intérieur de la province. Dans un domaine de pouvoir partagé, c'est une technique heureuse et on pourrait très bien l'appliquer dans d'autres domaines aussi.

Le sénateur Beaudoin: Comme on dit en français, il y a chevauchement dans l'application.

M. Tassé: C'est cela, et je pense que le législateur reconnaît qu'il peut y avoir un chevauchement étant donné qu'il y a un article qui permet au Commissaire de rencontrer ses homologues des provinces pour formuler des contrats types lorsque des renseignements personnels sont en jeu dans le commerce international ou interprovincial. J'estime que c'est une disposition très importante. Je veux parler de l'alinéa 23(2)c), qui constitue une autre méthode pour éviter ou réduire les risques de chevauchement.

Comme je l'ai dit plus tôt, c'est toujours difficile, un régime fédéral. Depuis 1867, lorsqu'on a adopté la Constitution, il est difficile de cerner avec précision les limites de tous ces pouvoirs. Aujourd'hui, avec la globalisation, il est très difficile de cerner les limites de la société, de la culture et de l'économie. On ne peut pas vivre dans un tel régime. Il faut des méthodes permettant de coopérer dans les domaines où c'est nécessaire. On ne peut tout simplement pas se cantonner dans son secteur. On ne peut pas dire que tout appartient à Ottawa ou tout appartient aux provinces. Certaines choses sont à Ottawa, d'autres sont dans les provinces mais, comme vous l'avez dit, il y a beaucoup de chevauchements et il nous faut des méthodes pour le gérer.

Le sénateur Beaudoin: Dans ce domaine, la situation est évidemment très différente qu'en 1867.

M. Tassé: Le commerce électronique n'existait pas.

Le sénateur Beaudoin: Tous les gouvernements, fédéral et provinciaux, interviennent de plus en plus parce que nous leur demandons de le faire.

Ma dernière question concerne l'activité commerciale. Quelle distinction faites-vous entre l'activité commerciale et les contrats commerciaux? La question posée par mon collègue est importante pour ce projet de loi car, si les contrats sont une question foncièrement provinciale, il y a de plus en plus de contrats interprovinciaux et internationaux et tout est de plus en plus international. Faites-vous donc une distinction entre l'activité commerciale et les contrats commerciaux?

M. Tassé: Je dois dire d'emblée qu'il est clair à mes yeux, du fait de l'arrêt General Motors, que le Parlement peut agir au sujet des contrats intraprovinciaux. Pour moi, c'est clair. Il peut le faire en vertu de ce pouvoir.

Y a-t-il une différence entre l'activité commerciale et les contrats commerciaux? J'aurais tendance à dire qu'un contrat commercial c'est plus limité qu'une activité commerciale. En règle générale, une activité commerciale suppose la négociation de contrats mais c'est probablement quelque chose de plus large parce qu'il peut y avoir certaines activités qui ont une fin commerciale mais qui n'exigent pas en soi la négociation d'un contrat. Je ne sais pas si je me fais bien comprendre mais il me semble que l'activité commerciale est plus générale et n'entraîne pas toujours nécessairement, à chaque étape et dans chaque domaine, la ratification d'un contrat.

Le sénateur Beaudoin: Je suis d'accord avec vous. C'est plus général. Ça ne fait aucun doute à mes yeux.

M. Tassé: Mais n'insistez pas pour que je vous donne une définition plus précise.

Le sénateur Fairbairn: J'ai une question supplémentaire à poser suite à celles du sénateur Beaudoin et de la sénatrice Carstairs concernant la définition des activités commerciales et des contrats. Il s'agit de certaines activités qu'envisage actuellement ma province, l'Alberta, dans le secteur de la santé. Nous n'avons pas encore vu la législation envisagée mais il pourrait s'agir de permettre aux autorités de la santé de sous-traiter certains services chirurgicaux au secteur privé. Je me demande si cela tomberait dans le champ d'application de ce projet de loi. Qu'en pensez-vous?

M. Tassé: Je ne connais pas très bien l'évolution de la situation dans votre province mais je dois dire que le critère est «l'activité commerciale», et c'est l'activité commerciale qui est vraiment le point d'entrée en vigueur de cette législation. Il se peut, comme certains témoignages le laissent penser, que l'on trouve des situations -- et c'est peut-être ce à quoi vous faites allusion -- dans lesquelles certaines personnes du secteur de la santé seront touchées par ce projet de loi alors que d'autres ne le seront pas, comme celles qui n'exercent pas d'activités commerciales -- la plupart des hôpitaux, certaines cliniques, etc.

Je vois plutôt cela comme une sorte de transition. C'est un projet de loi qui constitue une première étape qui en entraînera d'autres, idéalement plus complètes et plus exhaustives, couvrant toutes les parties oeuvrant dans le secteur de la santé et pas seulement celles qui le font pour des raisons commerciales. Je pense que c'est le défi que les provinces et le gouvernement fédéral essaient de relever. En attendant, ils ont besoin de cette législation. Que veut dire cet «en attendant»? Ce n'est pas l'année qui suivra l'entrée en vigueur de ce projet de loi, ni les trois années qui suivront, car ce projet de loi ne s'appliquera pas encore, mais la période qui viendra ensuite. C'est une période qui est prévue par la décision de ne pas proclamer la loi avant un an. Il y a ensuite une période de transition de trois ans. Cela veut dire qu'il y aura quatre ans pendant lesquels les personnes responsables de ces questions au palier provincial, peut-être avec l'aide des autorités fédérales et des parties prenantes, pourront élaborer un régime plus exhaustif.

Je ne sais pas si j'ai répondu à votre question mais c'est ce que je pense. Au fond, il y a là certains problèmes très sérieux dont on doit s'occuper.

Le sénateur Fairbairn: Et peut-être même avant l'expiration de la période de quatre ans?

M. Tassé: Si cette période est aussi contraignante que certains l'ont dit, notamment Heenan Blaikie, je pense que ce sera une incitation à proposer autre chose qui réponde mieux à leurs intérêts et à d'autres intérêts sectoriels.

[Français]

Le sénateur Poulin: M. Tassé, vous avez l'art de répondre à toutes nos questions de façon précise, claire et pratique pour nous permettre de visualiser l'impact du projet de loi C-6.

Lors de votre présentation, vous avez dit que vous vous présentiez avec deux chapeaux: celui d'avocat, où vous parlez de la constitutionnalité du projet de loi C-6, et celui d'ancien vice-président de Bell Canada, où vous étiez impliqué dans tout ce qui touche les communications modernes.

D'après vous, avec ce projet de loi C-6, le gouvernement fédéral s'acquitte très bien de sa responsabilité d'offrir aux Canadiens et aux Canadiennes, dans le cadre d'activités commerciales, la confidentialité à l'égard des renseignements personnels.

[Traduction]

Si je comprends bien, vous dites aussi que le projet de loi C-6 est la loi qui autorisera le commissaire à recevoir des plaintes.

L'Association des banquiers canadiens est venue devant ce comité pour appuyer le projet de loi. Toutefois, lorsque je présidais un sous-comité du Sénat qui était chargé d'étudier la position du Canada dans le secteur des communications, nous n'avions cessé de découvrir des problèmes touchant la protection des renseignements personnels, comme le montre notre rapport intitulé: «Au fil du progrès». Il est devenu évident à nos yeux que le succès du commerce électronique dépend avant tout de la confiance du Canadien à l'égard du système.

En quoi ce projet de loi donnera-t-il aux Canadiens l'assurance qu'ils peuvent effectuer des transactions commerciales avec les nouveaux systèmes de communications? Tout le monde dit que l'information personnelle la plus importante, après le poids et l'âge, c'est le numéro du compte bancaire.

Comment ce projet de loi se compare-t-il aux lois de même nature d'autres pays? Comme de plus en plus de transactions se font à l'échelle internationale, ce projet de loi aura-t-il une incidence quelconque à l'extérieur du Canada? Ses dispositions s'étendent-elles à l'étranger?

M. Tassé: Votre première question porte sur le degré de confiance des Canadiens à l'égard du commerce électronique, mais ce n'est là qu'une pièce du casse-tête. J'ai participé à de nombreuses conférences et discussions au sujet du commerce électronique et de ce que ce commerce veut dire en matière de productivité et de choix des consommateurs. Il y a plusieurs questions importantes qui se posent, la protection des renseignements personnels étant l'une des plus cruciales. Quand les Canadiens entrent sur le réseau électronique, ils veulent que les renseignements qu'ils donnent ne soient pas utilisés à des fins non autorisées.

Je lisais ce matin dans un journal américain qu'on a découvert une autre manière de régler le problème des mouchards électroniques dont vous avez discuté ici. L'auteur de l'article disait que, jusqu'à présent, les mouchards étaient anonymes. On ne pouvait pas repérer l'adresse de l'expéditeur. Il y a cependant aujourd'hui un nouveau programme qui permet d'avoir accès au nom de l'expéditeur. Microsoft a fait toutes sortes de déclarations pour rassurer les gens à ce sujet. Cette société sait que les consommateurs qui utilisent le réseau Internet pour faire des transactions ont besoin d'avoir l'assurance que leurs renseignements personnels sont protégés.

Il y a d'autres questions concernant l'identification, les signatures, la responsabilité civile, la juridiction, etc. Le projet de loi est un élément important mais il ne porte que sur l'une des questions clés qui est: Que font-ils de mes renseignements personnels?

J'évoquais tout à l'heure la directive de l'UE à ce sujet. L'OCDE est sur le point de publier une ébauche de directive sur la protection des consommateurs qui traitera peut-être de la protection des renseignements personnels. On estime à l'OCDE que les lignes directrices que nous avions adoptées et qui ont débouché sur notre Loi sur la protection des renseignements personnels sont très bonnes pour les transactions électroniques.

Toutes les nations industrialisées s'interrogent sur ces questions, une exception notable étant les États-Unis. Les Américains estiment qu'il faut laisser le marché régler le problème. Certes, plusieurs initiatives du secteur privé m'ont beaucoup impressionné, mais nous pourrons en parler une autre fois.

Quoi qu'il en soit, il y a un mouvement en faveur d'une meilleure protection, non seulement parce qu'il s'agit de mieux protéger les consommateurs mais aussi parce que les entreprises elles-mêmes disent: «Nous voulons cette protection parce que nous voulons ces consommateurs. Nous voulons qu'ils nous fassent confiance. S'ils ne nous font pas confiance, ils n'achèteront pas chez nous.» C'est là un changement radical. Il est fabuleux de voir les entreprises privées entonner le refrain des consommateurs en disant: «On veut cette loi.» C'est sans précédent que le secteur privé dise: «Nous sommes prêts à respecter ces règles». Auparavant, on aurait dit: «Fichez-nous la paix, nous pouvons nous débrouiller tout seuls.»

Le sénateur Murray: Je suppose que cela a quelque chose à voir avec le fait que l'UE ait déclaré qu'elle ne traiterait pas avec les sociétés qui n'auraient pas adopté un code de protection des renseignements personnels.

M. Tassé: Ce qui touche plus les États-Unis que le Canada. Aux États-Unis, c'est une grosse question.

Avec toutes les autres initiatives en cours, c'est-à-dire non seulement ce projet de loi mais d'autres initiatives ailleurs, le Canada pourrait fort bien être un chef de file dans ce domaine. Je ne pense pas que les États-Unis ou d'autres pays adopteront nécessairement notre modèle mais ce que nous faisons suscitera incontestablement leur intérêt. Si les Canadiens estiment qu'ils peuvent mener des transactions électroniques en toute confiance, peut-être seront-ils plus incités à effectuer leurs achats sur des sites Internet canadiens que sur des sites américains, comme ils le font actuellement. Je pense que c'est très positif. D'autres diront peut-être: «Nos renseignements ne sont pas protégés aux États-Unis mais il le sont au Canada.» Ils en arriveront peut-être à considérer que les sites Web canadiens sont des sites de confiance.

Tout cela nous amène cependant bien loin de cette loi. Cela dit, n'oublions pas que celle-ci traite d'un phénomène global et que le Canada a tout intérêt à faire en sorte que ses citoyens achètent canadien. Je trouve un peu décourageant que 63 p. 100 des Canadiens qui achètent par Internet achètent aux États-Unis. J'espère que cela répond à vos questions.

Le président: Merci beaucoup, monsieur Tassé. Votre témoignage était très intéressant.

La séance se poursuit à huis clos.


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