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Délibérations du comité sénatorial spécial sur la
Loi antiterroriste

Fascicule 8 - Témoignages - Séance du soir


OTTAWA, le lundi 18 avril 2005

Le Comité sénatorial spécial sur la Loi antiterroriste, chargé de procéder à un examen approfondi des dispositions et de l'application de la Loi antiterroriste (L.C. 2001, ch.41), se réunit à 19 heures.

Le sénateur Joyce Fairbairn (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente : Honorables sénateurs, la séance est ouverte.

Nous en sommes à la dix-huitième réunion avec audition de témoins du Comité sénatorial spécial sur la Loi antiterroriste. Je vais tout d'abord expliquer le mandat du Comité au bénéfice de nos téléspectateurs.

En octobre 2001, en réponse aux attentats terroristes perpétrés à New York, à Washington D.C. et en Pennsylvanie, et à la demande des Nations Unies, le gouvernement canadien a présenté le projet de loi C-36, Loi antiterroriste. Étant donné l'urgence de la situation à l'époque, le Parlement a été prié d'accélérer l'étude de la mesure législative, et nous avons acquiescé.

La date butoir d'adoption de ce projet de loi était la mi-décembre 2001. Toutefois, on a alors estimé qu'il était difficile d'évaluer pleinement les incidences de ce projet de loi en si peu de temps. Pour cette raison, il a été convenu que trois ans plus tard on demanderait au Parlement d'examiner les dispositions de la Loi et ses effets sur les Canadiens, avec l'avantage du recul et dans un climat moins tendu.

Le travail de ce comité spécial correspond à la part du Sénat pour s'acquitter de cette obligation. Lorsque nous aurons terminé notre étude, nous présenterons un rapport au Sénat. Il comprendra toute question qui, à nos yeux, doit être traitée. Nous permettrons aussi que le compte rendu de nos travaux soit accessible au gouvernement ainsi qu'à la population du Canada. La Chambre des communes a pris le même genre d'initiative.

Jusqu'à ce jour, le comité a entendu des ministres et des hauts fonctionnaires, des spécialistes à l'échelon international et national du contexte de la menace qui pèse sur nous, des experts du domaine juridique, aussi bien que des responsables de l'application de la Loi et de la collecte de renseignements. Nous vivrons ce soir un moment très spécial en compagnie de M. David Wright-Neville, avec qui nous reviendrons sur la question du contexte mondial de la menace. Nous nous entretiendrons avec M. Wright-Neville par vidéoconférence.

M. Wright-Neville enseigne à la School of Political and Social Inquiry, qui fait partie de l'Université de Monash, en Australie. Il collabore actuellement à un projet de recherche sur le terrorisme mondial.

La vidéoconférence durera une heure. Je vous invite donc, chers collègues, à poser des questions précises, pour obtenir les réponses les plus succinctes possible.

Monsieur Wright-Neville, nous sommes ravis de vous rencontrer, malgré la distance. Nous savons que vous avez beaucoup réfléchi à la question du terrorisme international, qui constitue une partie capitale de notre étude. Nous vous donnons la parole.

M. David Wright-Neville, professeur, School of Political and Social Inquiry, Faculté des arts, Université de Monash (Australie) : Mesdames et messieurs, c'est pour moi un grand honneur d'avoir été invité d'aussi loin, et je vous remercie de me donner cette occasion de m'adresser à vous.

Je vais débuter par un bref aperçu de mes antécédents. Avant de retourner à l'enseignement à l'Université Monash, j'occupais des fonctions d'analyste principal du terrorisme au sein des services australiens de renseignement. Je m'intéressais particulièrement à l'Asie du Sud-Est et au réseau terroriste de plus en plus imposant dans cette partie du monde. Depuis mon retour à l'université, j'ai continué de concentrer mes travaux sur l'Asie du Sud-Est, sur des groupes comme le Jemaah Islamiyah, responsable de l'attentat la bombe commis à Bali en octobre 2002. J'ai également étudié les liens entre divers groupes de l'Asie du Sud-Est et ceux d'autres régions comme l'Asie du Sud, le Pakistan, l'Afghanistan et le Moyen-Orient, de même que l'Europe occidentale et l'Amérique du Nord. Je tiens à préciser que je n'ai pas encore vu le Canada sur mon écran radar, pour le mieux j'espère.

On m'a demandé de livrer un exposé de cinq minutes. Je ne vous cacherai pas qu'il est extrêmement difficile de faire le résumé d'une question aussi complexe en cinq minutes. Cependant, plusieurs années après l'annonce de la guerre au terrorisme, mon avis est que nous sommes actuellement en période d'attente. Malgré certaines percées intéressantes, y compris l'arrestation et la mort de certains des grands vizirs du terrorisme, ou encore l'étouffement des activités de certaines cellules terroristes dans le monde, il n'en demeure pas moins que le terreau qui fournit l'oxygène essentiel à l'expansion de ces réseaux ne cesse de se raffermir et de se développer.

Pour ce qui concerne l'Asie du Sud-Est plus particulièrement, nous avons constaté un virage marqué dans la façon dont les Indonésiens, les Philippins, les Malaisiens et les Thaïlandais du Sud envisagent le terrorisme, l'Occident et la lutte entre le bien et le mal — une expression que j'utilise avec grande circonspection.

Dans une enquête menée récemment en Indonésie, la plupart des répondants ont déclaré qu'ils avaient confiance en Oussama ben Laden pour « bien faire les choses ». Le sentiment positif à l'endroit des États-Unis est passé de 70 p. 100 à 10 p. 100 environ durant cette même période. Cette nouvelle attitude fournit la matière nécessaire à toute une rhétorique primaire abondamment exploitée par les recruteurs de terroristes en Indonésie, qui peuvent ainsi renflouer les rangs désertés par ceux qui ont été arrêtés ou tués lors d'opérations antiterroristes. Selon moi, nous sommes en période d'attente parce que les réseaux s'affairent à former les nouvelles recrues, pour les préparer à contrer les mesures antiterroristes qui ont eu raison de leurs pairs et des chefs qui les ont précédés dans les organisations.

Je soupçonne que, en Asie du Sud-Est plus particulièrement, mais également en Asie du Sud, après ce temps d'arrêt et une fois les forces régénérées, nous allons assister à une recrudescence des activités et à des attaques massives comme celle de Bali, survenue le 12 octobre 2002. Je suis inquiet par ailleurs de constater que l'Asie du Sud-Est est envahie par des militants étrangers qui ont réussi à donner une envergure internationale à des conflits qui étaient tout à fait localisés, dans le Sud des Philippines et de la Thaïlande notamment. Cette capacité à donner une aura internationale à des revendications sécessionnistes nationales attire l'argent et des recrues d'autres régions du globe, ce qui laisse présager un avenir des plus explosifs en Asie du Sud-Est même.

Lorsque nous suivons la piste des militants indonésiens, philippins et thaïlandais, nous aboutissons invariablement en Asie du Sud, et plus précisément au Pakistan — où différentes écoles religieuses ont formé des militants en Asie du Sud-Est — mais également en Europe occidentale. Je mène des recherches en collaboration avec des collègues européens, dont l'un des résultats les plus surprenants à mes yeux, et fort importants par ailleurs pour ma recherche sur l'Asie du Sud-Est et l'Australie, a été de constater que le régime carcéral compte parmi les principales sources pour le recrutement de nouvelles générations de terroristes. Selon ce que j'en sais, dans des endroits comme la France, l'Espagne, la Grande-Bretagne et, il faut le souligner, la Thaïlande et l'Indonésie, beaucoup de détenus emprisonnés pour de menus larcins ressortent de ces endroits avec un statut de radicaux endurcis.

Les méthodes de lutte en cours, me semble-t-il, font trop peu de cas des attitudes qui sont des facteurs intangibles du terrorisme. L'Australie ne fait pas exception à cet égard. Je collabore actuellement avec la police d'État de Victoria, où je vis, pour trouver des moyens de renforcer et de protéger les bonnes relations entre la police et diverses collectivités ethniques de Melbourne. On a senti une cassure de la relation depuis quelques années. Les collectivités se sentent en état de siège, les musulmans plus particulièrement. Ces gens se sentent isolés et ils sentent la défiance de la population en général. On craint qu'ils ne se forment des enclaves, ce qui irait tout à fait à l'encontre du fondement social en Australie. La police est au courant et tente l'impossible pour renverser la vapeur.

Malheureusement, ce n'est pas ce qui se passe chez la plupart de nos voisins régionaux, et diverses collectivités se sentent de plus en plus ostracisées en Asie du Sud-Est, dans le sud des Philippines et de la Thaïlande. Dans ces sociétés, les musulmans sont minoritaires et ils se sentent mis au rancart, traités avec suspicion par l'ensemble de la collectivité. Il y a donc un mouvement de retraite qui favorise la formation d'enclaves et, à l'intérieur de ces enclaves, les recruteurs terroristes trouvent un terrain tout à fait propice à leur travail.

Les membres de ces collectivités n'osent pas donner de renseignements à la police ni à une quelconque autorité par crainte d'être marqués eux-mêmes du fer rouge du terrorisme. Ils préfèrent garder le silence, ce qui permet à ces groupes terroristes de travailler sous couvert à l'intérieur des collectivités.

Vous m'avez demandé de me faire bref, ce qui relève de l'exploit pour tout universitaire, mais encore plus pour un universitaire australien.

En somme, pour résumer, je pense qu'on s'attaque aux enjeux les plus manifestes, mais qu'on ne fait rien contre les facteurs intangibles du terrorisme, notamment en Asie du Sud-Est. Or, la situation semble s'envenimer à maints égards. Nous sommes en train de créer une paranoïa, en nous imaginant que le terrorisme est devenu un enjeu politique en Occident, mais également en Asie du Sud-Est et dans des régions plus lointaines, que les réseaux terroristes s'adaptent à cette réalité et qu'ils risquent fort d'émerger de cette période de sursis encore plus actifs, plus sanglants sans doute. Je vais m'arrêter ici.

La présidente : Merci beaucoup, monsieur Wright-Neville. Votre exposé était tout à fait captivant. Nous avons reçu une délégation de Malaisie la semaine dernière, et certains de leurs propos allaient dans le même sens que les vôtres.

Le sénateur Lynch-Staunton : J'ai des questions très précises à vous poser. Cependant, après vous avoir entendu, j'aimerais aborder un thème auquel je réfléchis depuis que nous avons entamé notre examen de la Loi.

Vous avez parlé des nouvelles recrues et du contexte dans lequel elles sont repêchées. Il faut en déduire que des gens sont prêts à vouer leur vie au terrorisme. À cet égard, une question me vient à l'esprit, et je ne suis certainement pas le seul : de quel bois fait-on les terroristes? Comment une personne en vient-elle à s'enrôler dans le seul but de tuer des innocents? Quelles sont leurs motivations? Je pourrais suggérer une réponse, mais j'aimerais tout d'abord savoir si vous avez votre propre réponse ou un commentaire général à nous proposer avant que j'y aille de mon cru.

M. Wright-Neville : Cette question est capitale, mais il n'est certes pas facile d'y répondre. Je travaille actuellement en étroite collaboration avec des collègues médecins, psychiatres et psychologues, entre autres. Notre postulat de base est que, à de très rares exceptions près — on parle alors de maladie mentale, notamment —, personne ne naît tueur en série. Personne ne naît en croyant que les meurtres collectifs au nom d'une cause politique représentent une voie d'action légitime et raisonnable. C'est la société qui façonne les terroristes.

Je soupçonne que le mélange particulier de facteurs sociaux, économiques, culturels, religieux et politiques qui attisera la fibre terroriste varie pour chacun. Durant mes propres travaux de recherche, qui portent sur la politique comme élément précurseur de la violence en Asie du Sud-Est — nos sujets sont des activistes devenus des militants, dont une poignée sont allés jusqu'au terrorisme —, j'ai remarqué une progression d'un sentiment d'amertume de plus en plus fort, pour m'exprimer ainsi. Cette amertume découle d'un sentiment croissant de frustration devant l'incapacité des intéressés à changer le système, à améliorer les conditions matérielles, ou sociales, ou culturelles non seulement de leur famille immédiate, mais de l'ensemble de leur collectivité.

Tout individu installé dans un tel état d'esprit devient un candidat idéal au recrutement. Il s'est forgé une logique désabusée et syllogistique propice à gober des réponses faciles, voire simplistes. Pourquoi es-tu oppressé? Ou pourquoi n'arrives-tu pas à t'en sortir? C'est à cause de l'Occident, ou toute autre cause spécieuse. Cet amalgame inouï de conditions sociales, économiques et politiques interagissent dans un contexte donné et frappent une ou deux personnes.

La question devient alors la suivante : quel est le moteur qui permet qu'une telle orientation psychologique puisse se répandre? Il est facile de prendre des raccourcis et d'attribuer la situation à la mondialisation, mais qu'est-ce que cela signifie au juste? En bref, cela signifie un certain degré de marginalisation, un sentiment croissant d'impuissance des collectivités à prendre leur destin en main, notamment sur les plans éthique, religieux et culturel qui servent de cadre aux familles et aux collectivités. De cette impuissance naît un sentiment de plus en plus aigu de frustration politique.

Pour palier la déroute, moi-même et certains de mes collègues de la faculté de médecine restons convaincus que la démocratie et le respect des droits humains, ainsi que le sentiment d'habilitation sont les instruments fondamentaux pour contrer la propagation de cette façon de penser.

Le sénateur Lynch-Staunton : Cependant, dans toutes les sociétés, même les plus généreuses, il se trouve des éléments marginalisés et frustrés, mais tous ne vont pas jusqu'à commettre les gestes désespérés dont nous sommes témoins. Quelle importance donnez-vous au fait que, au Moyen-Orient en particulier, l'Occident — depuis le Traité de Versailles, en 1919 — a agi à sa guise? Quelle influence cela continue-t-il d'avoir sur le ressentiment entretenu contre l'Occident et le désir de vengeance? « Nous vivons sous votre joug depuis trop longtemps déjà, nous ressentons encore votre impérialisme, cela suffit, et c'est le seul moyen de nous débarrasser de vous. » Pour répondre à ma question — si nous nous retirions du Moyen-Orient, serait-ce un pas dans la bonne direction? Serait-ce une bonne chose que l'Occident cesse de soutenir Israël? Je ne crois pas que nous ayons vraiment tenté de comprendre pourquoi nous vivons maintenant ce régime de terreur.

M. Wright-Neville : Toutes ces questions sont tout aussi excellentes les unes que les autres. Je conviens avec vous que toutes les sociétés ont leurs propres éléments marginalisés et enragés, mais que très peu iront jusqu'au terrorisme.

Nous devons tout d'abord nous rendre à l'évidence que nous ne pourrons pas vaincre le terrorisme. Le terrorisme mine les sociétés depuis des milliers d'années, depuis en fait qu'elles sont organisées en unités quasi savantes. Nous avons cependant des moyens pour le contrôler.

Quand je parle de contrôle du terrorisme, je pense à l'élimination des conséquences du colonialisme, de l'impuissance qui en résulte et qui, par les temps qui courent, est exacerbée par une conjoncture économique dominée par l'Occident. Cette domination renforce la grogne historique.

Dans mon pays, je me suis publiquement opposé à l'invasion de l'Irak, dont mon propre pays est un acteur direct. Cette guerre a beaucoup fait reculer le sentiment de confiance par rapport à la volonté réelle de l'Occident de régler beaucoup de ces questions.

Pour ce qui est de la question d'Israël, son importance ne fait aucun doute. À tort ou à raison, dans beaucoup de régions du Moyen-Orient aussi bien que dans les régions musulmanes de l'Asie du Sud-Est, on reproche son ambiguïté à l'Occident au sujet du conflit entre Israël et la Palestine, au profit évident d'Israël. À vrai dire, je crois que les Palestiniens subissent un affreux traitement de la part de toutes les parties, y compris les États arabes eux-mêmes et Israël. Quoi qu'il en soit, on a réussi à vendre l'idée d'une conspiration contre les Palestiniens et les musulmans en général.

Dans l'équation, il ne faut pas oublier l'habitude qu'ont prise les politiciens des pays de l'Islam à faire porter l'odieux de leur propre malfaisance à l'Occident, pour détourner la colère de leurs peuples. Cette tactique a connu un grand succès dans diverses régions de l'Asie du Sud-Est. Que l'on pense à la crise économique en Asie en 1997-1998, aux problèmes environnementaux ou culturels, les politiciens font toujours porter le blâme à l'Occident, ce démon et ce conspirateur de la pire espèce. Les mêmes accusations ont servi pour expliquer la séparation du Timor oriental de l'Indonésie. On se sert à qui mieux mieux du spectre de l'Occident comme d'un emblème du mal étranger, toujours prêt à envahir le monde musulman.

Quand j'étais fonctionnaire, je prenais toujours plaisir à dire aux hauts fonctionnaires étrangers que je rencontrais : « Ne le prenez pas trop sérieusement ni personnellement. C'est tout simplement une tactique politique intérieure. » On brandit le spectre depuis si longtemps qu'il a pris racine et que les gens ont fini par y croire. En Asie du Sud-Est, ces croyances ancrées ont freiné une coopération plus étroite avec les États-Unis ou l'Australie pour contrer le terrorisme. La population n'a pas tort quand elle dit aux élus : « Pendant toute une génération, vous n'avez cessé de nous dire que ces gens étaient démoniaques, et maintenant vous nous demandez notre coopération pour lutter contre ceux-là mêmes qui se battent pour faire triompher l'intérêt de l'Islam. »

L'équation de la lutte au terrorisme doit tenir compte de cette donnée. Nous devons sevrer les gouvernements de cette habitude confortable qu'ils ont prise de faire de l'Ouest, d'Israël ou d'autres sociétés les boucs émissaires parfaits de tous les torts causés à leur pays, alors qu'ils en sont souvent les premiers responsables.

Le sénateur Joyal : J'aimerais poursuivre dans la même lignée. Vous avez affirmé que nos efforts en matière de renseignement et dans d'autres domaines pour constituer et surveiller l'information nécessaire pour infiltrer des groupes et prévenir le terrorisme sont tués dans l'oeuf, notamment dans les pays que vous avez mentionnés, à cause du soutien sinon public, du moins tacite, qu'accorde la population à ceux qui estiment que les actes désespérés sont la seule avenue possible.

Quand une population donne son soutien, son consentement ou son assentiment à de tels actes, nous nous retrouvons devant un problème beaucoup plus grave que si ces actes sont l'apanage d'un groupe marginal qui estime n'avoir rien à perdre ou qui a subi le lavage de cerveaux d'idéologues sur la façon de trouver le paradis sur terre. Selon ces derniers, le seul moyen est de se tuer, ce dont nous avons été témoins dans certains conflits régionaux.

Quelle approche préconisez-vous pour régler ce problème, qui semble plutôt sociétal que lié au terrorisme? Le défi consiste à changer la mentalité de toute une population, pour la convaincre de coopérer dans la lutte au terrorisme au lieu d'y donner son soutien tacite.

M. Wright-Neville : Votre question comporte deux volets. Le premier a trait au renseignement. Cette fonction joue un rôle clé, mais ce n'est pas la solution au problème. La fonction de renseignement est par nature réactionnelle. Par définition, la fonction de renseignement dans le domaine de la lutte au terrorisme ne peut servir qu'à confirmer ce qui s'est produit ou ce qui est imminent. Le renseignement ne permet pas de prédire l'avenir. Il s'agit d'une science imparfaite. Trop souvent, les gouvernements occidentaux ont accusé l'échec du service de renseignement pour expliquer des actes terroristes. Or, l'échec n'est pas tant celui du renseignement que des politiques elles-mêmes.

Certes, le renseignement est important, mais il faudra tôt ou tard admettre le caractère très relatif de cette importance. Il est primordial pour anticiper les événements, mais non pour changer le cours de l'histoire. Le renseignement peut assurer la sécurité de la population au pays ou à l'étranger, ou permettre de mettre en place des mécanismes pour empêcher le développement de telle ou telle cellule terroriste. En revanche, il ne peut rien contre les facteurs qui favorisent l'essor du terrorisme ou de la cellule visée. Il ne peut rien non plus pour contrer les facteurs qui mèneront à la constitution d'une autre cellule terroriste ou à la perpétration d'un autre acte terroriste à la première occasion.

L'expérience récente nous démontre la capacité inouïe d'adaptation des groupes terroristes d'allégeance religieuse ou culturelle. Quand ils sont convaincus d'avoir Dieu comme allié, toute opération matée devient une occasion d'apprentissage. Jamais la mission n'est perdue de vue. Ils s'efforceront d'adapter leurs méthodes et la structure de leur organisation pour éviter de retomber dans le même panneau.

Une fois bien convaincus des limites du renseignement, il nous reste à comprendre que la lutte sera longue. Notre ennemi n'est pas né de la veille. Mon propre premier ministre adore dire que le monde a changé le 11 septembre. J'ai bien peur qu'il se trompe... Le monde était en profonde métamorphose depuis bien plus longtemps. Il a fallu les actes haineux du 11 septembre pour bien nous faire saisir la nature des bouleversements. Il faudra du temps pour guérir certaines des pathologies qui ont gagné les structures mêmes des systèmes créés par les nations.

Notre stratégie à long terme doit mettre l'accent sur les normes et les valeurs. Nous devons nous concentrer sur ce que Steven Simon, un érudit américain et haut fonctionnaire dans l'administration Clinton, appelle les « promoteurs de la norme », c'est-à-dire les citoyens qui jouissent de la crédibilité culturelle nécessaire à l'intérieur d'une société pour inculquer la conviction que les meurtres collectifs perpétrés pour des motifs politiques représentent des gestes malveillants et illégitimes. Nous devons jeter notre dévolu sur la capacité d'autosanction des réseaux et des collectivités. Il ne sert à rien que des étrangers leur disent en quoi consiste le mal. Les risques sont trop grands que les populations en viennent à sanctifier des individus comme Oussama ben Laden.

Fait intéressant, je le constate particulièrement en Asie du Sud-Est, ben Laden est devenu un superhéros, un Che Guevara islamique, qui a réussi à faire un pied de nez à l'Occident et à s'en tirer. Les gens n'approuvent pas nécessairement sa personnalité et ses actes, mais ils l'admirent parce qu'il a réussi à s'en tirer, un sentiment accru par le fait que les États-Unis et l'Occident en général sont furieux contre lui.

La grandiloquence que nous déployons et nos politiques antiterroristes belliqueuses peuvent desservir notre action dans les collectivités qui sont les cibles directes des activités des terroristes. Le terrorisme est un acte politique. Certes, les terroristes veulent nous effrayer, mais ils veulent surtout en inspirer d'autres, ce en quoi nous les aidons à plusieurs égards. Par mégarde, nous inspirons d'autres candidats terroristes par notre manque de raffinement ou d'intelligence dans notre façon de les éduquer.

À long terme, nous n'aurons pas le choix de reconnaître aux collectivités le droit de prendre les décisions qui les concernent. Il peut en résulter des gouvernements que nous n'aimons pas ou avec lesquels nous refuserons de transiger, ce qui peut s'avérer difficile pour nous. Cependant, dans la mesure où ces gouvernements sont peu susceptibles de pouvoir satisfaire aux besoins de leur peuple en appliquant des principes religieux trop stricts, j'avance l'idée qu'ils en viendront à s'adapter. À mon avis, l'Iran était en voie de s'adapter jusqu'à ce que soit prononcé le discours sur l'« axe du mal ». Apparemment, ce discours a fourbi les armes des conservateurs, qui ont pu sévir contre les défenseurs de plus en plus nombreux de la réforme démocratique des institutions du pays.

Le sénateur Stratton : L'Australie a adopté, si j'ai bien compris, trois lois antiterroristes. Les résultats sont-ils positifs? Pouvez-vous nous parler des principales dispositions de ces lois?

J'ai une autre question, en lien direct avec la première. Si j'ai bien compris, le Parlement australien procède lui aussi à l'examen de ses lois. Si c'est le cas, pourriez-vous nous dire où en est cet examen?

M. Wright-Neville : C'est exact, un examen est en cours. Je vais répondre à vos questions de façon systématique.

Les deux principales lois sont la ASIO Act Amendment Bill de 2002 — l'ASIO étant la Australien Secret Intelligence Organization, l'organisme australien du renseignement et responsable de la sécurité intérieure. C'est un organisme semblable au FBI, mais qui n'a cependant aucun pouvoir en matière de maintien de l'ordre.

L'ASIO Act Amendment Bill, présenté en 2002, donne beaucoup plus de pouvoirs à l'ASIO en matière d'enquêtes antiterroristes. De fait, l'organisme a gagné des pouvoirs traditionnellement conférés aux forces policières — c'est-à- dire qu'il peut dorénavant détenir et interroger des individus. Dans la version initiale du projet de loi, il était prévu que les individus pouvaient être détenus 48 heures sans être accusés, et que le délai pouvait être reporté indéfiniment, et ils pouvaient également être détenus pendant un certain temps sans avoir accès à un avocat. Le droit de se taire était également annulé. Ceux qui voulaient se prévaloir de ce droit étaient accusés sous un autre motif. Des individus aussi jeunes que 14 ans pouvaient être détenus sans pouvoir parler à un parent, un tuteur ou un avocat. Beaucoup de ces prescriptions draconiennes ont été révisées après un débat au sein de notre propre Sénat, où le gouvernement en place à ce moment n'avait pas la majorité. Cependant, le projet de loi a subi de très légères modifications, et il est maintenant en vigueur.

L'autre texte législatif concernant le terrorisme est le Security Legislation Amendment Terrorism Bill, qui date aussi de 2002. C'est une autre mesure importante. Il confère au ministre qui est le procureur général et responsable de l'ASIO le pouvoir d'ordonner des enquêtes sur des organisations terroristes et des enquêtes connexes. Toute association avec de telles organisations, que ce soit pour du financement ou pour quelque autre motif, est désormais criminelle et sujette aux enquêtes et poursuites qui s'ensuivent.

À savoir si ces mesures législatives obtiennent des résultats positifs ou non, je ne le sais pas. Avant, le terrorisme n'existait pas dans notre pays. Nous n'avions aucuns antécédents de terrorisme ni aucune preuve que des réseaux terroristes avaient pu s'implanter en Australie. Avant les Jeux olympiques de Sydney en 2000, les services de renseignement ont fait des contrôles poussés des groupes actifs en Australie qui risquaient de mettre en péril la sécurité des athlètes des autres pays. Le contrôle a mis au jour des problèmes mineurs, qui ont été réglés efficacement et intelligemment. Nul besoin de rappeler que les Jeux olympiques se sont déroulés sans problème.

Survenus rapidement après les Jeux olympiques, les événements du 11 septembre ont changé la donne. Nous étions alors en pleine campagne électorale — en fait, un peu avant. L'enjeu est vite devenu très chargé politiquement. Le projet de loi a été proposé sans aucune preuve en démontrant le besoin. Les opposants, dont je fais partie, issus du milieu du renseignement soutenaient que la mesure était tout à fait démesurée et qu'elle allait à l'encontre de droits humains et de libertés civiles reconnus comme essentiels dans notre pays. Malgré tout, le gouvernement est parvenu à ses fins, avec l'aval de l'opposition sur divers points charnières. Tout cela est largement attribuable au mouvement de panique collective généré par les événements du 11 septembre.

Pour en revenir aux résultats, le gouvernement vous affirmerait sans doute qu'ils sont positifs, de même que les services de renseignement, en invoquant l'absence d'attaques terroristes ou de menaces légitimes ou graves d'attaques terroristes depuis. Je rappelle toutefois qu'il n'y en avait jamais eu auparavant, et j'y vois donc une affirmation assez douteuse.

Je trouve important de souligner une composante souvent méconnue ou insuffisamment connue de nos initiatives de lutte au terrorisme depuis 2001 : notre ligne d'urgence antiterroriste. De toutes les propositions dont j'ai entendu parler dans le monde, je dois dire que celle-là est, sans équivoque, la plus saugrenue, si vous me pardonnez mon honnêteté. Le gouvernement a fait connaître les numéros de téléphone de la ligne d'urgence par voie postale. Quiconque soupçonne quelqu'un de terrorisme est pressé par le gouvernement de composer le numéro de la ligne d'urgence pour faire un signalement aux autorités. Après quelque 40 000 appels, aucune arrestation n'a été faite à ce jour. Le seul résultat tangible a été de renforcer le sentiment d'être en état de siège au sein de la collectivité musulmane. La police locale se plaint de recevoir des appels fréquents les exhortant à visiter des foyers où se déroulent des rituels islamiques tout à fait légitimes. Cette ligne d'urgence a eu pour seul effet, à mon avis, de donner encore plus de pouvoir aux services de renseignement et de sécurité.

Si vous me le permettez — j'ai conscience que c'est une très longue réponse —, j'aimerais aborder rapidement le problème naissant de la répartition des pouvoirs dans notre pays. Nulle part dans les nouvelles lois n'est-il précisé où se trouve la démarcation entre les pouvoirs respectifs de la police fédérale, de la police d'État et de la force armée. Beaucoup d'exercices de lutte au terrorisme ont donné lieu à des conflits entre différents éléments des forces de sécurité et militaires au sujet de la compétence de chacun pour tel ou tel acte terroriste.

À mon avis, nous continuons d'utiliser des outils qui ont été pensés pour la guerre froide. C'est le cas notamment de l'ASIO et d'autres services de renseignement extérieur. Nous essayons en fait de les revamper pour les adapter au contexte post-guerre froide au lieu de nous donner un plan détaillé à long terme qui établirait clairement qui fait quoi dans telle situation. La question de la répartition des pouvoirs est cardinale. C'est un domaine qui nous échappe encore, notamment à cause de la nature des investissements dans la lutte au terrorisme de certains des principaux organismes et de leur réticence à renoncer à certains de leurs pouvoirs actuels.

Le sénateur Smith : J'aimerais aborder avec vous —nous en avons parlé à une réunion antérieure — la pertinence d'étendre la définition d'activité terroriste dans la loi canadienne à tout acte ou toute omission ayant une motivation, une cause ou une fin politique, religieuse ou idéologique. Si j'ai bien compris, c'est un concept qui nous arrive du Royaume-Uni — peut-être pourrez-nous nous le confirmer. Je me suis laissé dire qu'il avait aussi trouvé preneur en Australie, en Nouvelle-Zélande et, si je me souviens bien, en Afrique du Sud.

Je tente de donner le plus d'objectivité possible à ma question. Pouvez-vous nous dire ce qui en est en Australie à cet égard, et ce que vous en pensez?

M. Wright-Neville : Sénateur, j'ai bien peur de ne pouvoir vous donner une réponse satisfaisante parce que je ne suis pas avocat. Dans mon milieu et lors des travaux du Parlement préalables à la rédaction de nos diverses lois antiterroristes, la définition du terrorisme a suscité énormément de discussions. On en est arrivés à la conclusion qu'il était impossible de trouver un véritable consensus autour de la définition, même au sein des universitaires eux-mêmes.

Par conséquent, les parties sont arrivées à un compromis, inspiré des avis des chercheurs : le terrorisme est un acte violent ou une menace utilisé à des fins politiques. C'est cette dernière caractéristique — à des fins politiques — qui distingue le terrorisme d'un acte violent purement criminel.

Toutefois, la question n'en est pas moins résolue pour autant. Beaucoup de gens dans notre pays considèrent des groupes comme le Hamas ou le Hezbollah non pas comme des organisations terroristes, mais plutôt comme des organisations d'assistance sociale. Cette définition, en effet, offre des échappatoires pour les groupes terroristes du monde entier qui s'arrogent un rôle de bienfaiteurs dans les camps de réfugiés ou dans d'autres milieux de déshérités afin de détourner l'attention ou de camoufler ce qui sont en fait des actes politiques ou militaires manifestes.

Bien que nous hésitions à condamner l'action bienfaitrice de ces organisations, nous ne pouvons pas non plus permettre que ce rôle serve de couverture à des activités plus violentes pour lesquelles ils se préparent. Je ne peux pas commenter plus avant le libellé exact de cette définition dans les différents textes législatifs. Je dois vous renvoyer à un collègue de la faculté de droit, qui saura assurément vous répondre mieux que moi.

Le sénateur Smith : C'est très bien. Vous avez répondu en partie à la question soulevée par le sénateur Lynch- Staunton concernant les motivations des insurgés qui acceptent de se faire exploser eux-mêmes. C'est une forme de Jihad qui, aux dires des groupements extrémistes — je suis certain que les chefs traditionnels des collectivités musulmanes ne sanctionnent pas cette activité —, mène directement au paradis. Le problème s'explique en partie par la situation qui sévit en Indonésie et à laquelle vous avez fait référence. Un grand nombre d'Indonésiens ont une opinion positive et de confiance à l'égard Oussama ben Laden. Pourtant, s'il fallait trouver une incarnation et un symbole des groupes terroristes, il serait certainement le premier en liste. C'est là tout le dilemme.

M. Wright-Neville : Tout à fait. Même si nous en arrivions à une définition consensuelle du terrorisme, nous n'aurions pas réglé le fait que le terroriste de quelqu'un représente le défenseur de la liberté pour l'autre. Tout est question de contexte. Tout dépend de la cause défendue. En ce qui concerne l'Indonésie et nombre d'endroits dans le monde, ce n'est pas tant la définition qui pose problème que la promotion de normes qui convaincront les populations de voir de tels actes comme étant ceux d'auteurs de tueries et non ceux de défenseurs de la liberté.

Le sénateur Smith : Tout à l'heure, vous avez parlé du malaise de la collectivité musulmane d'Australie, qui se sent constamment dans la mire. Les musulmans vous ont-ils fait des suggestions de changements pour desserrer l'étau qu'ils sentent autour d'eux? Est-ce qu'ils se sont exprimés clairement sur cette question?

M. Wright-Neville : Des membres de la collectivité musulmane se sont prononcés publiquement sur les changements souhaités, mais il n'y a pas eu à ce jour de processus officiel ou formel d'action mis en branle, outre la possibilité de soumettre des mémoires aux comités sénatoriaux tels que le vôtre, par exemple.

Au final, la plupart des membres des collectivités musulmanes ne sont pas à l'aise avec la nature des lois adoptées en Australie.

Pour trouver des solutions à ce sentiment d'aliénation, nous avons mis sur pied un projet de recherche avec la force policière d'État, qui s'inscrit dans une série de tribunes communautaires et de consultations au cours desquelles moi- même et mes collègues chercheurs nous adresserons à des membres de la collectivité musulmane et d'autres groupes ethniques. Nous échangerons également avec des collectivités non musulmanes. Nous voulons connaître l'opinion de l'ensemble de la société sur ces enjeux, y compris des groupes de femmes, de jeunes, de personnes âgées, et cetera. Nous souhaitons obtenir un échantillon le plus représentatif possible. Nous leur demanderons leur avis sur les effets des lois dans leur vie et nous les inviterons à faire des suggestions sur les initiatives et processus de maintien de l'ordre les plus convenables.

Notre hypothèse de travail veut que les méthodes de la police communautaire soient le meilleur moyen de contrer le terrorisme dans la société. Selon ces méthodes, si un étranger perçu comme potentiellement dangereux fréquente le temple, la mosquée ou l'église, les membres de la collectivité savent qu'ils peuvent s'adresser aux autorités en toute confiance, en sachant qu'ils ne seront pas automatiquement pris à partie ou qu'une disposition législative draconienne ne sera pas appliquée contre eux. Ils doivent sentir qu'ils sont partie prenante de la société. C'est là que l'effet pervers des lois s'est le plus fait sentir. Nous devons leur redonner la certitude d'être des membres importants et valorisés de la société australienne. Nous reconnaissons qu'ils ne sont pas eux-mêmes des terroristes et qu'ils n'avalisent pas nécessairement le terrorisme. C'est notre hypothèse de travail. S'ils se sentent investis dans la société, nous pensons pouvoir les amener à collaborer avec la police.

C'est la voie que nous suivons. Nous en sommes encore au début du processus, mais nous avons l'intention de partager le fruit de nos recherches avec d'autres autorités au terme des trois années prévues. Le résultat sera un nouveau modèle de police pour lutter contre le terrorisme. Nous entendons partager nos recherches avec d'autres autorités australiennes, mais également dans l'ensemble du Commonwealth.

La présidente : Vous avez souligné que la ferveur des habitants de l'Asie du Sud-Est à l'endroit d'Oussama ben Laden et du réseau Al-Qaïda s'expliquait entre autres par leur indignation contre l'Occident, perçu comme le grand conquérant par beaucoup d'entre eux.

Cette admiration pourrait-elle venir également de ce que l'Occident a tellement peur des attentats comme ceux commis à New York et à Washington, une région du globe qui n'avait jamais été visée auparavant?

M. Wright-Neville : Oui, cette perception alimente leur admiration, mais je crois que c'est inconscient. En général, ils sont admiratifs quand ils pensent aux États-Unis et à son gouvernement comme cibles — si vous m'excusez cette expression boiteuse.

Enquête après enquête, nous constatons que les gens font la distinction très nette entre les gouvernements occidentaux et les habitants des pays qu'ils dirigent. Ils ressentent de profonds regrets et de la tristesse à la pensée que des personnes ont été tuées, mais ils expriment une certaine satisfaction à l'idée du coup puissant assené à un gouvernement qu'ils ne portent pas dans leur coeur et qu'ils considèrent comme étant le grand responsable de tant de leurs souffrances.

Comment font-ils la part des choses? D'aucuns sont enclins à penser qu'il faut sacrifier des victimes innocentes en temps de guerre. Au cours de mes propres recherches, un thème revenait constamment quand je me parlais avec des habitants de l'Asie du Sud-Est : « Nous sommes très peinés en pensant aux innocents qui ont perdu la vie à New York, en Pennsylvanie et à Washington, mais nous avons exprimé beaucoup plus de tristesse que les Américains et tous les autres Occidentaux ne l'ont fait devant les victimes innocentes de la guerre en Iraq. » Si jamais vous leur parlez de morale, ils se feront un plaisir de vous servir cette contrepartie.

L'attitude de l'Occident devant cette question est qualifiée de vaste hypocrisie. Ils ont le sentiment d'avoir exprimé de profonds regrets devant les pertes de vie lors des événements du 11 septembre 2001, alors que les autres pays occidentaux n'ont exprimé aucune sympathie à l'endroit des musulmans qui ont perdu la vie dans les attaques livrées en représailles.

Le soutien à ben Laden se limite à sa capacité de déstabiliser les gouvernements occidentaux, non les Occidentaux eux-mêmes. Cela me semble une piste intéressante pour orienter notre action auprès de ceux qui peuvent susciter un changement d'attitude par rapport à Oussama ben Laden.

Le sénateur Hubley : Je vois dans nos notes que, outre vos recherches sur les initiatives de lutte au terrorisme en Occident et ailleurs, vous vous êtes également penché sur le rôle que joue la collecte de renseignements dans cette lutte. Nous avons par ailleurs été informés par une autre source que ce qui compte n'est pas tant la collecte de renseignements que la façon dont ils sont analysés et dont le résultat de l'analyse est transmis. Avez-vous noté des changements dans ce domaine depuis le 11 septembre? Le cas échéant, est-ce qu'on donne plus de place à l'analyse des renseignements maintenant?

M. Wright-Neville : Si vous vous rappelez ce que j'ai dit précédemment, vous ne serez pas surprise d'entendre que je n'ai plus vraiment de contacts avec les milieux australiens du renseignement, par suite d'une décision réciproque. Je ne connais plus vraiment les pratiques liées au renseignement en Australie, mais je conviens que c'est un aspect critique. Les problèmes, si tant est qu'il y avait des problèmes dans le domaine du renseignement, n'avaient pas trait à la collecte mais bien à l'analyse. Je peux seulement parler de la situation en Australie et, dans notre pays, une partie du problème — je l'ai déjà dit publiquement — vient de la coutume politique qui consiste à placer des hauts diplomates à la tête des services de renseignement. Or, notamment à l'étape de l'analyse, j'ai souvent constaté que certains aspects plus pointus de l'analyse étaient escamotés pour éviter des frictions diplomatiques. C'est déplorable. Je ne prétends pas que c'est cette habitude qui nous a empêchés de prédire les attentats de Bali, mais le Sénat australien a été saisi de faits qui démontrent la réticence du gouvernement à reconnaître le problème émergent en Indonésie, justement pour ménager certaines sensibilités diplomatiques. Nous avons joué à l'autruche.

Au-delà du processus d'analyse du renseignement, nous sommes toujours confrontés au traitement que font les décisionnaires des résultats de ces analyses. Les allégations concernant la présence d'armes de destruction massive en Iraq sont exemplaires à cet égard. Un de mes anciens collègues de l'Office of National Assessments, Andrew Wilkie, a publiquement quitté son poste dans les milieux du renseignement. Selon lui, on a sciemment ignoré le fait que l'absence de preuves laissait présumer l'absence d'armes de destruction massive utilisables en Irak. Les politiciens ont préféré monter l'affaire en épingle pour faire croire le contraire.

Le problème afférent à l'analyse du renseignement agit donc à deux niveaux. Tout d'abord, la culture dans ce domaine a été imprégnée par les diplomates, qui sacrifieraient tout pour conserver de bonnes relations avec les voisins, même si ces relations sont parfois hargneuses, notamment avec l'Indonésie depuis les événements du Timor oriental. Cette propension a favorisé la politisation du milieu du renseignement, un domaine facile à politiser parce que les agents du renseignement ne peuvent pas se défendre eux-mêmes ni réfuter les manipulations subtiles des analyses des décisionnaires à l'échelon politique. Je me dois de répondre de façon très prudente à la question.

Le sénateur Hubley : Dans le modèle australien, à qui incombe la responsabilité de l'analyse?

M. Wright-Neville : Pour l'instant, nous avons un seul organisme chargé de l'analyse, l'Office of National Assessments, l'ONA. Nous avons scindé la collectivité du renseignement en deux organismes distincts : le renseignement humain, HUMINT, et le renseignement d'origine électromagnétique, SIGINT. Ces deux organismes acheminent le matériel recueilli à l'ONA, qui prépare les analyses. Le Defence Signals Directorate recueille le renseignement d'origine électromagnétique; il relève du ministre de la Défense. L'organisme Australian Secret Intelligence Service, chargé de recueillir le renseignement humain à l'étranger, relève du ministre des Affaires étrangères. L'ONA relève directement et uniquement du premier ministre. Cette répartition des pouvoirs a été faite de façon délibérée parce qu'on craignait que la collectivité du renseignement ne devienne tellement politisée et imprégnée par des considérations diplomatiques que les experts ne puissent plus effectuer des analyses objectives. Nous avons pris l'habitude de nommer d'anciens diplomates à la tête de ces organismes. Tous les chefs de l'ONA depuis sa création en 1997 ont été d'anciens diplomates.

Le sénateur Lynch-Staunton : Le Canada utilise les attestations de sécurité, qui sont l'équivalent des ordonnances de vérification en vigueur au Royaume-Uni. Vous avez certainement entendu parler de la décision de la Chambre des lords et de la nouvelle mesure législative. Ici, nous détenons les individus, en leur laissant très peu de privilèges et un accès limité au processus judiciaire. Faites-vous de même en Australie? Dans l'affirmative, cette méthode soulève-t-elle de la controverse? Dans la négative, comment vous y prenez-vous pour prévenir les activités terroristes, soupçonnées ou avérées?

M. Wright-Neville : Notre démarche s'apparente à celles de la Grande-Bretagne et du Canada. Cependant, nous avons connu beaucoup moins de polémique dans la population à cause des explosions de Bali. La population n'était pas d'humeur à s'opposer à quoi que ce soit. Malgré les efforts de certains journalistes et universitaires pour susciter un débat public sur la nature de la loi qui habilite le gouvernement à détenir des individus afin de les interroger, qui limite leur accès à des avocats et à une procédure équitable, le public s'est montré peu intéressé. La sécurité nationale est devenue l'enjeu clé du débat, et le public s'est rallié à l'idée que la sécurité justifiait ces petits encarts aux libertés civiles. On a bien travaillé l'opinion publique afin de faire accepter ce nécessaire compromis. Si jamais la question se retrouvait devant une cour suprême d'État ou une quelconque instance judiciaire supérieure, je ne sais pas comment la loi serait interprétée. Pour l'instant, ce ne sont que spéculations parce qu'aucune cour n'a été saisie de cette question.

Le sénateur Joyal : J'aimerais vous ramener à un commentaire précédent sur l'approche du terrorisme à l'échelon mondial. Selon l'interprétation officielle des attaques contre l'Iraq, de même que des élections récentes en Palestine et en Arabie saoudite, on pourrait croire qu'on a réussi à démontrer que la démocratie permet aux populations de reconquérir le pouvoir sur leurs affaires. Selon vous, cette interprétation a-t-elle une certaine vérité? Faut-il travailler à l'avènement de la démocratie dans certaines régions de l'Asie du Sud-Est afin de lutter contre le terrorisme? Faut-il leur faire valoir que ce système donnerait de meilleurs résultats pour atteindre leurs objectifs nationaux que les chemins désespérés du terrorisme?

M. Wright-Neville : Cela ne fait aucun doute. Je citerai les exemples de l'Indonésie et de la Thaïlande. Il est de bon ton de prétendre que le terrorisme est apparu en Indonésie seulement après la chute du président Suharto, en 1998. Je ne partage pas cette vision. Le mouvement Jemaah Islamiyah, le fomenteur de l'attentat de Bali, est né dans les années 80. Le groupe est la création d'évadés de prison qui se sont exilés en Malaisie. Le Jemaah Islamiyah a été alimenté et favorisé par le régime politique autoritaire indonésien. Nous en récoltons actuellement les fruits. L'Indonésie s'attaque au problème avec les moyens d'une nouvelle démocratie — ses résultats sont assez bons si on pense qu'elle en est encore à tenter de créer une force policière indépendante des militaires, entre autres. J'ai bon espoir que, avec le temps, les choses tourneront bien et que l'Indonésie réussira à mater efficacement la menace du terrorisme.

Comparons maintenant avec ce qui se passe en Thaïlande, qui a été le théâtre de soulèvements musulmans particulièrement intenses dans les provinces du sud à majorité musulmane. Ce mouvement sécessionniste a été le plus actif dans les années 70 et 80. Les années 90 ont été émaillées de coups militaires périodiques mais, en parallèle, on constate un lent renforcement de la démocratie et un essor économique, qui ont favorisé la résorption progressive de ces soulèvements. Des groupes insurrectionnels parmi les plus importants, comme le Front de libération Pattani (le PULO), ont vu leurs effectifs se clairsemer et leur raison d'être de moins en moins certaine. Ils sont depuis devenus de petits réseaux de crime organisé peu influents. Ils font dans le jeu, le trafic de stupéfiants, la prostitution et autres larcins du genre. Ceux qui sont restés constituaient l'épine dorsale, le noyau dur de l'organisation, ceux dont on peut soupçonner une propension quasi viscérale à la violence et à la criminalité.

Depuis, nous avons été témoins du recul progressif des droits humains sous le gouvernement Thaksin. Son approche du développement politique et économique est beaucoup moins inclusive. Ce gouvernement a sabré dans les initiatives positives des gouvernements précédents. En corollaire, nous assistons à la résurgence du mouvement insurrectionniste dans le sud de la Thaïlande. Depuis 2002, presque toutes les semaines, les postes de police et les écoles subissent des assauts. Il y a eu des vols de plusieurs centaines de tonnes de nitrate d'ammonium et de plusieurs centaines d'armes légères de grande puissance dans les postes de police, des crimes dont on ne connaît pas encore les auteurs. On soupçonne toutefois que des réseaux terroristes du sud de la Thaïlande les ont maintenant entre les mains.

Dans le cas de l'Indonésie, nous sommes aux prises avec un terrorisme qui a été nourri par un régime autoritaire, mais le problème semble progressivement maîtrisé, non sans difficulté. Le gouvernement a maintenant besoin de beaucoup de soutien économique et d'autres formes d'appui des autres pays pour parvenir à ses fins.

Dans le cas de la Thaïlande, nous avons assisté à la lente disparition des insurrections qui avaient été le produit d'un régime autoritaire. Le mouvement a connu une recrudescence sous un nouveau régime beaucoup moins intéressé par les droits humains et d'autres droits économiques et sociaux que les gouvernements démocratiques précédents.

En Asie du Sud-Est, tout concourt à démontrer que la démocratie est essentielle pour contrer la menace terroriste. Cependant, la démocratie ne peut rien si elle n'est pas accompagnée d'initiatives de développement économique et d'autres mesures sociales et culturelles. La démocratie doit aller de pair avec le développement politique et économique.

La présidente : Monsieur Wright-Neville, nous avons écoulé le temps que nous avions et nous devons vous dire au revoir. Vous avez été un témoin hors pair, et nous vous remercions d'avoir eu la gentillesse d'écouter nos questions alors que vous êtes encore au petit matin en Australie. Nous vous en sommes tous très reconnaissants. Encore une fois, merci.

M. Wright-Neville : Tout le plaisir a été pour moi. J'espère que je vous ai été utile.

La séance est levée.


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