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Délibérations du comité sénatorial permanent des
Droits de la personne

Fascicule 12 - Témoignages du 19 octobre 2009 - Séance de l'après-midi


OTTAWA, le lundi 19 octobre 2009

Le Comité sénatorial permanent des droits de la personne se réunit aujourd'hui, à 14 h 5, pour examiner la question de l'exploitation sexuelle des enfants au Canada, en particulier dans le but de comprendre l'ampleur et la prévalence du problème de l'exploitation sexuelle des enfants dans notre pays et dans les communautés particulièrement touchées.

Le sénateur A. Raynell Andreychuk (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente : Honorables sénateurs, je vois que le quorum est atteint. Notre comité, le Comité sénatorial permanent des droits de la personne, se réunit pour examiner la question de l'exploitation sexuelle des enfants au Canada, en particulier dans le but de comprendre l'ampleur et la prévalence du problème de l'exploitation sexuelle des enfants dans notre pays et dans les communautés particulièrement touchées.

Notre premier et unique témoin dans le présent créneau est l'honorable Landon Pearson, du Landon Pearson Resource Centre for the Study of Childhood and Children's Rights. Mme Pearson est rompue aux questions touchant le travail des enfants, et elle est une habituée du Sénat et du comité, dont elle était vice-présidente lorsqu'il s'est penché sur la Convention relative aux droits de l'enfant. Plus particulièrement, dans le cadre de notre étude de la Convention relative aux droits de l'enfant, nous devions examiner la question de l'exploitation des enfants. Mme Pearson a poursuivi ses études à ce sujet, dans le cadre non seulement des travaux du Sénat, mais également de ses travaux personnels et de ceux du centre qu'elle dirige.

Nous sommes heureux de vous revoir. Merci d'être ici pour nous faire part de votre expérience et nous faire profiter de votre sagesse. Vous connaissez bien notre façon de fonctionner, et je ne vous rappellerai donc pas les modalités de notre réunion. Vous avez la parole.

L'honorable Landon Pearson, Landon Pearson Resource Centre for the Study of Childhood and Children's Rights : Merci infiniment, chers sénateurs. Comme vous êtes des anciens collègues, je ne suis pas tout à fait certaine de la manière dont je dois m'adresser à vous. Considérons-nous comme des « frères d'armes ».

Lorsque nous examinons la question de l'exploitation sexuelle des enfants et des jeunes adolescents, la question est non pas de savoir si cela peut se justifier, mais de déterminer comment le gouvernement peut diminuer, voire éradiquer, dans les faits, ce type d'exploitation, par l'établissement de mesures législatives et de politiques.

Depuis l'époque où j'ai coprésidé le Comité parlementaire mixte spécial sur la garde et le droit de visite des enfants, j'ai l'habitude de citer cette phrase de Samuel Johnson : « Parmi tous les tourments que le cœur humain peut souffrir, qu'elle est minime la part que les lois ou les rois peuvent causer ou guérir! » Selon moi, cette citation peut nous aider à ne jamais oublier ce que nous sommes capables de faire et ce que nous sommes incapables de faire. Et si la part du possible est minuscule, nous avons néanmoins la responsabilité de nous y atteler.

Je vous remercie infiniment de m'offrir la possibilité de prendre la parole devant vous aujourd'hui et de vous présenter un aperçu de tout ce que le gouvernement canadien a fait dans le passé en ce qui a trait à la question de l'exploitation sexuelle commerciale des enfants en vous faisant part de ma propre expérience en la matière.

Je pense que le rapport du comité Badgley qui a été rendu public en 1984 et qui portait sur l'exploitation sexuelle des enfants, a eu l'effet d'un coup de semonce pour toutes les personnes préoccupées par la situation des enfants vulnérables. Les statistiques faisant état de l'ampleur du phénomène étaient alarmantes; cependant, je me souviens qu'un jour, je me trouvais avec des amis sur la véranda de mon chalet au bord de la rivière Gatineau, et mon mari, qui était sceptique quant à ces chiffres, nous avait demandé d'indiquer combien d'entre nous avaient fait l'objet d'avances importunes à caractère sexuel pendant l'enfance. Il s'en est suivi une discussion d'une franchise inattendue, et il s'est révélé que les résultats de ce petit sondage maison concordaient avec ceux du rapport : une fille sur trois et un garçon sur quatre avaient fait l'objet de telles avances au cours de leur enfance.

Aucune de ces personnes n'avait vécu une mauvaise expérience prolongée ou particulièrement grave, mais chacune pouvait s'en rappeler dans les moindres détails. C'est à partir de ce moment que j'ai pris pleinement conscience du fait que de telles expériences peuvent avoir un effet destructeur sur les enfants, et, depuis ce temps, je m'intéresse de très près à la question.

Le gouvernement fédéral n'est pas en reste. Après la publication du rapport du comité Badgley et du rapport subséquent du comité Fraser sur la pornographie, Rick Rogers a été nommé conseiller spécial du ministre de la Santé et du Bien-être social en matière d'exploitation sexuelle des enfants, et il a été chargé d'élaborer des stratégies. Il a en a résulté un long processus de mise en place de mesures législatives visant à protéger les enfants par le truchement de modifications du Code criminel.

J'ai collaboré avec le Sénat pour la première fois en 1986 ou 1987. À cette époque, j'étais présidente du Conseil canadien de l'enfance et de la jeunesse, et j'avais invité un éminent psychologue du développement américain, James Garbarino, à venir témoigner avec moi devant le Comité permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie, qui était présidé, si je me souviens bien, par Joan Neiman. Il avait abordé la question de la véracité des témoignages présentés par de jeunes enfants dans les affaires d'abus sexuel.

M. Garbarino avait déclaré qu'on pouvait croire la réponse d'un enfant à condition que le nombre de mots que compte la question qui lui est posée correspond à son âge. Il avait ensuite enjoint au comité de porter une attention spéciale aux personnes qui défendent les adolescents dans les affaires d'abus sexuel, faisant valoir — en s'adressant directement aux sénateurs de sexe masculin — qu'il est beaucoup plus facile de modifier le comportement sexuel d'un enfant que celui, solidement enraciné, d'un adulte.

Encore aujourd'hui, ce commentaire souligne expressément la nécessité de mettre davantage l'accent sur la promotion de la sexualité saine dans les programmes d'études secondaires par mesure de protection, de même que sur la nécessité de mieux sensibiliser les jeunes au moyen d'exposés spéciaux et en accentuant la présence d'hommes responsables pouvant servir de modèles auxquels s'identifier. Les jeunes ont maintes et maintes fois exprimé le désir que les sportifs professionnels viennent à leur rencontre et participent activement à les mettre sur le droit chemin. Nous savons que le sénateur Dallaire est un modèle à imiter au chapitre de la dénonciation de ce type particulier d'exploitation des enfants.

En 1989, la Convention relative aux droits de l'enfant a été adoptée. Pour la première fois, un document international en matière des droits de la personne abordait clairement la question de l'exploitation sexuelle des enfants et de la violence sexuelle à leur égard. L'article 34 de la Convention porte expressément sur ce point — je ne vous lirai pas le document au complet, mais je vais vous lire l'article 34 parce qu'il est très bref. Pour ceux qui veulent en savoir plus long, j'ai d'autres documents en ma possession, et je les remettrai probablement au recherchiste, de manière à ce que nous ne passions pas trop de temps là-dessus.

Voici le texte de l'article 34 de la Convention relative aux droits de l'enfant :

Les États parties s'engagent à protéger l'enfant contre toutes les formes d'exploitation sexuelle et de violence sexuelle. À cette fin, les États prennent en particulier toutes les mesures appropriées sur les plans national, bilatéral et multilatéral pour empêcher :

a) Que des enfants ne soient incités ou contraints à se livrer à une activité sexuelle illégale;

b) Que des enfants ne soient exploités à des fins de prostitution ou autres pratiques sexuelles illégales;

c) Que des enfants ne soient exploités aux fins de la production de spectacles ou de matériel de caractère pornographique.

À mes yeux, l'importance du rapport Badgley tient à ce que, avant cela, la question de l'abus sexuel n'était jamais abordée publiquement. Évidemment, le phénomène existait — il existe depuis le début des temps. Cependant, c'est la publication en 1984 du rapport du comité Badgley qui a levé le tabou sur la question et qui nous a fait prendre conscience du fait que la violence sexuelle était très répandue et qu'elle avait des répercussions terriblement néfastes sur les enfants.

Puis, bien sûr, la même question a ensuite été abordée dans le cadre de la Déclaration mondiale et plan d'action du Sommet mondial pour les enfants de 1990. Ce sommet, organisé par les Nations Unies sous l'égide de l'UNICEF, avait été coprésidé de façon brillante — j'étais là pour le constater — par Brian Mulroney, qui avait réussi à convaincre George Bush père à y assister.

M. Mulroney était véritablement préoccupé par les questions touchant les enfants et la jeunesse, et cela a été confirmé, à la suite du Sommet mondial, par le fait qu'il a nommé Benoît Bouchard, qui était alors ministre de la Santé et du Bien-être social, au poste de ministre responsable des enfants. Pour sa part, M. Bouchard a mis en place un bureau des enfants au sein du ministère de la Santé et du Bien-être social et lui a demandé d'élaborer un plan d'action national. Il en a découlé le plan d'action intitulé Grandir ensemble, qui a jeté les fondements d'une kyrielle d'excellents programmes pour les enfants du Canada, lesquels sont toujours en place aujourd'hui. Il y a deux semaines, Kelly Stone a mentionné certains de ces programmes et les a qualifiés de mesures préventives.

Lorsque le plan d'action Grandir ensemble a vu le jour, le Canada avait déjà ratifié la Convention relative aux droits de l'enfant. À titre de présidente de la Coalition canadienne pour les droits des enfants, et avec l'aide du gouvernement, j'avais invité deux jeunes de chaque province et territoire à assister à la signature par M. Mulroney de l'instrument de ratification. La cérémonie s'était déroulée dans le Grand Hall du Parlement, sous les lumières scintillantes des sapins de Noël. Cela a été un événement mémorable.

Avec la ratification de la Convention relative aux droits de l'enfant, le lent processus de sensibilisation à l'égard des droits des enfants s'est mis en place de façon vraiment durable.

En 1994, lorsque j'ai été nommée au Sénat, on m'a bien fait comprendre que, en plus de représenter l'Ontario — une province que l'on considérait comme déjà très bien représentée au Parlement à ce moment-là — je serais appelée à prendre la parole pour toutes les personnes qui n'ont pas le droit de vote, c'est-à-dire tous les Canadiens de moins de 18 ans. C'est ce que j'ai fait pendant 11 ans. Le sénateur Andreychuk se souvient sans doute de l'époque où nous nous sommes attelées pour la première fois à la tâche de réformer la Loi sur les jeunes contrevenants, dans le cadre des travaux du Comité permanent des affaires juridiques et constitutionnelles. Je crois que, dans l'ensemble, nous étions d'accord sur les principes touchant les droits des enfants, mais à titre d'ancienne juge d'un tribunal pour adolescents, elle savait mieux que moi comment les choses se passent dans la réalité.

Revenons sur la question de l'exploitation sexuelle commerciale des enfants. En septembre 1995, en compagnie du sénateur Cohen, du Nouveau-Brunswick, j'ai représenté le Sénat au sein de la délégation parlementaire qui s'est rendue à Pékin pour assister à la quatrième Conférence mondiale. Dans le cadre de cet événement, plus précisément au cours d'une journée d'activité organisée par l'UNICEF pour traiter de questions touchant les jeunes filles, j'étais assise aux côtés de la veuve de Olof Palme, et j'ai entendu parler pour la première fois de la recommandation de la Suède d'organiser une première Conférence mondiale sur l'exploitation sexuelle commerciale des enfants, en collaboration avec l'UNICEF, l'ECPAT — l'acronyme anglais de cette organisation signifie End Child Prostitution, Child Pornography and Trafficking of Children for Sexual Purposes — et le Comité non gouvernemental des droits de l'enfant.

Le monde commençait enfin à prêter attention à un phénomène qui a des répercussions dévastatrices sur les jeunes filles et, comme nous commençons à le savoir, sur les jeunes garçons aussi.

J'étais déterminée à me rendre à cette conférence, et M. Lloyd Axworthy, qui était ministre des Affaires étrangères à cette époque, m'a donné cette chance en faisant de moi sa conseillère spéciale en matière de droits des enfants. Nous avions une délégation de premier plan, composée de fonctionnaires et de représentants d'organisations non gouvernementales. Gordon Phaneuf, qui a livré un témoignage devant le comité, faisait partie de cette délégation, qui comptait également un représentant du ministère de la Justice. Julian Fantino, alors chef du service de police de London, en Ontario, et Paddy Torsney, député de Burlington, compte également parmi les membres de la délégation, qui a été dirigée principalement par Hedy Fry, ministre d'État à la Condition féminine de l'époque, mais M. Axworthy et trois autres ministres des Affaires étrangères se sont joints à nous au cours des quelques derniers jours. Cela donne une idée de l'importance qui était accordée à cette question à ce moment-là.

La conférence mondiale de Stockholm est un exemple d'événement qui change littéralement la façon dont le monde aborde et interprète une question. Cet événement restera à jamais gravé dans ma mémoire comme l'une des conférences les plus fructueuses auxquelles j'aie jamais assisté. Il ne manquait qu'une seule chose : des jeunes qui ont été victimes d'exploitation. L'UNICEF avait invité une jeune Canadienne à la conférence, Cherry Kingsley, qui avait une expérience de l'industrie du sexe plus grande que quiconque assistait à la conférence, et qui nous a raconté des choses que nous n'aurions jamais osé imaginer, des événements horribles qui l'ont rendue vulnérable à l'exploitation, comme d'innombrables autres jeunes.

Je l'avais déjà rencontrée à une conférence deux ou trois ans auparavant, et je savais qu'il s'agissait d'une femme extrêmement éloquente. Elle s'est jointe à notre délégation. D'autres jeunes étaient présents à Stockholm, mais même s'il s'agissait d'une conférence portant principalement sur l'exploitation sexuelle des enfants, Mme Kingsley était la seule qui était prête à prendre la parole à ce sujet.

Elle a participé à un débat public avec des représentants d'organisations religieuses — je crois qu'environ neuf de ces organisations étaient représentées. Lorsqu'ils lui ont finalement adressé la parole, elle a levé les yeux. Les participants avaient tous souligné à quel point ils étaient attachés aux enfants et leur accordaient de l'importance. Mme Kingsley a levé les yeux au ciel et déclaré : « De quoi parlez-vous? Vous affirmez que vous êtes attachés aux enfants et que vous les chérissez, mais m'accompagnerez-vous lorsque je rendrai visite à mon ami qui est en train de mourir du sida parce qu'il a été exploité dans l'industrie du sexe? » Sa seule présence a galvanisé l'auditoire, comme pourrait en témoigner le sénateur Dallaire.

Le rapporteur de la conférence de Stockholm, qui provenait de la Thaïlande, était doté d'un remarquable esprit de synthèse. À la fin de l'ensemble des exposés, il a résumé les propos tenus par tous les participants et transformé leurs commentaires et leurs recommandations en une stratégie réaliste en vue de régler le problème. Il s'agit d'une stratégie en sept points qui englobe totalement toutes les mesures que peuvent prendre le gouvernement et la société civile.

À mon avis, les orientations stratégiques énoncées dans le plan d'action demeurent tout à fait valables, et je vous encourage vivement à les examiner attentivement au moment d'élaborer vos recommandations. Je vais les passer en revue rapidement.

Premièrement, la participation des enfants. Ce n'était pas présenté comme le premier élément de la stratégie, mais pour moi, c'est le plus important. Deuxièmement, la prévention. Troisièmement, la protection. Quatrièmement, le rétablissement et la réinsertion. Cinquièmement, la collecte et la diffusion d'information. Sixièmement, la coopération internationale. Septièmement, le suivi.

Ces catégories s'appliquent très bien à toutes les activités qui doivent être entreprises pour améliorer quelque peu une situation problématique, difficile et douloureuse.

Lorsque nous sommes revenus au Canada, j'ai lancé la suggestion d'une conférence canadienne de suivi, car Hedy Fry avait encore de nombreuses choses à dire. Ainsi, avec le soutien de M. Lloyd Axworthy et l'aide des membres du Sénat, particulièrement Yolande Arsenault, qui, comme bien des personnes le savent, a travaillé à mes côtés durant toutes les années que j'ai passées ici, j'ai mis sur pied un comité interministériel et intersectoriel pour poursuivre les activités entreprises par notre délégation initiale à la conférence de Stockholm. Nous nous sommes réunis ici même, dans cette salle, quatre fois par année pendant neuf ans pour créer des liens, échanger des renseignements et faire progresser le programme.

Nous ne tenions pas de procès-verbaux, mais de temps à autre, Mme Arsenault communiquait avec chaque membre du comité et rédigeait un rapport d'étape. J'ai sous la main l'ensemble de ces rapports d'étape qui ont été rédigés au cours de toutes ces années et qui portent sur les activités menées par les divers ministères. Ces rapports s'articulaient autour de l'orientation stratégique, et ils constituent donc un excellent témoignage de ce qui a été fait dans le passé. Ce sont des documents d'information publics. Tout ce qui y est mentionné a été réalisé. Tout le monde peut les consulter. Ils n'ont rien de secret. Ils devaient être classés, structurés et diffusés.

J'ai discuté aujourd'hui avec des membres du gouvernement. L'un des plus grands défis auxquels nous faisons face consiste à savoir ce qui se passe. De nombreuses choses se passent sans que nous le sachions. L'un des derniers points que j'aimerais aborder concerne la question de l'échange de renseignements, du classement des renseignements et de la transmission du savoir. L'une des dernières tâches que j'ai eues à effectuer à titre de sénateur consistait à écrire au premier ministre et aux ministres responsables de chaque province et territoire pour leur demander des renseignements sur les mesures qui étaient prises dans leur administration respective au chapitre de l'exploitation sexuelle commerciale des enfants. Chaque personne à qui je m'étais adressée a répondu de façon détaillée, y compris les ministres du Québec — il était souvent difficile d'obtenir de l'information de leur part. Je transmettrai ces documents à votre recherchiste, et certains éléments pourraient faire l'objet d'un suivi.

Vous dites que vous faisiez cela en 2005. Que faites-vous maintenant?

Lorsque j'ai pris ma retraite, j'ai réussi à convaincre le sénateur Dallaire de prendre les rênes du comité. Sa nature a quelque peu changé, mais la question demeure d'actualité. Je me retrouve ici aujourd'hui, avec les membres du comité permanent, à examiner ce qui doit encore être fait.

Examinons maintenant ce qui s'est produit après la conférence de Stockholm. Durant cette conférence, nous avions convenu que la voix des jeunes qui ont vécu l'exploitation sexuelle devait être entendue. Nous avons évoqué l'idée de tenir un sommet pour accueillir ces jeunes en provenance de toutes les Amériques. Lorsque j'y repense, je me demande comment nous avons réussi à le faire.

Nous sommes parvenus à réunir 54 jeunes des Amériques — de l'Amérique du Sud, de l'Amérique centrale, des États-Unis et du Canada. Une seule de ces jeunes, une Haïtienne, ne s'est pas présentée — elle a disparu à son arrivée à Montréal. Divers ministères dont des membres faisaient partie du comité ont collaboré. Mme Arsenault passait son temps au téléphone pour répartir les tâches — Santé Canada fera ceci, le Solliciteur général fera cela, et ainsi de suite. Nous avons réussi à recueillir suffisamment d'argent pour constituer des groupes de réflexion un peu partout au pays avant la réunion. Mme Kingsley et un de ses amis sont allés dans la rue à 3 heures du matin pour trouver des jeunes et les faire participer à la conférence. Beaucoup de documents découlant de cette conférence sont constitués des commentaires de ces enfants.

Nous avons réussi à obtenir le soutien de l'UNICEF et du ministère des Affaires étrangères. Avant la conférence, l'ACDI a financé certains groupes de réflexion un peu partout dans les Amériques. Le bureau de l'UNICEF à New York a assumé les coûts énormes du transport des jeunes des Amériques.

La conférence s'est tenue à Victoria. La Ligue pour le bien-être de l'enfance des États-Unis a repéré des jeunes dans ce pays. Le ministère de la Citoyenneté et de l'Immigration a été très utile au chapitre de la délivrance de visas spéciaux. Vous pouvez imaginer les difficultés que peut poser l'entrée au Canada de jeunes d'origine et de pays divers. Nous sommes parvenus à tous les faire entrer au Canada sans difficulté. Condition féminine Canada a contribué à payer le salaire de Mme Kingsley, qui agissait à titre de coordinatrice. Tout cela a été un incroyable travail de collaboration, qui a été fructueux. Mme Kingsley et moi avons coprésidé la conférence. Je fonctionne relativement bien le matin, tandis que Mme Kingsley n'est bonne à rien au début de la journée. Le soir, je suis nulle, tandis que Mme Kingsley est à son meilleur. Pour l'essentiel, nous avons assuré une présence 24 heures sur 24.

Les jeunes ont eu l'occasion de s'exprimer à une kyrielle d'endroits et de diverses manières — par l'écriture, par l'art, par le théâtre et par la musique. Tous les participants — ils étaient 54 — avaient travaillé ou travaillaient toujours dans l'industrie du sexe. Au cours de l'avant-dernière soirée, ils ont offert un spectacle à l'hôtel de ville de Victoria devant une salle remplie à craquer. Au cours du dernier après-midi, nous avons invité des fonctionnaires et des politiciens à écouter la déclaration des jeunes et à prendre des engagements à leur égard. Aucune des personnes ayant participé à cet événement ne verra plus jamais ces jeunes de la même façon qu'auparavant.

Les mots que nous employons pour parler de cette réalité ont changé pour de bon. On parle non plus de « prostitués juvéniles », mais de « jeunes personnes exploitées par l'industrie du sexe ». Ce genre d'expression est à présent entré dans l'usage à l'échelle internationale. Il est de plus en plus rare que l'on désigne les jeunes exploités par l'expression « prostitués juvéniles ».

À mesure que nous apprenions à les connaître, nous constations que ces jeunes avaient été victimes d'abus et de négligence pendant leur enfance. Certains avaient grandi dans une pauvreté extrême et n'avaient d'autres choix que de vendre leur corps. Toutes ces personnes, les garçons comme les filles, possédaient des qualités humaines et n'ont eu aucune difficulté à mériter notre respect, car notre rencontre s'est déroulée dans des circonstances idéales. Ces jeunes étaient vraiment incroyables.

Cette expérience m'a appris qu'il n'est pas possible de mettre au point des solutions réalistes au problème que nous examinons aujourd'hui sans écouter ce que les jeunes eux-mêmes ont à dire.

Ce qui s'est passé à Victoria n'était que la partie visible de l'iceberg. Certains des jeunes qui étaient présents s'en sont bien sortis. Samedi dernier, je me trouvais à Thunder Bay et j'ai rencontré l'un des jeunes hommes — qui n'est plus si jeune que cela — qui avait participé à la conférence. Cet événement l'a transformé. Hélas, comme le sénateur Dallaire et moi le savons, quelques-uns de ces jeunes ne s'en sont pas aussi bien tirés. La plupart d'entre eux continuent d'être aux prises avec leurs démons, et le seront toujours. Toutefois, le fait d'avoir été écoutés a représenté quelque chose de très important pour eux.

La question est de savoir comment s'y prendre pour faire en sorte qu'ils se sentent véritablement écoutés. D'après ce que je crois comprendre, l'approche que vous envisagez d'adopter semble très bonne.

Le Congrès mondial contre l'exploitation sexuelle des enfants suivant a eu lieu à Yokohama, au Japon, en 2000. Une pléthore de jeunes, y compris quelques-uns des jeunes qui avaient participé à notre conférence, étaient présents. Au cours de cet événement, nous avons abordé les questions touchant la technologie, qui est en constante évolution, et la traite des enfants, un problème qui prend de plus en plus d'ampleur. Je me suis rendue au Japon, mais n'ai pas été en mesure de me rendre à Rio de Janeiro, où le troisième congrès mondial s'est déroulé. Les jeunes qui y ont participé ont fait sentir leur présence et ont présenté leur propre déclaration, que j'ai sous la main, comme certains d'entre vous, j'en suis sûre.

Nous étions tout de même représentés à Rio, et c'est le sénateur Andreychuk qui était à la tête de la délégation. Si vous le lui demandez, elle pourrait vous faire part de son expérience. Les résultats étaient mitigés.

Je n'ai pas assisté au congrès de Rio, mais j'ai pu participer à la conférence thématique tenue à Winnipeg avant le congrès de Rio pour écouter ce qu'avaient à dire les représentants du secteur privé. J'espère que vous prévoyez recevoir des représentants du secteur privé, entre autres des fournisseurs de services Internet. Il était encourageant et très intéressant de les écouter parler des moyens technologiques dont ils disposent pour pourchasser les contrevenants sur Internet et les problèmes posés par les personnes qui utilisent les nouveaux médias électroniques pour exploiter les enfants. Ils méritent notre reconnaissance pour le travail qu'ils effectuent.

Le gouvernement ne s'est pas contenté de participer à des congrès sur la question — il a pris d'autres engagements importants pour régler le problème. En 2005, le Canada a ratifié le Protocole facultatif à la Convention des Nations Unies relative aux droits de l'enfant, concernant la vente d'enfants, la prostitution des enfants et la pornographie mettant en scène des enfants. Il a présenté son premier rapport au Comité des droits de l'enfant.

Le Canada a été l'un des premiers pays à adopter la Convention no 182 de l'Organisation internationale du travail sur les pires formes de travail des enfants. Selon cette Convention, l'exploitation des enfants dans l'industrie du sexe constitue l'une des pires formes de travail des enfants.

Le Canada a contribué à l'élaboration du document intitulé Un monde digne des enfants, qui contient six paragraphes importants sur l'exploitation sexuelle des enfants. Je crois qu'il serait très utile que vous jetiez un coup d'œil à ce document. J'ai eu le privilège de diriger l'élaboration de Un Canada digne des enfants, document élaboré par le Canada pour réagir à la Session extraordinaire des Nations Unies consacrée aux enfants, qui contient plusieurs paragraphes sur la façon de s'y prendre pour régler ce problème tel qu'il se présente dans notre pays.

Honorables sénateurs, lorsqu'il s'agit d'éradiquer le problème de l'exploitation sexuelle commerciale, ce ne sont ni les mots ni les idées qui manquent, mais plutôt les gestes concrets. Je vous exhorte à porter principalement votre attention sur des mesures permettant de passer de la parole aux gestes et à examiner tout particulièrement de quelle manière le gouvernement peut s'y prendre pour soutenir ces mesures.

Ainsi, l'une des organisations que j'ai négligé de mobiliser est la Commission canadienne du tourisme. Contrairement à la plupart des pays industrialisés ou même en voie de développement, très peu d'organisations canadiennes œuvrant dans le secteur du tourisme font partie de l'Organisation mondiale du tourisme, qui a son siège à Madrid et qui possède un secrétariat sur l'exploitation sexuelle des enfants. Cette organisation a mis au point un protocole, auquel les organismes touristiques peuvent souscrire. Il semble que seulement deux organisations canadiennes y ont souscrit. Lorsque nous avons discuté de cette question avec les organisations canadiennes, celles-ci ont semblé intéressées, mais n'y ont pas donné suite. Il s'agit d'un exemple.

Il y a deux ou trois semaines, je me suis rendue au Pérou pour participer au XXe Congrès panaméricain de l'enfance. Sur la carte de débarquement figurait l'inscription suivante : « L'exploitation sexuelle des enfants est un crime. » Le message est on ne peut plus clair.

Air France et une kyrielle d'autres transporteurs aériens ont pris des mesures concrètes pour s'attaquer au tourisme sexuel. Au Canada, nous n'avons tout simplement pas pris des mesures suffisamment musclées pour prendre en main ce problème. C'est l'une des choses que j'aimerais voir.

J'aimerais également que vous recommandiez au gouvernement de mettre sur pied un groupe désigné. Le sénateur Andreychuk et moi avons déjà formulé cette recommandation dans le passé, et nous savons qu'il existe à présent un Comité interministériel permanent sur les droits de l'enfant — ce comité existe, mais, il y a quelques années, il existait un groupe de travail interministériel sur les enfants qui était très efficace et qui avait été très utile à l'époque du Sommet de Victoria sur les jeunes et l'exploitation sexuelle. Un groupe connexe au sein du gouvernement contribuait à faire en sorte que nous obtenions le financement et le soutien dont nous avions besoin. Ce groupe n'existe plus, mais à présent, il y en un autre. Dans le cadre de son mandat, ce groupe doit s'occuper des questions touchant le protocole facultatif sur l'exploitation sexuelle, et on pourrait donc lui enjoindre d'en faire davantage.

Beaucoup de travail doit être effectué au sein du gouvernement pour harmoniser les politiques et les principes. Il existe une pléthore de programmes, dont certains sont prometteurs, mais leur teneur ne permet pas d'aborder les problèmes du point de vue des droits de l'enfant. Il s'agit là d'une tâche à laquelle il faut s'atteler.

Évidemment, je crois que la présence d'un commissaire aux enfants permettrait de déléguer cette tâche à un membre de ce bureau ou de ce groupe.

Ce ne sont pas donc pas les idées, les propositions et les recommandations qui manquent. L'un des projets qui ont découlé du sommet est l'étude Sacred Lives, réalisée par Cherry Kingsley et Melanie Mark, qui ont travaillé un peu partout au pays auprès d'enfants autochtones. Comme ces deux femmes ont travaillé dans l'industrie du sexe, elles ont été capables d'aborder de façon naturelle de nombreuses personnes auxquelles nous n'aurions pas pu nous adresser dans la rue à 3 heures du matin sans nous attirer de graves ennuis, particulièrement des hommes. Leur rapport contient des recommandations spécifiques auxquelles, à ma connaissance, on n'a jamais donné suite.

Il y aurait tant de choses que nous pourrions faire, d'après moi, pour autant que nous canalisions nos efforts en ce sens. Pour le moment, le comité se consacre à cette question, mais vous devez prendre la responsabilité d'indiquer au gouvernement ce qu'il doit faire en formulant des recommandations à ce sujet dans votre rapport. Je crois que tout le monde ici conviendra que l'exploitation sexuelle des enfants est injustifiable à tous égards.

Sérgio Pinheiro, le représentant spécial des Nations Unies qui a rédigé un rapport sur la violence à l'endroit des enfants, a affirmé qu'aucun acte de violence contre les enfants n'est acceptable et que tous les actes de violence sont évitables.

Aucun acte d'exploitation sexuelle d'un enfant n'est tolérable ou acceptable. J'aimerais pouvoir dire que tous ces actes peuvent être évités, mais je suis trop âgée et j'en sais trop long pour croire que cela est réaliste. Cependant, nous pouvons en faire beaucoup plus que ce que nous faisons actuellement pour veiller à ce que les meilleures mesures préventives possibles soient en place.

Ce n'était qu'un bref résumé de ce que j'ai à dire sur la question. Je serai très heureuse de discuter avec vous.

La présidente : Merci. Vous nous avez assurément fourni un aperçu global des événements qui ont eu lieu, et qui constituent, comme vous l'avez souligné, des jalons importants pour l'élaboration de protocoles, d'ententes et de conventions touchant les enfants victimes d'exploitation et des questions plus générales. Je vous remercie beaucoup d'avoir fait cela. Je vous remercie également d'avoir mis en évidence la complexité de cette question et l'importance de cerner les enjeux auxquels nous pouvons faire face. Vous en avez évoqué quelques-uns, et cela est très utile.

Je vais faire appel à votre expérience — je n'ose dire « vos nombreuses années d'expérience », car ce type d'expression met l'accent sur l'âge, et je ne voudrais pas me voir accuser d'une violation des droits de la personne d'un autre type que celui dont nous discutons en ce moment. Nous avons entendu dire qu'Internet offre un nombre affolant de nouveaux moyens d'exploiter sexuellement les enfants. Vous avez souligné ce qui se passe dans le secteur du tourisme, de même que les innombrables nouvelles façons d'établir des liens néfastes avec de très jeunes enfants. Est-ce que vous croyez qu'il s'agit simplement de nouveaux outils qui ne changent rien à la nature du problème, ou est-ce que vous croyez qu'une partie de la société actuelle encourage l'exploitation des enfants?

Mme Pearson : Je ne pense pas qu'il s'agit de nouveaux outils — ils se perpétuent eux-mêmes. De toute évidence, ce sont de nouveaux moyens d'exploiter les enfants — s'ils n'existaient pas, je crois que le problème serait un peu moins grave qu'il ne l'est à l'heure actuelle.

Au fil des ans, j'ai été frappée par les conséquences du phénomène de la sexualisation des jeunes enfants sur la publicité, les jouets pour enfants, les livres pour enfants, et ainsi de suite. Des jeunes enfants bien en deçà de l'âge de la puberté sont exposés à des choses que j'ignorais totalement.

Dans ce cas-ci, je peux faire allusion à mon âge. Les jeunes élèves qui passent sous ma fenêtre sur la rue Nelson emploient des mots que je n'avais jamais entendus avant l'âge de 20 ans.

La sexualisation des enfants contribue de plus en plus à normaliser les comportements qui n'étaient pas considérés comme normaux lorsque j'étais moi-même une enfant. En outre, la sexualisation fait sentir ses effets sur le plan biologique. Nous sommes en train de découvrir que l'exposition de très jeunes enfants à du contenu sexuellement explicite — et il est très difficile d'éviter cela — a des répercussions non seulement sur l'image de soi des jeunes enfants, comme c'est le cas chez les enfants atteints de troubles de l'alimentation et d'autres troubles du genre, mais également sur le système endocrinien, qui commence à fonctionner plus tôt que dans le passé. Aujourd'hui, les jeunes filles ont leurs premières règles deux ans plus tôt que les jeunes filles du début du siècle dernier, et ce phénomène pourrait très bien être attribuable au contact avec du contenu sexuellement explicite, qui a un effet de stimulation sur les jeunes enfants. On ne serait pas porté à penser à une telle chose, mais il faut être responsable, car il semble y avoir un lien entre les deux phénomènes.

À n'en pas douter, l'image que les jeunes filles d'aujourd'hui ont d'elles-mêmes est très différente de celle qu'avaient les jeunes filles de mon époque. Lorsque je me faisais belle, comme toutes les petites filles le font, je mettais les vêtements de ma mère. Laissez-moi vous dire que les châles, les colliers et les rouges à lèvres de ma mère n'étaient pas particulièrement « sexy ». Aujourd'hui, les petites filles s'habillent comme les adultes, de façon très provocante, parce que c'est l'exemple qu'on leur donne. Il est normal pour une petite fille de prétendre être une femme, mais la manière dont elles le font aujourd'hui, sous l'influence de la publicité, du commerce, de la télévision et ainsi de suite, est bien différente de ce qu'elle était dans le passé.

En ce qui concerne les garçons, l'influence de la télévision et des vidéoclips se fait peut-être davantage sentir au chapitre des comportements qui sont présentés comme acceptables. Je ne peux pas vraiment en parler d'expérience, mais j'ai entendu des choses à ce sujet.

Aujourd'hui, j'ai entendu dire à la radio qu'une recherche avait démontré que la musique aux paroles violentes et sexuellement explicites avait une influence sur les enfants. Il semble qu'une pléthore d'adolescents écoutent continuellement ce type de musique sur leur iPod, pendant deux, trois ou quatre heures chaque jour. Vous devriez inviter un témoin à discuter de cette question, par exemple un représentant du Réseau Éducation-Médias. Quelqu'un pourrait même se présenter devant vous pour faire valoir que ce type de musique n'a aucune influence sur les enfants, qui sait?

Il ne fait aucun doute que le point de vue de la société concernant ce qui est acceptable et ce qui ne l'est pas sur le plan du comportement sexuel a changé de façon radicale au cours des deux ou trois dernières générations, et cela a contribué à amener certaines personnes à croire que l'exploitation sexuelle des jeunes enfants ou le fait d'avoir des relations sexuelles avec un jeune enfant est une activité acceptable ou normale. L'un des plus grands défis à relever consiste à changer cette mentalité.

Il existe une croyance selon laquelle les enfants de moins de 16 ans n'ont pas de relations sexuelles et qu'il ne faut donc pas leur donner des cours d'éducation sexuelle parce que cela pourrait éveiller leur intérêt à cet égard. Toutes les images auxquelles ils sont déjà exposés suffisent amplement à éveiller leur intérêt à l'égard de la sexualité. Des cours d'éducation sexuelle qui font la promotion d'une sexualité saine constituent un contrepoids nécessaire à toutes les influences négatives.

En Finlande, par exemple, il existe un très bon programme d'éducation sexuelle s'adressant aux tout petits. Les enfants commencent dès leur plus jeune âge à différencier le sexe masculin du sexe féminin. Ce programme est en place depuis maintenant 15 ans environ, et on a constaté une baisse du taux de grossesses non désirées et une baisse du nombre de cas de VIH et d'autres infections transmissibles sexuellement. J'ignore si le taux de mariage heureux a augmenté, mais cela est une autre question.

Il existe un domaine où la culture sociale doit assumer une responsabilité. Santé Canada avait un très bon programme d'élaboration de modèles d'enseignement d'une sexualité saine, mais ce programme n'existe plus. Il s'agit d'une autre recommandation que j'aimerais formuler : que le gouvernement utilise ses capacités pour mener des projets pilotes en vue d'élaborer des programmes de ce type ou qu'il transmette ses connaissances pour que d'autres le fassent.

Le sénateur Dallaire : Bienvenue, madame Pearson. Je vous remercie infiniment de tout le travail que vous avez effectué dans ce domaine, et je vous remercie également de nous avoir informés de tout le travail qui reste à faire.

Vous avez dit qu'il existait suffisamment d'outils pour prendre en main le problème de l'exploitation sexuelle des enfants, qu'il s'agisse d'enfants de la culture majoritaire ou d'enfants autochtones. Toutefois, il semble qu'on n'insiste pas suffisamment sur la manière d'utiliser ces outils, car certains jeunes semblent être victimes d'une défaillance du système, ou alors certains jeunes reçoivent de l'aide pendant quelque temps, et d'autres pas. Cela me mène à me demander si, pour rassembler tous ces outils à l'échelon provincial ou fédéral, nous avions besoin d'un instrument législatif qui encadrerait l'ensemble de ces mesures touchant l'exploitation sexuelle des enfants. Est-il nécessaire de mettre en place un instrument législatif national pour coordonner toutes ces entités et nous attaquer à ce problème d'une façon plus précise qu'à l'heure actuelle, où il existe une grande diversité d'outils?

Mme Pearson : À mon avis, les mesures législatives dont nous disposons sont très bonnes. Je ne pense pas que le problème tient aux mesures législatives, bien qu'il s'agisse toujours d'un point de référence. Toutefois, on a toujours besoin de quelqu'un pour diriger les activités en la matière. Dans un cadre institutionnel, où un nombre suffisant de ressources sont disponibles, nous avons besoin de quelqu'un qui possède assez d'influence pour faire bouger les choses. Je crois que cela nous manque.

Les mesures législatives ont évolué de façon assez remarquable au cours des 15 dernières années. Dans les faits, les mesures législatives peuvent avoir des résultats très décevants; comme vous le savez, seulement trois accusations de tourisme sexuel ont été portées depuis 1996 — il y a donc quelque chose qui cloche. Est-ce que cela signifie que nous devons préconiser une campagne d'éducation à l'égard de l'application de la loi ou demander que les juges soient mieux renseignés à propos de ces dispositions législatives, ce genre de choses? Il faudra faire en sorte que les mesures législatives soient considérées comme davantage qu'un point de référence, sinon, vous ne verrez aucun résultat.

Cela me ramène à la proposition, que vous avez tous approuvée, de mettre en place un commissaire aux enfants, qui aurait la capacité de se pencher plus particulièrement sur cette question.

Le sénateur Dallaire : Au Manitoba, on vient de lancer une étude sur la disparition de femmes autochtones. Comme le pourcentage d'enfants autochtones qui sont pris dans l'industrie du sexe ou qui sont victimes d'exploitation sexuelle est très élevé, je me demandais si le fait que nous ne prenions pas nécessairement de mesures pour aider les adultes autochtones avait fait perdre espoir aux jeunes ou leur avait donné l'impression qu'ils ne recevront pas nécessairement le soutien dont ils ont besoin pour éviter de tomber dans ce piège.

Mme Pearson : Comme vous le savez, il s'agit d'une question compliquée et complexe, et la réticence à en parler est très élevée, peu importe que l'on s'adresse à un échantillon pris dans une réserve en particulier ou dans l'ensemble du groupe des jeunes Autochtones. Je ne sais pas du tout ce que le gouvernement peut faire, mais je sais qu'il a une responsabilité fiduciaire à assumer.

Pour régler le problème, on doit partir de zéro et gagner la confiance des gens. Il est préférable de collaborer avec les professionnels des soins de santé et d'autres personnes qui entretiennent une relation de confiance avec les membres de la collectivité et qui leur fournissent du soutien. Il est possible de le faire — le gouvernement fédéral pourrait notamment recommander que le personnel et les nouveaux employés de la Direction générale de la santé des Premières nations et des Inuits, la DGSPNI, suivent une formation sur les droits de l'enfant. Il existe déjà un programme du genre, qui s'appelle Child Rights in Practice. Tout un éventail de programmes sont à la disposition des professionnels de la santé.

Je suggère que vous formuliez une recommandation de ce genre. Sans cela, il est très difficile d'amener les gens à parler. Vous avez raison lorsque vous dites que les enfants se sentiraient libres de s'exprimer dans un tel cadre. Il faut donc mettre en place toute la structure nécessaire pour que cela se produise.

Le sénateur Jaffer : Je vous suis vraiment reconnaissante d'avoir pris le temps de partager avec nous votre connaissance du domaine. Ce que vous avez dit nous sera certainement utile.

Je voulais vous poser quelques questions. Tout d'abord, comme vous le savez, dans le cadre de notre étude, nous nous penchons sur les communautés touchées. Bien sûr, nous connaissons la situation terrible dans laquelle se trouvent de nombreux enfants autochtones. Compte tenu de votre vaste expérience, pouvez-vous nous dire quelles sont les autres communautés qui sont touchées et sur lesquelles nous devrions nous pencher?

Mme Pearson : Selon moi, les communautés qui seront plus particulièrement vulnérables sont celles qui sont touchées par la pauvreté, les communautés où l'industrie du sexe peut représenter l'unique moyen de gagner de l'argent, les communautés marquées par la violence familiale ou conjugale. Il est malaisé de dire quelles sont les communautés vulnérables puisque ces problèmes ne connaissent pas de frontières. De façon générale, bon nombre d'enfants de la rue sont des enfants qui ont fui leur domicile, et il s'agit là d'une population particulièrement vulnérable.

Il s'agit d'un problème qui touche toutes sortes de gens, peu importe leur classe sociale ou toute autre catégorie dans laquelle on pourrait les classer, mais il serait intéressant de discuter avec un représentant des immigrants pour savoir si ce problème existe dans cette population, où s'affrontent des idées contradictoires en ce qui a trait à la sexualité. Je présume qu'il serait utile de consulter les immigrants.

À coup sûr, il y a des groupes qui représentent les enfants de la rue. Santé Canada a mené une bonne enquête sur de nombreuses années à propos des enfants de la rue et de leur vulnérabilité aux infections transmissibles sexuellement, qui pourrait constituer un bon point de départ. Il s'agissait d'un programme de surveillance. Il serait utile d'écouter ce que les gens qui ont participé à cette enquête ont à dire.

Le sénateur Jaffer : Dans le cadre de votre travail, qu'avez-vous appris en ce qui concerne la traite des enfants à des fins d'exploitation sexuelle? Depuis que j'ai été nommée à un poste de sénateur, il m'arrive de marcher dans les rues de Vancouver pendant la nuit, et je constate que des enfants autochtones de plus en plus jeunes vivent dans la rue. Je ne possède aucune donnée sur ce phénomène, mais le nombre d'enfants qui se retrouvent dans les rues de notre ville a véritablement augmenté.

Quelles sont vos observations en ce qui a trait à la traite des personnes au Canada? Croyez-vous que cela existe?

Mme Pearson : Ces jeunes que nous avons fait venir à Victoria, ces jeunes Canadiens n'étaient pas tous d'origine autochtone, loin de là, mais plusieurs d'entre eux étaient des victimes de la traite de personnes — ils avaient été enlevés. Le principal problème, c'est la pauvreté. C'est ce qui les rend vulnérables. Ces enfants quittent le foyer familial pour toutes sortes de raisons, par exemple la pauvreté, la violence sexuelle et d'autres formes de violence qu'ils ont connues au sein de leur famille, ou pour une conjugaison de facteurs. Ces jeunes sont particulièrement vulnérables. Souvent, ils sont enlevés à Terre-Neuve puis vendus à Toronto, et cetera. Je ne suis pas du tout en train de dire que seuls les enfants autochtones sont victimes de la traite de personnes. La question que l'on pose toujours est la suivante : de combien de gens parlons-nous? Bien sûr, la plupart d'entre nous répondraient qu'une seule personne est déjà une personne de trop, mais votre mission consiste notamment à tenter de mieux définir le problème. Il est à souhaiter que les personnes qui se présenteront devant vous permettront de le faire. La traite à l'intérieur du Canada constitue incontestablement un problème. Il y aura toujours des gens prêts à répondre à une demande, pour autant qu'il y en ait une. Il y aura toujours un certain nombre de proxénètes et d'autres gens du même acabit qui seront prêts à aller chercher eux-mêmes des enfants, si ceux-ci ne viennent pas à eux. Beaucoup de ces jeunes sont recrutés à la gare d'autobus, par exemple — ces enfants ont fui leur foyer familial, ils se retrouvent à la gare d'autobus et, immédiatement, quelqu'un les ramasse à cet endroit, que ce soit à des fins de traite ou non. Il est certain qu'un tel trafic existe. L'une de jeunes qui ont participé à notre conférence a raconté qu'elle avait été littéralement enlevée et revendue trois fois. Cherry a elle-même été enlevée en Alberta pour être amenée à Vancouver.

Le sénateur Jaffer : Avez-vous observé une tendance en ce qui a trait à une région du pays d'où proviendraient la plupart des enfants et la région où ils se retrouveraient plus souvent qu'autrement?

Mme Pearson : Généralement, les enfants sont amenés dans les grands centres urbains. Les enfants des régions rurales sont souvent très vulnérables parce qu'ils cherchent à s'en aller de leur région pour une raison ou une autre. Autrement, il n'existe pas vraiment de tendances.

Le sénateur Jaffer : Dans le cadre de la conférence de Victoria et de vos autres travaux, avez-vous rencontré des enfants qui ont été amenés au Canada depuis l'étranger ou des enfants qui ont été vendus dans notre pays?

Mme Pearson : Nous en avons entendu parler. Nous n'en avons pas reçu à la conférence, mais, par exemple, nous nous sommes fait dire que de nombreux enfants asiatiques avaient été transportés à Vancouver. La personne qui nous a dit cela avait rencontré ces enfants et avait passé du temps avec eux. Ces enfants se regroupent et tissent des liens entre eux. Ces enfants avaient été amenés dans l'arrière-boutique d'un magasin quelconque où on les violait régulièrement sur un matelas installé à cette fin, cinq, six, sept, dix fois par jour. L'une de ces jeunes femmes, l'une de ces jeunes filles a raconté son histoire à l'une de mes amies, à l'hôpital. Ce genre de choses se passent aussi, et nous avons très peu d'emprise là-dessus.

Le sénateur Mitchell : Nous nous ennuyons vraiment de vous. Je vous écoute, et cela me rappelle à quel point vous nous manquez.

Une partie du problème avec tout cela tient à ce que bon nombre des services qui permettraient d'éviter que les enfants se retrouvent dans les rues sont dispensés par le gouvernement provincial, tandis qu'une grande partie de la responsabilité dans ce domaine revient au gouvernement fédéral. En Alberta, on vient de procéder à des coupures massives et abruptes dans ces services. D'ailleurs, je vais mentionner le cas d'un organisme que je connais et qui offre des services de logement aux enfants qui, d'une façon ou d'une autre, ont été abandonnés et se retrouvent dans la rue. Cet organisme a reçu un préavis de deux semaines avant de voir son financement coupé de 80 p. 100.

Auriez-vous des observations à formuler à propos de cette divergence entre les initiatives du gouvernement fédéral, dans une certaine mesure sa responsabilité, et le niveau de soutien et de services fournis par le gouvernement provincial?

Mme Pearson : Comme vous, j'ai observé qu'il y avait eu des coupures dans bon nombre des services disponibles, par exemple les maisons de transition pour les femmes. Une kyrielle de services qui étaient financés par Condition féminine Canada ne reçoivent plus de financement. À mon avis, le problème tient à l'établissement des priorités. Auparavant, il existait un groupe de travail fédéral-provincial-territorial sur les jeunes qui se prostituent, mais ce groupe de travail n'existe plus — et cela n'a rien à voir avec le parti qui est au pouvoir puisque les activités du groupe se sont déroulées sous plusieurs gouvernements. Ce groupe de travail a produit plusieurs rapports intéressants. Un autre secteur auquel une aide pourrait être offerte est celui de la police, plus particulièrement la GRC, qui est une organisation non pas fédérale, mais nationale.

Malheureusement, tout n'est jamais qu'une question de priorités. Est-ce que le fait de protéger et de sauver ces enfants est une priorité? Je crois que cela devrait l'être; je suis certaine que vous êtes tous du même avis, dans la mesure où les coûts de l'inaction sont énormes, et je ne parle même pas des coûts humains. Un enfant qui a été détruit par une expérience qu'il a vécue pourrait devoir recevoir des soins de santé mentale pendant toute sa vie, ce qui représente un coût énorme. Mais il s'agit toujours d'une question de priorité. Nous avons besoin d'un champion, qu'il s'agisse d'un commissaire ou de quoi que ce soit d'autre. Benoît Bouchard a occupé le poste de ministre responsable des enfants. À l'heure actuelle, il n'y a aucun ministre responsable des enfants. C'est le genre de chose qui a changé. En Alberta, il y a un ministre responsable des enfants, et je ne comprends pas très bien pourquoi il n'en est pas de même ailleurs. Mais il s'agit d'une autre question, à laquelle je m'abstiendrai de répondre.

Le sénateur Mitchell : C'est intéressant : lorsqu'on vous entend évoquer les répercussions qu'un tel événement a sur la vie d'un enfant et sur la possibilité qu'il commette dans l'avenir des actes criminels, on se demande si la hausse des peines minimales obligatoires servirait véritablement à quelque chose. Je ne le crois pas.

Récemment, le gouvernement a versé une subvention à un groupe qui fournit des conseils aux jeunes femmes. Ce groupe a mis sur pied un projet qui vise à promouvoir des comportements sans violence dans les relations amoureuses des jeunes, en ciblant l'hypersexualisation des jeunes filles comme une des causes de la violence dans les fréquentations.

Je pense que cela ne constitue pas exactement une forme d'exploitation.

Mme Pearson : Pour ma part, je crois que oui. Plus tôt, j'ai indiqué que la publicité visant les enfants contribuait à leur hypersexualisation. Je suis ravie d'apprendre que ce groupe a reçu une subvention.

Le sénateur Mitchell : Ce qui me préoccupe, c'est qu'en parlant d'hypersexualisation des jeunes filles, on peut laisser entendre que les jeunes filles sont responsables de ce phénomène — tout dépend de la manière dont on en parle. Il faut être prudent à cet égard. Les hommes ont également une responsabilité, peu importe la manière dont agit une femme ou une jeune femme.

Mme Pearson : Je suis d'accord avec vous.

Le sénateur Mitchell : Je tenais à le souligner.

Mme Pearson : Il est toujours utile de le faire. Tant les garçons que les filles ont une responsabilité à ce chapitre.

Le sénateur Demers : C'est la première fois que j'assiste à un de vos exposés. Merci de vous être adressée à nous. Je viens tout juste d'être nommé sénateur, et je veux participer très activement à l'examen de certaines choses qui se sont produites dans le passé.

Quel message envoient les personnes très en vue de Hollywood qui prennent la défense de Roman Polanski et dénoncent son arrestation en faisant valoir qu'il est traité de façon injuste? Cela doit être très frustrant pour vous, comme ce l'est pour nous tous. Que son arrestation soit liée à des événements qui sont survenus il y a 30 ans ne change rien à l'affaire. La victime était âgée de 13 ans. Il lui a remis 500 000 $. Aujourd'hui, la victime affirme avoir pardonné à son agresseur et que tout est bien ainsi, mais les actes reprochés ont été commis. Que pensez-vous de cela?

Mme Pearson : J'établis une distinction entre l'exploitation des enfants et d'autres types d'actes. Je suis d'accord avec ce que vous dites. Cela rejoint ce que je disais plus tôt sur l'importance d'avoir des hommes qui donnent l'exemple et qui prennent la parole pour dire que cela est inacceptable. Il est criminel de payer un enfant pour avoir des relations sexuelles avec lui et il est criminel d'exploiter sexuellement un enfant. Que l'agresseur croie que sa victime a 17 ans ou 30 ans n'a aucune importance. Il faut que les gens fassent entendre leur voix et disent qu'il s'agit d'un comportement inacceptable. Je suis de votre avis. Ce que l'on voit présentement, ce sont des gens qui donnent l'exemple inverse. Quelqu'un comme vous peut se faire entendre et dire que cela est inacceptable. Pourquoi quelqu'un comme Wayne Gretzky, par exemple, ne dénonce-t-il par ce genre de choses? Cela pourrait faire contrepoids à ce que disent les autres.

Malheureusement, nous avons très peu d'emprise sur ce qui est véhiculé dans les médias.

Le sénateur Brazeau : Merci de votre exposé. Ma question porte sur les peuples autochtones. Je crois que tout le monde autour de la table conviendra que les femmes autochtones — et dans de nombreux cas, il s'agit d'enfants — constituent, au Canada, le groupe le plus vulnérable à l'exploitation sexuelle.

En outre, c'est un fait qu'une kyrielle de chefs et de porte-parole autochtones de toutes les régions du pays demandent que des questions comme celles-ci soient examinées du point de vue particulier des Premières nations. Ils demandent aux divers échelons de gouvernement de leur fournir du financement de manière à pouvoir mener leurs propres recherches, informer leurs propres citoyens et renforcer leur autonomie et établir eux-mêmes des plans et des priorités qu'ils jugent importants.

Je ne suis pas en train de dire que cela est une bonne chose. Beaucoup de recherches sont menées à l'heure actuelle. Les peuples autochtones ont été étudiés sous toutes leurs coutures, et il est temps de passer à l'action. Je crois que nous sommes d'accord là-dessus.

D'après vous, cette attitude des Autochtones, qui consiste à réclamer du financement et à demander que les problèmes soient examinés sous un éclairage particulier, ralentit le processus d'éducation des peuples autochtones sur cette question? N'essaie-t-on pas de réinventer la roue? Cela ne fait-il pas double emploi avec des services qui existent déjà?

Mme Pearson : Je crois que nous devons adopter une approche à volets multiples. Il existe une obligation fiduciaire à l'égard des peuples autochtones qui vivent dans les réserves, et j'estime qu'une telle approche permettrait de faire certaines choses. Je ne m'oppose pas du tout à ce que du financement soit versé à des organisations autochtones qui veulent mener des recherches sur leur propre peuple. En revanche, les organisations non autochtones qui veulent mener le même genre de travaux devraient elles aussi avoir accès à un tel financement.

Je suis tout à fait convaincue que le problème dont nous parlons doit être réglé de l'intérieur. Le mieux que nous puissions faire, c'est d'offrir du soutien à ceux qui établissent les priorités et de les aider à y donner suite — on ne peut se contenter de faire l'un ou l'autre, il faut faire les deux.

Les jeunes filles et les jeunes garçons autochtones sont vulnérables, comme les autres enfants. Certaines des solutions se trouvent au sein des groupes plus restreints comme la famille et la collectivité, et d'autres solutions découlent des mesures législatives et des politiques. En outre, quelques-unes des solutions seront d'une portée plus générale, voire internationale, par exemple ce nouveau vocabulaire qui a été adopté partout dans le monde et dont je vous ai parlé plus tôt.

Il faut disposer des capacités nécessaires. Il faut se fixer un objectif précis et faire preuve d'une ouverture d'esprit qui permet d'adopter une vision stratégique et globale.

Lorsque je travaille auprès d'enfants autochtones, je vois qu'ils essaient de trouver certaines réponses. Ce sont eux qui pourront changer les choses, et c'est pourquoi j'aimerais que davantage de soutien soit offert aux groupes de jeunes et aux jeunes participants de manière à ce qu'ils puissent se doter des moyens nécessaires pour obtenir des résultats.

La présidente : Sénateur Pearson, merci de nous avoir fait part de votre expérience et de votre approche très équilibrée et pragmatique. Cela sera très utile pour notre travail. Vous nous avez donné quelques très bonnes pistes, et nous allons les suivre. Les recommandations que vous avez formulées sont assurément dignes d'être prises en considération.

Mme Pearson : Merci.

La présidente : Honorables sénateurs, le Comité sénatorial permanent des droits de la personne va maintenant entendre un nouveau groupe de témoins. Nous examinons la question de l'exploitation sexuelle des enfants au Canada, en particulier dans le but de comprendre l'ampleur et la prévalence du problème de l'exploitation sexuelle des enfants dans notre pays et dans les communautés particulièrement touchées.

Nous allons maintenant entendre Mme Jackie Anderson et Mme Debbie Cumby, du Centre Ma Mawi Wi Chi Itata, et nous passerons ensuite à M. Peter Dinsdale, directeur exécutif de l'Association nationale des centres d'amitié.

Madame Anderson, si je ne m'abuse, vous allez prendre la parole en premier et vous allez partager votre temps avec Mme Cumby. Nous entendrons ensuite M. Dinsdale. Nous avons pris un peu de retard, et je vous demanderai donc de bien utiliser le temps qui vous est alloué pour votre exposé. Nous vous poserons des questions après vous avoir écoutée.

Bienvenue et merci d'être ici. Vos propos seront très utiles pour notre étude.

Jackie Anderson, Centre Ma Mawi Wi Chi Itata : Merci. Sénateurs et invités du comité, je vous souhaite un bon après-midi.

Je viens de Winnipeg, au Manitoba. Je travaille pour un organisme autochtone, le Centre Ma Mawi Wi Chi Itata. En langue Ojibway, cela signifie « travailler tous ensemble pour s'entraider ».

Je suis extrêmement honorée d'avoir été invitée ici pour vous faire part de mes connaissances et pour formuler des recommandations en vue d'accroître le niveau de sensibilisation à l'égard de nos enfants les plus vulnérables et de trouver des solutions réalistes pour protéger ces jeunes, qui chaque jour, sont victimisés dans les rues de nos villes ou à l'abri des regards du public partout au Canada. Il s'agit d'un sujet qui me tient particulièrement à cœur, car je tiens à aider les personnes qui ont traversé ce type d'épreuve.

Je travaille avec des enfants et des jeunes depuis 21 ans. Plus particulièrement, au cours des neuf dernières années, j'ai soutenu directement les jeunes victimes d'exploitation sexuelle et j'ai défendu leur cause. Je ne suis ni avocate ni professeure, mais je suis une femme autochtone très forte qui travaille en première ligne, et je suis venue ici aujourd'hui pour faire entendre la voix de nos jeunes.

Mon exposé fera la part belle à la passion, aux sentiments et à la tristesse qu'éprouvent chaque jour les intervenants de première ligne. Ils se sentent impuissants devant tout ce qui doit vraiment être fait pour mettre fin à l'exploitation. Mais « mettre fin à l'exploitation », est-ce que cela est réaliste? J'ai la ferme conviction que nous pouvons faire un pas vers l'atteinte de cet objectif, pour autant que nous travaillions en collaboration à tous les niveaux, que nous menions à bien ce qui doit être fait et que nous continuions à écouter nos jeunes et à les faire participer à nos discussions.

Il y a deux aspects à prendre en considération au moment de se pencher sur la question de l'exploitation sexuelle des enfants et des jeunes, à savoir, d'une part, les victimes vulnérables, et d'autre part, les agresseurs. Il est beaucoup plus facile de se concentrer exclusivement sur les besoins des enfants que de se pencher sur le fait qu'il existe une demande et sur les mesures qui doivent être prises à cet égard. Là encore, je dois souligner que je ne suis pas une experte du droit et des mesures législatives, mais je me considère comme une experte en ce qui a trait aux formes concrètes que revêt l'exploitation, aux divers types de pièges vers lesquels sont entraînés chaque jour les enfants et aux différents traitements inéquitables qui leur sont réservés. Je représente les fournisseurs de soins qui sont témoins du fait que des hommes et des femmes s'en prennent continuellement à nos enfants et qui réussissent à s'en tirer sans subir de conséquences parce que notre système juridique fait porter le poids de la preuve aux enfants.

Cela dit, je me ferai la porte-parole de nos petites sœurs, de ces enfants qui vivent dans la rue, non pas par choix, mais par crainte de subir de mauvais traitements ou que leur famille subisse de mauvais traitements. Je parlerai au nom de ces enfants qui ont peur de se faire enlever, dans la rue ou dans la résidence familiale, et de disparaître à tout jamais s'ils se présentent à la police ou livrent un témoignage.

Je veux tout d'abord vous faire part d'une question que me posent souvent mes collègues dans la communauté : qu'est-ce que l'exploitation sexuelle? Après avoir entendu mes explications, les gens me demandent souvent pourquoi nous employons les termes « exploitation sexuelle » pour désigner cette réalité. Il est beaucoup plus simple d'appeler cela de la prostitution — après tout, on considère cela comme le plus vieux métier du monde. Ce que je réponds à ces gens, c'est que le fait de continuer de qualifier de « prostitution » cette activité des enfants et des femmes contribue à normaliser le comportement des agresseurs. Ceux-ci ne considéreront pas l'enfant comme un enfant. Ils ne saisiront pas la pleine ampleur du geste qu'ils posent lorsqu'ils s'en prennent à des enfants et qu'ils commettent des actes de violence à leur endroit. Les personnes qui se servent des enfants ne prennent pas conscience du fait qu'ils ont affaire à quelqu'un qui a été blessé d'innombrables façons. Tout ce qu'ils voient, c'est quelqu'un qui leur permettra de faire de l'argent.

Pour changer cette perception, nous devons travailler collectivement, à l'échelle nationale, pour sensibiliser la population à l'égard de ce problème. Dans les écoles, nous devons montrer aux jeunes en quoi consiste la réalité de l'exploitation sexuelle et mettre en place des programmes d'éducation obligatoires pour apprendre aux enfants à éviter d'être pris dans l'engrenage de l'exploitation sexuelle et pour leur apprendre à ne pas devenir eux-mêmes des agresseurs. De tels programmes doivent être instaurés dans toutes les écoles, et non pas seulement dans les écoles des milieux défavorisés.

Hélas, au Manitoba, un nombre élevé de jeunes sont vulnérables à l'exploitation. Bon nombre des enfants qui sont victimes d'exploitation sont des enfants qui bénéficient depuis longtemps des programmes d'aide à l'enfance et à la famille. Bon nombre des enfants qui vivent dans nos rues sont d'origine autochtone.

Il y a quelques années, j'ai eu l'honneur d'accueillir une jeune Autochtone de 14 ans dans notre maison d'hébergement, qui s'appelle Honouring the Spirit of Our Little Sisters. Ce qui est triste, c'est qu'elle avait déjà été hébergée dans plus de 60 établissements avant que nous ne l'accueillions. Ce qui est encore plus triste, c'est qu'elle s'est fait enlever la vie l'été dernier.

À mon avis, il est nécessaire de se pencher sur la qualité des soins qui sont dispensés aux jeunes à risque. Pour parvenir à stabiliser ces enfants, nous avons besoin de soins spécialisés et adaptés à la culture de ces enfants. Pour changer véritablement la vie de ces jeunes, il faut adopter non pas une approche de nature générale, mais un modèle fondé sur les valeurs traditionnelles. C'est en aimant ces enfants comme si c'était les nôtres que nous parviendrons à avoir une véritable influence sur le cours des choses et à les orienter sur la voie de la guérison.

Comme je l'ai mentionné précédemment, ce qui est le plus facile, c'est de discuter des ressources dont ont besoin les enfants et d'affecter ces ressources. On entend souvent des gens qui recommandent la construction de nouveaux établissements, qui préconisent l'internement des enfants ou qui font campagne en faveur de diverses options de traitement, mais on parle très peu des mesures à prendre pour nous attaquer à la demande. Si nous parvenons d'abord et avant tout à venir à bout de ce problème, nous n'aurons pas à construire de nouvelles maisons d'hébergement. Il s'agit non pas de se réunir et de discuter vigoureusement à propos de l'augmentation des ressources pour les jeunes, mais peut-être simplement de faire les choses un peu différemment.

Je vais être honnête avec vous. Il m'est très difficile de faire preuve de la moindre empathie ou de la moindre compréhension lorsqu'il est question de la demande. Il m'est impossible de justifier le préjudice qui est causé à nos enfants ou d'en minimiser l'importance, et je ne parviens pas à comprendre pourquoi des gens qui commettent des actes de violence sexuelle sur des enfants parviennent à éviter la prison.

Il est possible de porter des accusations contre l'auteur d'un crime contre des femmes lorsque des policiers banalisés le surprennent sur le fait, mais nous ne faisons rien et nous ne pouvons rien faire lorsque les policiers extirpent un mineur de la voiture d'un client quelconque, à moins que l'enfant soit disposé à livrer un témoignage. Il s'agit d'une relation d'exploitation parce que le système en place crée un besoin accru qui permet aux agresseurs de s'attaquer à nos enfants. Cela dit, je vous pose la question suivante : ces agresseurs ont-ils une dépendance à l'égard du sexe? Ont-ils l'impression de n'avoir aucune emprise sur les actes qu'ils posent? Est-il possible qu'ils soient conscients du risque, mais que leur plaisir réside précisément dans ce risque que présentent leurs actes?

Personnellement, j'aurais tendance à répondre à ces questions par l'affirmative. Ces personnes n'ont pas peur lorsqu'elles flânent dans les rues de nos villes. Elles éprouvent du soulagement à faire ce qu'elles font et à ne pas se faire prendre. Ces symptômes ressemblent à ceux de l'alcoolisme, de la toxicomanie ou de la dépendance au jeu. Une personne atteinte d'une dépendance de ce genre qui se fait prendre à commettre un acte illicite peut être obligée, par ordonnance d'un tribunal, à suivre un traitement d'une durée de 30 jours en établissement.

Le fait d'enfermer des enfants pour leur propre sécurité suscite souvent la controverse. Pourquoi enfermer les enfants? Ce sont les victimes, et on les traite en criminels. Pourquoi ne pas enfermer — et je souligne le mot « enfermer » — le malfaiteur pour qu'il suive un traitement de 30 jours à l'intention des délinquants sexuels ordonné par le tribunal? Cela aurait certainement une influence sur les prédateurs potentiels.

J'aimerais vous remercier de m'avoir donné cette occasion, et j'aimerais remercier les membres du Sénat d'examiner cet enjeu de façon prioritaire. Nous devons éviter que d'autres enfants soient engloutis par la rue ou se retrouvent dans le monde des esprits avant leur temps. En notre qualité d'intervenants, nous avons le devoir de protéger ces enfants, mais nous avons besoin des outils et des lois qui appuieront notre travail.

Je vous demande respectueusement de prendre les mesures nécessaires pour honorer et protéger nos jeunes les plus vulnérables. Nous devons être leur porte-parole jusqu'à ce qu'ils arrivent à une étape de leur vie où ils pourront parler assez fort pour se faire entendre. Cela dit, je vais vous présenter ma collègue, Debbie Cumby.

Debbie Cumby, Centre Ma Mawi Wi Chi Itata : Bonjour, mesdames et messieurs. C'est pour moi un grand honneur d'être ici aujourd'hui. J'aimerais remercier la présidente du comité de m'avoir permis de participer avec mon amie et collègue, Jackie Anderson.

Je travaille pour un organisme autochtone de Winnipeg — le Centre de ressources pour les jeunes de Ndinawe — à titre de travailleuse de rue. Je suis aussi une femme forte des expériences que j'ai vécues. J'ai subi 14 ans d'exploitation sexuelle dans les rues du Canada. C'est pourquoi j'éprouve une si grande passion pour le travail que je fais actuellement.

J'ai aussi été honorée de participer à la création à Winnipeg il y a sept ans, d'une maison d'hébergement appelée Honorer l'esprit de nos jeunes sœurs, et je participe actuellement à la mise sur pied à Winnipeg d'un pavillon de ressourcement traditionnel rural portant le nom de Home Hands of Mother Earth.

Mon travail consiste à faire le tour des secteurs les plus à risque, à rencontrer les filles et les femmes et à leur procurer des ressources et des outils de réduction des méfaits qui leur permettront de renforcer leur sécurité. J'assure aussi une surveillance sur les places publiques. J'enregistre et je consigne de l'information se rattachant aux clients et aux proxénètes qui infestent ces quartiers.

Ce travail n'est pas facile pour moi. Chaque soir, quand je rentre chez moi, ça me crève le cœur de penser aux jeunes filles qui sont exploitées, et je suis en colère contre ceux qui sont là à se promener sans crainte.

Il y a maintenant de nombreuses années que je suis sortie de la rue. C'est avec grande tristesse que je vois encore d'anciens clients et exploiteurs s'en prendre à nos enfants.

Il faut apporter d'immenses changements aux lois canadiennes qui visent ces prédateurs qui exploitent et agressent nos enfants. Si j'étais une fillette victime d'agressions dans un foyer, le système en place interviendrait et expulserait du foyer la personne violente, et non pas moi-même, la victime. Le délinquant serait mis en accusation, inscrit sur une liste de délinquants sexuels et perdrait peut-être son emploi. J'aurais l'impression qu'on m'a entendue, qu'on m'a protégée et qu'on se soucie du fait que j'ai été victimisée.

Les enfants dans cette situation ne veulent pas l'être, mais, parce qu'ils ne sont pas entendus ou parce qu'ils doivent témoigner devant un tribunal qu'ils ont été victimisés, ils refusent. Lorsqu'un enfant est recruté dans le commerce du sexe, le malfaiteur est souvent déjà à l'œuvre; il s'efforce de tout savoir au sujet de cette jeune personne et fera une utilisation stratégique de ces connaissances pour que la personne demeure asservie.

Je m'estime chanceuse. À bien des reprises, ma vie aurait pu se terminer, mais j'ai survécu. Dernièrement, toutefois, nos jeunes et nos enfants ne sont pas habités par cet instinct de survie. Ils sont trop nombreux à être portés disparus ou trouvés assassinés. Ce sont nos enfants, et c'est notre devoir de les protéger et de faire tout le nécessaire pour assurer leur sécurité.

J'aimerais vous remercier encore de m'avoir invitée ici aujourd'hui. Je parle d'expérience, et je sais ce qui doit changer aujourd'hui, ce qui m'aurait aidée à m'en sortir plutôt que d'être une victime pendant plus de 14 ans, durant mon enfance.

Je remercie le Créateur chaque jour de m'avoir donné la force de m'en sortir lorsque je l'ai fait. J'espère seulement que d'autres enfants n'auront pas à faire l'expérience de cette vie atroce. Ensemble, nous pouvons changer les choses.

Peter Dinsdale, directeur exécutif, Association nationale des centres d'amitié : Je tiens à vous remercier de m'avoir donné l'occasion de parler devant vous aujourd'hui et de vous faire part du point de vue de l'Association nationale des centres d'amitié. Je félicite les autres témoins de leurs excellents exposés et du fait qu'ils ont parlé avec leur cœur, avec passion.

Les centres d'amitié sont des organismes locaux de prestation de services communautaires pour les Autochtones. L'Association nationale des centres d'amitié, l'ANCA, est l'organisme national qui les représente. Il y a actuellement 120 organismes communautaires au Canada et sept associations provinciales et territoriales.

En 2006-2007, la dernière année pour laquelle nous avons des statistiques complètes, 1,3 million de services au client ont été offerts par l'intermédiaire de ce réseau. Si je me rends dans une banque alimentaire 10 fois, ça compte pour 10 services; c'est le problème que nous avons sur le plan des statistiques, mais il s'agit du nombre de services au client que nous avons offerts cette année-là. Nous offrons une gamme étendue de programmes à tous les Autochtones vivant dans les régions urbaines du Canada — les Premières nations, les Métis et les Inuits.

Faute de temps, je ne décrirai pas le contexte en profondeur, mais vous devriez savoir que 54 p. 100 des peuples autochtones du Canada vivent dans de grandes et petites villes. Le pouvoir correspondant en matière de politiques et de finances dans notre pays ne reflète pas cette réalité, mais c'est tout de même la demande quotidienne en services à laquelle font face nos établissements. Il y a certains secteurs où la croissance est explosive : 1 sur 10 à Winnipeg; une croissance de 5 p. 100 à Edmonton; une augmentation de 51 p. 100 de la population de Halifax, selon le recensement de 2001. Et il y en a d'autres encore.

Voici une donnée démographique très importante : 48 p. 100 de la population est âgée de moins de 25 ans. Notre population est très jeune et très urbaine. Tous les jours, nous devons relever les défis qui se rattachent à cette réalité.

En 2006, à notre assemblée générale annuelle, nos membres ont adopté une résolution demandant à l'ANCA de se pencher sur la question. Ils ont reconnu les études récentes menées au Manitoba, qui mettent en lumière des cas graves d'exploitation sexuelle chez les enfants et les jeunes, de dépendance à des drogues illicites et d'activités de gang — ainsi que l'utilisation de plus en plus répandue des armes à feu dans ce contexte — et ils nous ont demandé de constituer un groupe de travail national qui entreprendrait des travaux de recherche et mettrait au point un plan d'action national en vue d'enrayer ces problèmes dans nos collectivités.

Nous avons passé près de deux ans à collaborer avec des partenaires de partout au pays pour contribuer à l'élaboration d'un plan d'action national. Toutefois, aucun organisme ou ministère fédéral n'a voulu travailler avec nous sur ce dossier.

Je conteste les affirmations des témoins que nous avons entendu déclarer qu'ils connaissent l'ampleur du problème. Selon moi, en réalité, ce n'est pas le cas. Nous avons passé un an à essayer de comprendre. Je ne saurais vous dire quel pourcentage de la population autochtone au Canada est touché par l'exploitation sexuelle des enfants. Si je me trompe et qu'une telle étude existe, nous aimerions vraiment y avoir accès, car nous tentons d'obtenir ces données depuis un bon moment.

En 2006, l'Association des centres d'amitié du Manitoba a mené une étude régionale pour tenter de brosser le tableau de la situation dans la province. L'étude était fondée sur 147 sondages administrés à l'échelle de la province. Selon l'étude, dans chaque région d'un bout à l'autre de la province, de solides données probantes établissaient l'existence de cas d'exploitation sexuelle des enfants et des jeunes.

En majeure partie, les victimes étaient des enfants et des jeunes, surtout des filles d'origine autochtone âgées de 12 à 17 ans. Les plus vulnérables étaient des Autochtones ayant fugué et vivant dans la rue. Les malfaiteurs étaient variés, mais, pour la plupart, il s'agissait d'hommes plus âgés.

Lorsqu'on interagit avec des jeunes à risque et des enfants à des fins d'exploitation sexuelle, la chose la plus importante est de gagner leur confiance et de leur donner un sentiment de sécurité. Ils faisaient cela avec succès et les exploitaient. Pour les aider, nous avons besoin de plus de ressources pour intervenir dans les collectivités — des programmes comme les leurs et d'autres — pour s'assurer que ces enfants sont en sécurité et qu'ils ont un endroit où aller lorsqu'ils ont des problèmes.

L'étude a révélé plusieurs problèmes liés aux méthodes des gens qui viennent dans nos collectivités pour mener des travaux de recherche. Ces personnes viennent de l'extérieur, elles ne vivent pas au même endroit que nous. Elles viennent par avion, mènent leurs travaux et repartent, laissant derrière elles les plaies ouvertes de la victimisation passée et d'autres problèmes. Nous avons besoin de chercheurs établis dans nos collectivités, qui viennent s'adresser directement à nous. Je me demande si vous obtenez un tableau complet lorsqu'ils procèdent ainsi.

Avant mon emploi ici, j'ai travaillé à un endroit appelé Native Child and Family Services à Toronto. Je travaillais avec les jeunes sans-abri. Une grande partie des jeunes qui cognaient à notre porte étaient dans la rue en soirée pour diverses raisons. Ces jeunes refusaient de parler aux chercheurs qui provenaient de l'extérieur de nos collectivités. Ils se repliaient sur eux-mêmes et ne parlaient de rien. Je crois que nous avons beaucoup de difficulté à comprendre pleinement l'ampleur de ce problème d'un océan à l'autre.

Nous tenons à reconnaître le travail de recherche mené par Sue McIntyre du Hindsight Group. Elle a témoigné devant le comité le 28 septembre. Elle a mentionné que, selon ses données d'études, 61 p. 100 des 157 jeunes hommes touchés par cette question qui ont pris part à l'étude étaient d'origine autochtone; 85 p. 100 des personnes ayant fait l'objet de l'étude en Saskatchewan étaient Autochtones. Si on combine cette étude que vous aviez sous les yeux et celle qui a été menée en 2006, je crois qu'on peut conclure hors de tout doute que les jeunes autochtones en milieu urbain sont exposés à un très grand risque d'exploitation sexuelle, ce que vous avez reconnu, je crois. Le vrai problème, c'est que nous ne savons pas comment les personnes à risque — nous ignorons comment elles se retrouvent dans cette situation et comment elles s'en sortent.

Nous proposions une étude nationale pour observer les cas d'exploitation sexuelle des enfants dans nos collectivités au sein de nos groupes de jeunes, chez notre propre peuple. Toutefois, il n'y a toujours pas dans la famille fédérale d'engagement à l'égard de ce travail.

Le gouvernement fédéral n'affecte tout simplement pas de financement permanent ou soutenu à l'amélioration de la qualité de vie des Autochtones en milieu urbain à ce chapitre. Il y a une multitude de données et de statistiques documentant la vie des gens des Premières nations qui vivent dans des réserves, mais ce n'est pas le cas des Autochtones en milieu urbain, où vivent la majorité d'entre nous.

La triste réalité s'est retrouvée à l'avant-plan cette année, lorsqu'il a été question de la grippe H1N1. C'est exactement le même type de problème. Le gouvernement fédéral a mis en place un plan de lutte contre la pandémie visant les réserves. Le gouvernement provincial prétend que ses plans de lutte contre la pandémie sont destinés à l'ensemble des collectivités de la province. En réalité, les Autochtones en milieu urbain passent entre les mailles du filet. Le problème de la grippe H1N1 illustre ce fait à merveille, et nous croyons qu'il en va de même pour la question étudiée aujourd'hui.

Nous sommes prêts et nous avons, à de nombreuses reprises, offert d'aider le gouvernement fédéral à examiner des problèmes comme celui de l'exploitation sexuelle des enfants. Je crois que ce qui fait défaut, c'est un partenaire fédéral disposé à étudier les régions urbaines, où vivent les gens. Nous croyons que le comité pourrait en faire beaucoup en formulant des recommandations à ce sujet.

Le sénateur Dallaire : Croyez-vous qu'on lance des Alertes AMBER et qu'on déclare la disparition d'enfants autochtones ou le fait qu'ils ont été victimes de terribles blessures — pouvant aller jusqu'au viol ou au meurtre — de la même façon qu'on le fait dans le cas des autres enfants canadiens?

Mme Anderson : Encore une fois, je parle de la situation au Manitoba. Tout récemment, nous constatons que, dès qu'un enfant disparaît de chez lui, de son foyer d'accueil ou de l'endroit où il est pris en charge, on diffuse immédiatement une photo à la télévision, et on retrouve l'enfant beaucoup plus rapidement. C'est un changement tout récent : on passe à l'action sur ce dossier.

Encore une fois, nos enfants sont les plus à risque. Oui, l'unité des personnes disparues du service de police de Winnipeg les connaît bien, mais, jusqu'à tout récemment, une disposition selon laquelle il fallait attendre 24 heures avant de déclarer une personne disparue était en vigueur. C'est aussi quelque chose qui a changé récemment. Encore une fois, c'était ainsi parce que ces enfants étaient considérés comme étant des fugueurs chroniques. À mes yeux, un fugueur chronique est exposé à un bien plus grand risque d'être victime de la rue ou de subir un préjudice par ailleurs.

Le sénateur Dallaire : Estimez-vous que cette mesure ciblait précisément les enfants autochtones?

Mme Anderson : Oui, c'est le cas de ces deux mesures, d'après moi, certes. Malheureusement, au Manitoba, bon nombre d'enfants autochtones disparaissent et subissent des sévices. Ainsi, je suis heureuse de voir qu'on fait beaucoup de chemin au chapitre du signalement et que nos enfants sont trouvés beaucoup plus rapidement.

M. Dinsdale : À la récente vigile des Sœurs par l'esprit qui a eu lieu sur la Colline il y a quelques semaines, les membres de la famille de deux jeunes filles de Kitigan Zibi portées disparues ont été très clairs : la police leur a dit de rappeler dans 72 heures pour qu'elle lance un avis de disparition. Peut-être que les choses fonctionnent bien à certains endroits au Manitoba, mais je ne crois pas que ce soit le cas – certainement pas pour ces deux jeunes filles à Maniwaki ou à Kitigan Zibi, et certainement pas à l'échelle du pays.

Le sénateur Dallaire : Pouvez-vous maintenant confirmer que, lorsqu'on parle des Autochtones des régions urbaines, les responsables de programmes sociaux provinciaux n'offrent pas les mêmes services aux Autochtones qu'aux autres Canadiens à cause de ce contexte fédéral-provincial?

M. Dinsdale : Je crois qu'il est assez clair que c'est le cas. Prenez l'éducation, le logement ou n'importe quel enjeu stratégique où les autorités provinciales sont réticentes à participer de façon utile. Il y a toujours certains aspects relevant de leur compétence où elles interviennent, mais je parle de vraiment prendre les choses en main. De même, le gouvernement fédéral refuse de véritablement prendre la situation en main, de crainte de reconnaître sa compétence à cet égard.

Une grande source d'espoir et d'attentes à l'égard du processus menant à l'Accord de Kelowna — au cours duquel des représentants des gouvernements provinciaux, territoriaux et fédéral étaient rassemblés — tenait à la possibilité de discuter franchement et de déterminer qui est responsable de quel service. Avant l'Accord de Kelowna, la dernière rencontre des premiers ministres portant non pas sur la constitution, mais sur des questions autochtones visait à déterminer si le gouvernement fédéral finançait les services de soins de santé des Indiens inscrits. On a réglé la question dans les années 1960 en l'intégrant au dossier des grandes questions stratégiques à définir. Nous croyons que c'est une énorme lacune de la fédération qui empêche la mise sur pied de programmes valables qui contribueraient à régler les problèmes dont on parle.

Le sénateur Dallaire : J'ai une dernière question, si vous permettez. Mme Cumby — étant donné que vous avez connaissance d'autres femmes ou filles qui sont empêtrées dans le commerce du sexe —, est-ce qu'on vous menaçait à l'aide d'une arme pour vous garder — vous « asservir », comme vous le dites — dans des situations d'exploitation sexuelle? Votre vie a-t-elle été menacée? A-t-on utilisé des armes à cette fin?

Mme Cumby : Pas d'armes dans le sens d'une arme à feu ou d'un couteau, mais on a utilisé des poings, oui. Dans mon cas, j'étais toujours isolée et on m'éloignait de ma famille en m'amenant dans une autre province, ce qui vous amène à dépendre totalement de la personne qui vous a emmené là. Ainsi, on écoute, parce qu'on veut avoir un toit, on veut manger et on veut avoir des vêtements. C'est la seule personne qu'on connaît.

Je suis venue à Vancouver d'Edmonton. C'est une grande, grande ville, et je me sentais redevable à la personne de m'avoir emmenée là. Il y avait beaucoup de violence physique, mais pas avec des armes, tout simplement de la violence physique.

Le sénateur Jaffer : Je tiens à vous remercier tous les trois. J'ai beaucoup appris de vos exposés.

J'aimerais vous poser une question, madame Cumby. Premièrement, il est manifeste que vous avez tous les trois ce dossier à cœur, mais il faut avoir beaucoup de cran pour raconter son histoire en public. Merci beaucoup. Nous pouvons donner une dimension humaine au travail que nous faisons. Nous nous souviendrons de ce que vous avez dit. Je vous en suis reconnaissante.

Vous avez conclu en disant qu'il fallait faire quelque chose, et je vous demanderais presque une liste. Quelles sont les recommandations exactes que nous devrions présenter au gouvernement, et, selon vous, qu'est-ce qui vous aurait aidée à ne pas finir dans la rue?

Mme Cumby : Les criminels qui nous utilisent à leurs propres fins doivent assumer la responsabilité de leurs actes. Ils doivent être mis en accusation. Il faut qu'il y ait un moyen d'éviter que le jeune soit obligé de se présenter en cour pour témoigner, car je crois que 98 p. 100 d'entre eux ne viendront pas. L'expérience est déjà très intimidante pour un adulte, imaginez ce que c'est pour un enfant.

Mme Anderson : J'ai d'autres recommandations, si vous permettez. Il existe, certes, différentes tendances au chapitre de l'exploitation des enfants et des femmes, ainsi que des hommes. Toutefois, j'aimerais souligner certaines choses. En particulier, on délivre actuellement des permis d'exploitation d'entreprises de divertissement pour adultes, de salons de massage et ce genre de choses. Or, nous retirons des enfants âgés de moins de 18 ans de ces établissements. Je crois sincèrement que, si une ville délivre un permis d'exploitation, elle doit assurer un certain contrôle et entreprendre des enquêtes privées sur les lieux, car elle verra bien que ce n'est pas seulement des femmes adultes qui travaillent dans cet environnement.

Une autre chose qui est très difficile pour nous tient au fait que, en notre qualité d'intervenants, nous connaissons les malfaiteurs. Nous ne passons pas à l'action ou ne signalons pas un véhicule après ne l'avoir vu qu'une seule fois. Nous menons, dans une certaine mesure, notre propre enquête pour connaître la marque du véhicule et la description de l'homme. Les enfants dont nous nous occupons sont même prêts à nous accompagner et à identifier les clients et les criminels et à indiquer où sont les fumeries de crack; ils nous donnent ces renseignements parce qu'ils s'attendent à ce que nous fassions quelque chose, parce que nous sommes des adultes et intervenants.

Nous ne pouvons pas tout régler en faisant des signalements ou en transmettant l'information à la direction des collectivités sécuritaires à Winnipeg, qui fera un contrôle de l'immeuble. Toutefois, les enfants nous donnent ces renseignements parce qu'ils veulent que ça arrête.

Comme l'a dit Mme Cumby, oui, certainement, ces enfants font l'objet de menaces. Leur vie est menacée. Je peux vous relater l'expérience d'une femme avec qui j'ai beaucoup travaillé lorsqu'on a mis sur pied la maison d'hébergement. Elle a été entraînée et recrutée dans le commerce du sexe à l'âge de 13 ans. À l'âge de 15 ans, elle a tenté de s'en sortir en se faisant prendre par la police à Toronto, croyant qu'on la renverrait dans sa famille. C'est exactement ce qui est arrivé, mais, sept jours après son retour, la maison de ses parents a été incendiée.

Les recruteurs utilisent certainement des stratégies pour que les enfants demeurent asservis et sont encore plus menaçants lorsqu'il y a possibilité de témoignage. J'ai entendu parler de toutes sortes de techniques de témoignage au moyen d'écrans et de matériel vidéo et ce genre de choses, mais c'est tout de même terrifiant pour un enfant qu'on a si bien menacé et dont le frère, la petite sœur ou les parents sont aussi menacés.

Une autre chose qui contribue largement au problème est l'activité médiatique. Après 22 heures — et parfois durant le jour —, des publicités provocantes sont diffusées à la télévision et invitent les hommes et les femmes à téléphoner pour causer. Ces publicités sont très sexualisées. Les hommes et les femmes qui regardent ne passeront pas à l'acte, de crainte que le numéro de téléphone figure sur leur relevé téléphonique. Le conjoint le verrait. En fait, ces publicités les attirent vers la rue, où ils peuvent s'en prendre aux enfants, qui sont visibles et qui n'ont aucune valeur à leurs yeux.

Voilà seulement deux ou trois choses. Encore une fois, il y a une forte tendance chez les jeunes à se déplacer d'un milieu rural à un milieu urbain, et cela s'explique, dans un grand nombre de nos collectivités des Premières nations, par le fait qu'on n'y offre qu'une neuvième année. En neuvième année, on est âgé de 14 ou 15 ans. Si on veut poursuivre ses études, il faut déménager en ville ou à proximité de la ville.

Ces enfants sont éblouis par Winnipeg, Portage Place et les centres commerciaux. Ils voient des vêtements griffés. Ils sont très vulnérables lorsqu'ils arrivent à Winnipeg, et les recruteurs et les agresseurs savent comment reconnaître un enfant qui arrive à Winnipeg tout droit d'une réserve. Il faut absolument se pencher sur ce problème.

Le sénateur Jaffer : J'ai une question pour vous, monsieur Dinsdale. Je suis très intéressée par l'étude manitobaine dont vous avez parlé. Peut-être que nos attachés de recherche ont cette étude, mais je n'en suis pas certaine. Nous vous serions reconnaissants de nous en donner un exemplaire pour que nous puissions voir ce qu'elle révèle.

Vous nous avez demandé de recommander la tenue d'une étude nationale, et je ne vous demande pas de formuler la recommandation, mais, en gros, sur quoi portait l'étude et quelles en étaient les conclusions?

M. Dinsdale : L'étude a été menée à l'échelle régionale au Manitoba. Elle portait sur plusieurs autres études faites par le passé. Il s'agit d'un examen de la documentation autant que d'une étude sur le terrain. Elle visait à brosser un tableau de la situation, car nous avons l'impression que toutes ces données nous sont disponibles, que nous connaissons le problème et qu'il est temps de passer à l'action.

Je crois que l'étude a fait ressortir beaucoup de données probantes révélant que notre peuple est surreprésenté dans ces différentes catégories. Ce qui nous pose problème, c'est que ces études ne sont pas faites par nos collectivités, dans nos collectivités. Par conséquent, l'incidence du phénomène est minimisée.

Nous avons avancé qu'il était nécessaire de mieux prendre la situation en main au sein des collectivités. Il y a une diversité de moyens d'y parvenir. Ce n'est pas seulement à nous d'agir. Un certain nombre de joueurs doivent être présents, et le travail doit avoir une portée générale.

De plus, il y a cette idée selon laquelle on utilise Internet pour leurrer des enfants. Nos collectivités doivent être conscientes de ce phénomène. Selon moi, il ne s'agit pas du plus gros problème. Nous faisons des pressions à cet égard auprès de nos fournisseurs de services pour ce qui est de l'accès à l'échelle du pays, surtout dans les régions rurales. Ce n'est pas aussi répandu qu'ailleurs.

Le sénateur Jaffer : Excusez-moi, qu'est-ce qui n'est pas répandu?

M. Dinsdale : La cyberprédation. Nous croyons que le principal facteur est la pauvreté, comme l'ont mentionné des témoins avant moi. Les stratégies prises à cet égard dans nos collectivités se rattachent davantage à cela qu'ailleurs. La plupart du temps, c'est anecdotique. Le pays doit faire un meilleur travail pour récupérer les malfaiteurs systématiquement. Le rapport dont j'ai parlé est facilement accessible par Internet. Nous en avons une copie électronique et nous serions heureux de la transmettre au greffier.

Le sénateur Jaffer : Veuillez le faire si elle est disponible.

Je viens de la Colombie-Britannique, où se tiendront les Jeux olympiques. La principale préoccupation, au début, tenait à la possibilité d'une traite de femmes et d'enfants dans notre pays. Je crois que notre gouvernement a fait du bon travail pour éviter que cela ne se produise. Il a mis sur pied des ressources pour venir en aide aux femmes et aux enfants victimes de la traite.

Je crois que nous négligeons les femmes et les enfants. Lorsqu'on marche dans les rues de ma ville — Vancouver —, on voit de plus en plus d'enfants venant des réserves. J'ignore s'ils sont victimes d'une traite liée aux Jeux olympiques. Je n'ai aucune façon de le savoir. Avez-vous connaissance de l'arrivée à Vancouver d'enfants aux fins de la traite?

Mme Anderson : À l'heure actuelle, je sais que des enfants sont portés disparus. Certes, nombre d'enfants dans notre province sont disparus. Nous ignorons où ils sont. Peut-être qu'ils ont aussi été victimes de cela.

Je suis assurément préoccupée. Je sais qu'on a mené une étude il y a quelques années. Je ne me rappelle pas du titre du document. J'ai fait des travaux de recherche l'année dernière. On cherche à empêcher la traite, mais je crains pour les enfants qui seront entraînés dans le monde clandestin.

Nos enfants sont conscients de la tenue des Jeux olympiques et savent qu'il y a une possibilité de gagner de l'argent rapidement. Je crois que les femmes adultes connaissent encore mieux la situation.

M. Dinsdale : Les grandes villes sont le point de mire, mais le problème n'est pas seulement là. Il y a deux ans, j'ai travaillé avec le centre d'amitié à Prince George sur un dossier touchant la Commission des plaintes du public contre la GRC. Notre centre d'amitié était un lieu de réception dans le cadre de ce travail. On a attiré l'attention du vice- président de la Commission et du commandant du détachement de la GRC sur le nombre de jeunes femmes autochtones qui travaillaient dans la rue à 15 heures à l'extérieur de mon hôtel. Nous restions dans un hôtel du centre- ville. C'était remarquable. De grosses camionnettes blanches de l'industrie forestière s'arrêtaient, des femmes montaient à bord, et le véhicule repartait. Le manège se poursuivait ainsi toute la nuit.

Ce n'est pas seulement dans les grandes villes; le phénomène peut se produire dès qu'on est près d'une collectivité. La pauvreté est la privation de droits dont nous parlions. Le phénomène sévit partout au pays. On y accorde beaucoup d'attention parce qu'il est si répandu, mais il frappe partout au pays, et il faut se pencher davantage sur cet enjeu.

Le sénateur Jaffer : J'ai du mal à trouver une façon de donner des ressources à un enfant introduit à Vancouver ou de l'en sortir. Le gouvernement a l'alternative suivante : lorsqu'un enfant arrive, il peut soit, malheureusement, être victimisé, soit faire l'objet de mesures pour l'aider à s'en sortir. Que devrait-on mettre en place pour que l'enfant soit — à défaut d'un meilleur mot — sauvé ou pour trouver une façon de lui éviter d'être exploité? Peut-être que la solution consiste à le renvoyer dans sa famille, mais cela n'est pas toujours possible.

Mme Anderson : Nous nous sommes heurtés au problème de la compétence entre les provinces lorsque nous avons ouvert notre maison d'hébergement en 2003. Il arrive parfois que la sécurité d'un enfant soit extrêmement compromise. On devrait pouvoir accéder aux ressources des autres provinces. Nous nous sommes butés à des obstacles à ce chapitre en 2003-2004, lorsqu'un enfant devait sortir de la province pour être en sécurité.

Certes, il y a une pénurie de ressources. Le Manitoba compte actuellement 55 places dans un établissement de prévention spécialisé. Ces places sont réservées aux enfants qui risquent d'être exploités ainsi qu'aux enfants activement impliqués dans commerce du sexe. Nous avons ouvert une maison d'hébergement de six places en 2003 pour les enfants impliqués dans le commerce du sexe. Il s'agissait du premier établissement du genre. En sept ans, nous avons pu aider environ 43 ou 44 jeunes. Toutefois, nous avons reçu plus de 130 dossiers d'enfants. Il s'agissait souvent d'enfants qui nous sollicitaient directement et qu'il nous était impossible d'aider.

On a besoin de ressources spécialisées ayant les connaissances nécessaires pour établir un modèle traditionnel fondé sur des valeurs et assorti d'un volet culturel. Nous avons aussi besoin de femmes au vécu pertinent pour travailler avec ces enfants, que leur expérience se rattache à la vie dans la rue, à la violence ou à la toxicomanie. Ces facteurs sont extrêmement importants lorsqu'on travaille avec une telle population d'enfants.

M. Dinsdale : Il n'existe de panacée ni de formule magique nulle part. Si l'enfant est âgé de plus de 16 ans et qu'il échappe à l'autorité des services de protection de l'enfance, vous devez vous résoudre à attendre qu'il demande à accéder à votre programme. Vous devez vous assurer qu'il y a des organismes suffisamment financés pour offrir des services d'approche afin de veiller à ce que les jeunes soient en sécurité et à ce qu'ils aient une porte de sortie. Il faut s'attaquer aux déficiences plus générales des collectivités.

Le sénateur Brazeau : Je poserai ma première question à Mme Anderson et à Mme Cumby. Je tiens à féliciter Mme Cumby du courage et de la force dont elle a fait preuve pour surmonter les difficultés et faire ce qu'elle fait. Son travail est important pour les Autochtones.

J'ignore si vous connaissez le projet de loi qui a été adopté par la Chambre des communes, le projet de loi C-268, qui porte sur la traite de personnes. Vous avez parlé des contrevenants et du fait que le système était souvent indulgent à leur égard. Quant à la traite de personnes, le projet contribue grandement, à mon avis, à la protection des femmes et des enfants contre ce genre d'exploitation. Il prévoit des peines minimales de cinq ans pour les personnes déclarées coupables de traite de personnes, plutôt que de laisser au juge la discrétion à cet égard. Les tribunaux infligent aux personnes reconnues coupables de ce délit des peines allant de six mois à deux ans. Le projet de loi imposerait la peine minimale serait de cinq ans à titre de mesure de répression de la criminalité.

Mon collègue a fait valoir que le fait d'imposer des peines minimales va peut-être trop loin. Une juge québécoise réputée, Andrée Ruffo, a déclaré que le projet de loi contribuera grandement à la répression du crime et lancera un message clair aux criminels en les dissuadant de se lancer ce genre d'activité.

Si vous connaissez ce projet de loi, j'aimerais bien que vous me fassiez part de votre point de vue.

Mme Anderson : Je vais être parfaitement honnête. Je ne connais pas très bien le projet de loi; je n'en ai entendu que des bribes. Je travaille sur le terrain. Je suis constamment en mode de gestion de crise et je travaille avec nos enfants. Une collègue, Jane Runner, fera un exposé plus tard. Elle sera peut-être en mesure de vous donner une rétroaction.

Y a-t-il une différence entre la traite de personnes et les clients et malfaiteurs qui exploitent nos enfants dans la rue? C'est souvent un sujet de débat dans le cadre de nos rencontres à Winnipeg. À mes yeux, il n'y a aucune différence entre la traite d'une province à l'autre ou d'une ville à une autre. Ces enfants sont victimes de la traite dans nos rues, d'un quartier à l'autre. On ne saurait faire de distinctions à ce chapitre.

Le sénateur Brazeau : Si vous avez le temps, je vous invite certainement à examiner le projet de loi. La personne qui a parrainé ce projet de loi particulier est une députée conservatrice du Manitoba, Joy Smith.

Monsieur Dinsdale, je ne crois pas avoir besoin de prêcher un converti en ce qui concerne les difficultés liées à la défense des besoins et des espoirs des Autochtones qui ne vivent pas dans une réserve. Certes, je comprends certains des défis et des obstacles se rattachant à l'obtention d'un financement du gouvernement fédéral pour réaliser certains projets précis dans le domaine de la recherche. Toutefois, pour ce qui est du projet d'étude nationale de l'Association nationale des centres d'amitié, pouvez-vous me dire si on a fait des démarches à l'échelle provinciale pour essayer d'obtenir les ressources à cette fin?

M. Dinsdale : Je crois que le Manitoba est le meilleur exemple. Au départ, c'était en 2006, et nous avons mis environ un an, alors c'était vers juillet 2007 que nous avons fini par constituer un groupe de travail national. Nous étions alors à l'étape de définir les paramètres du travail que nous aimerions accomplir.

Essentiellement, il s'agissait de s'assurer que l'échantillon représentatif à l'échelle du pays était assez grand pour qu'on puisse formuler des conclusions défendables sur le plan méthodologique en interviewant des jeunes dans nos organismes pour jeunes et partout au pays pour déterminer si l'exploitation sexuelle des enfants survient entre des pairs, à qui s'adressent les victimes dans de tels cas et quelles sont les mesures de soutien dont elles ont besoin. Voilà le genre de questions dont nous ignorons les réponses. Ce travail était accompli à l'échelon national, et certains organes régionaux, comme le Manitoba, ont joué un rôle de premier plan à ce chapitre. Je n'ai pas de résultats concernant la façon dont les choses se sont déroulées depuis ce moment-là, non.

Le sénateur Brazeau : À quel point collaborez-vous avec les fournisseurs de services au chapitre de l'exploitation sexuelle? Entretenez-vous une relation de collaboration avec les personnes qui travaillent sur le terrain?

M. Dinsdale : Cela dépend. Certains de nos centres d'amitié, surtout celui de la Colombie-Britannique, sont des chefs de file sur le terrain, en raison, entre autres, du transfert de responsabilités touchant le régime de protection de l'enfance en vigueur dans la province. Ailleurs, il y a une multitude de fournisseurs de services, en fonction de la taille de la collectivité. Comme vous le savez, il y a beaucoup de fournisseurs de services à Winnipeg, alors qu'à Thompson, au Manitoba, il y en a moins; donc, si quelque chose arrive, ce sera grâce à ce centre d'amitié.

Il y a eu une certaine collaboration, mais trop peu. Nous n'aimons pas parler de ces choses dans les collectivités autochtones. On n'est pas censé poser de questions à ce sujet, et on n'est pas censé en parler. Nous tentons de nous remettre de ces problèmes, mais cela a mené au silence généralisé, ce qui est tragique. Par conséquent, une grande partie de ce travail a été artificiellement compromise.

Le sénateur Brazeau : Je m'enquiers au sujet de la collaboration, car j'ai constaté qu'un projet de recherche réussit lorsqu'un regroupement d'intervenants intéressés collabore pour le mettre sur pied. Si je me fie aux réussites à l'échelle du pays, je crois que, lorsqu'on rassemble le gouvernement fédéral, les gouvernements provinciaux et les organismes de prestation de services — les organismes de prestation de services autochtones, en l'occurrence — afin de collaborer pour atteindre un résultat, ont fini habituellement par réussir.

Vous savez aussi bien que moi que, si l'Association nationale des centres d'amitié obtient du financement pour mener une étude sur un sujet donné, il y aura toute une avalanche de demandes d'autres organismes qui font un travail semblable. La réalité, c'est qu'il n'y a tout simplement pas assez d'argent pour tout le monde. Toutefois — je ne fais que vous donner un conseil, finalement —, si un véritable regroupement de personnes intéressées pouvait se constituer et présenter un tel projet de recherche, il serait difficile pour tout ordre de gouvernement de le rejeter.

M. Dinsdale : Si le gouvernement ou n'importe quel autre gouvernement est intéressé à financer cette recherche, nous collaborerons avec tout le monde pour nous assurer que les choses se fassent. Ce qui compte, c'est que le travail se fasse, pas nécessairement que ce soit nous qui le fassions.

Le sénateur Mitchell : Je tiens à remercier tout le monde du fond du cœur. Comme tout le monde ici, je vous suis très reconnaissant.

J'aimerais commencer par poser une question à Mme Cumby. De toute évidence, la prévention devrait être la priorité, mais il y a tant de personnes concernées — des jeunes qui ne peuvent pas s'en sortir, et d'autres encore. Je serais curieux de savoir comment vous vous en êtes sortie. Qu'est-ce qui vous a permis d'y arriver, comment avez-vous trouvé le courage et la force de le faire? Qu'est-ce qui a changé?

Mme Cumby : Je suis tombée enceinte de ma fille, qui est maintenant âgée de 12 ans. Je voulais simplement une meilleure vie pour elle. J'étais terrifiée à l'idée qu'elle soit un jour impliquée dans des activités de ce genre. Lorsque ma fille était âgée d'un an et demi et que l'un de mes clients réguliers m'a demandé combien c'était pour elle, ça m'a vraiment ouvert les yeux.

Même si c'était une chose horrible et négative, j'en ai retiré du positif, car cela m'a ouvert les yeux : j'ai compris que si je continuais à faire ce que je faisais, peu importe les mesures que je prendrais et les efforts que je déploierais pour protéger ma fille, elle finirait par tomber dans ce style de vie d'une façon ou d'une autre. Nous voulons toujours que la situation de nos enfants soit meilleure que la nôtre à leur âge. Je tire ma force de ma fille chaque jour. Elle est la meilleure chose qui me soit arrivée.

En outre, des ressources parfaitement adaptées à mes besoins m'ont aidée à m'en sortir. De fait, Jane Runner — de l'organisme New Directions, à Winnipeg, au Manitoba — est l'une des femmes qui m'ont beaucoup aidée à faire ma transition durant les premières années.

Une femme et un enfant doivent tenter de s'en sortir au moins dix fois avant de réussir. Nous avons toujours nos petites rechutes; nous pensons à un tas de choses, et ces pensées sont déjà entremêlées de beaucoup d'idées négatives, et, à mesure que les choses s'accumulent, nous sombrons dans le gouffre et recommençons à consommer de la drogue, à boire ou à nous autodétruire d'une façon ou d'une autre.

Les gens ont besoin d'un programme de plus d'un an, car une année ne suffit pas. Une année, c'est juste assez pour commencer à gratter sous toute cette saleté et se redécouvrir. On nous a inculqué que nous ne sommes que des travailleurs du sexe, alors que nous sommes tellement plus.

Le sénateur Mitchell : Merci. Je crois que la question de la recherche a bien été explorée, mais, monsieur Disdale, j'aimerais que vous apportiez une précision. Vous avez dit que la majeure partie des travaux de recherche avait été accomplie par des chercheurs à qui les jeunes Autochtones refusent de parler. Dites-vous qu'il faudrait que les chercheurs soient autochtones ou qu'on adopte une approche différente? Quelle serait votre recommandation? Comment vous y prendriez-vous?

M. Dinsdale : Nous recommandons de travailler directement avec les collectivités, de parler à des organismes comme les leurs et à nos centres locaux pour déterminer si la question est pertinente dans une collectivité donnée. Elles sont plus actives que bien de nos centres. Comment vous en êtes-vous sortis? À qui pouvez-vous parler lorsqu'il y a des problèmes? Voilà le genre de questions pour lesquelles une personne qui vient de l'extérieur de notre collectivité n'obtiendra jamais de réponse. On ne peut parachuter dans une collectivité une cohorte de chercheurs qui viendra parler aux gens et pliera bagage pour se rendre dans le prochain village le lendemain et s'attendre à ce que les gens soient ouverts et disposés à communiquer et à travailler à long terme. Il faut bâtir cette confiance pour travailler avec eux.

Selon l'étude manitobaine, ce genre de chose ne se produit pas, et c'est là le problème. Si vous voulez savoir tout ce qui se produit dans ces collectivités, il faut laisser les organismes qui sont là chaque jour prendre les rênes, collaborer avec eux pour obtenir les ressources qui vous permettront d'être là pour ces dix interventions, comme l'a expliqué Mme Cumby. Si les gens viennent et repartent, qui sera là pour ces dix interventions, jusqu'à ce que la femme et sa famille se soient sorties de cette situation?

C'est ce genre d'investissement systématique à long terme qui portera des fruits au bout du compte.

Le phénomène existe aussi à Ottawa. Il y a deux semaines, un article paru dans l'Ottawa Sun révélait qu'un organisme pour femmes à Vanier avait établi un partenariat avec le Minwaashin Lodge. Les gens de la ville sollicitaient des services sexuels auprès des employées autochtones se rendant à Vanier pour travailler. Les jeunes femmes non autochtones qui travaillaient là-bas ne se faisaient jamais accoster ainsi. C'est un préjugé très répandu dans notre société : les gens croient que nos jeunes femmes sont là pour être exploitées. On n'a pas besoin d'aller très loin pour constater cette réalité sur le terrain. Il faut travailler avec les membres de ces collectivités pour aller au fond des choses.

Le sénateur Mitchell : Lorsque vous parlez de recherche, il semble que l'accent soit mis — à tout le moins, dans la présente discussion — sur la mesure de l'ampleur du problème et sur l'inventaire qui permettra de déterminer sa gravité. Je n'ai aucune raison de remettre en question votre affirmation selon laquelle les choses sont probablement pires que ne le laissent croire les données. Vous pouvez vous prononcer sur ce sujet aussi.

En contrepartie, il y a la question des programmes — il y en a, mais certainement pas assez. Quels genres d'études a- t-on menées sur les programmes en place pour déterminer lesquels fonctionnent et dégager des pratiques exemplaires et ce genre de choses et pour tirer des conclusions selon lesquelles, par exemple, dix tentatives sont nécessaires pour s'en sortir et, par conséquent, une année ne suffit pas?

M. Dinsdale : Ce sujet est abordé, dans une certaine mesure, dans le rapport Sacred Lives qui a été déposé ici plus tôt. Je ne prétends pas être un expert en la matière. C'est exactement le genre de choses que nous voulons comprendre. Dans certains cas, la pertinence des mesures ne sera pas évidente : je ne crois pas qu'on établira seulement des programmes qui visent les jeunes de la rue; je crois qu'il pourrait aussi y avoir des programmes de loisir, des programmes culturels et d'autres initiatives considérées comme nécessaires, mais je vais m'en remettre aux experts pour ce qui est de déterminer ce qui fonctionne bien dans leurs collectivités respectives.

Mme Anderson : J'aurais quelque chose à ajouter, brièvement. Pour revenir à l'exposé que j'ai présenté plus tôt, les enfants que nous voyons — et je parle des enfants qui sont sous la tutelle des services à l'enfance et à la famille — font l'objet de différents modes de placement, qu'il s'agisse de foyers d'accueil, de foyers de groupe et d'établissements liés au système judiciaire. Il faut absolument se pencher sur cet aspect. Nombre d'enfants sont placés dans des foyers ou confiés à des programmes où ils ne sont ni compris ni respectés. Dès qu'ils contreviennent à une règle, on les laisse tomber. Cela a assurément une incidence lorsqu'il s'agit de stabiliser les enfants et de les convaincre qu'il existe réellement des programmes destinés à les aider.

J'ai un bref commentaire à faire sur la question de la recherche. Si des chercheurs viennent dans nos collectivités, des ressources doivent être prévues pour le suivi. On arrive et on ravive des douleurs enfouies depuis longtemps, et il faudra un gros travail de guérison après coup. Je voulais apporter ce commentaire.

Le sénateur Mitchell : En ce qui concerne ma dernière question — M. Dinsdale en a parlé —, vous cherchez un partenaire, n'importe quel partenaire, à l'échelon fédéral, qui pourrait vous aider et contribuer au programme.

Soit dit en passant, le génie de l'Accord de Kelowna tenait entre autres au fait que toutes les provinces et tous les territoires ont participé aux négociations et qu'il a permis d'établir un régime dans lequel le gouvernement fédéral injecterait un financement pour appuyer la prestation de services par les provinces plutôt que de faire double emploi. Il y a peut-être quelque chose d'intéressant dans ce modèle. Cela poserait un problème énorme.

Je me demande, vous avez dit n'importe quel partenaire fédéral, mais, si vous pouviez choisir, lequel prendriez-vous, à la lumière de ce que vous savez?

M. Dinsdale : Si je pouvais choisir, je ne crois pas que le ministère que je sélectionnerais existe encore. C'est peut-être un esprit colonialiste qui est reflété par ce programme des Affaires indiennes et du Nord qui régit la Loi sur les Indiens, laquelle semble principalement s'attacher à limiter le financement à affecter à l'éducation, aux soins de santé et aux revendications territoriales chaque année. Il serait plus progressiste d'établir un ministère des Affaires autochtones qui se pencherait systématiquement sur ces dossiers et serait en mesure de nouer des relations plus complètes avec les provinces et, dans certains cas, avec les municipalités pour offrir et financer des services destinés aux personnes concernées, là où elles vivent.

Si je dirigeais un organisme central qui décide quels programmes devraient être mis sur pied, je crois que c'est là que je commencerais. Au bout du compte, il faudra une volonté politique énorme. Le génie de l'Accord de Kelowna tenait au fait qu'une multitude de partenaires négociaient. Le problème, c'est que seulement un partenaire finançait ces programmes. Lorsque toutes les administrations versent leur contribution dans la cagnotte, tout à coup, elles se préoccupent beaucoup plus des résultats. Nous les invitons aussi à examiner l'Accord de Kelowna.

La présidente : Notre temps est écoulé, mais je voulais revenir à une question. Évidemment, nous avons parlé des services de prévention, et le changement doit être de nature systémique et ne pas toucher seulement les difficultés de la rue; c'est la société et certaines des conditions de vie qui doivent changer.

La question a été une source de difficultés lorsque je travaillais au tribunal. Comment atteignons-nous les criminels? Lorsque nous voulions les identifier, lorsque nous voulions les atteindre, nous avons habituellement dû recourir au processus pénal. Les éléments de preuve doivent venir du témoin, de l'enfant. Nous avons remué ciel et terre pour trouver la solution parfaite qui éviterait de victimiser encore davantage l'enfant. Le problème, c'est que nous avons trouvé comme seules solutions les procédés de témoignages au moyen d'écrans, les organismes de protection de l'enfance ou le déménagement des familles. Je me souviens d'avoir fait déménager une famille dans une autre région et d'avoir tenté de mettre en place des services de soutien à cause de la victimisation et des menaces perpétrées.

Comment atteignons-nous le malfaiteur sans recourir au système de justice? Dans le cadre du système de justice, en application de la Charte des droits et libertés, nous ne pouvons pas arrêter quelqu'un en nous fondant sur des ouï-dire; il faut se fonder sur des éléments de preuve, et ceux-ci peuvent uniquement provenir de l'enfant. Comment sortons- nous de cette impasse? Vous avez souligné à quel point c'était difficile.

Mme Anderson : J'espérais que vous ayez la réponse à cette question.

La présidente : Je n'ai pas pu trouver de réponse.

Mme Anderson : C'est effectivement une difficulté et un obstacle. Je reviens au bien-fondé de la façon dont les ressources et les programmes sont offerts aux enfants; nous avons connu du succès grâce aux relations que nous avons nouées avec les enfants et parce que nous ne travaillons pas indépendamment des ressources. Nous invitons les policiers chez nous; nous entretenons des relations avec les systèmes externes. Il s'agit d'établir un climat de confiance entre les enfants, la police et le système judiciaire.

Il ne fait aucun doute que nous avons réussi à encourager des enfants ou à aider à orienter ce processus, mais c'est certainement une situation difficile pour les enfants, selon la personne qui les recrute et la façon dont on les menace et on les contraint. Il ne fait aucun doute que c'est difficile, mais, en tant qu'intervenants, nous savons qui sont ces malfaiteurs.

Comme l'a mentionné Mme Cumby, les clients et les proxénètes qui l'exploitaient il y a 15 ans sont toujours là. En soi, cela démontre que quelque chose ne fonctionne pas. Ils sont toujours en liberté, et ils s'en prennent à nos enfants. Les enfants dans nos rues ont l'air plus jeune, car cela reflète la demande. Il n'y a pas tant de femmes adultes dont la présence dans nos rues est manifeste; ce sont surtout des enfants.

Lorsque je suis venue ici, on m'a demandé : « Qu'espérez-vous obtenir de ce processus? » J'aimerais bien pouvoir arriver ici avec une baguette magique et obtenir des résultats merveilleux, mais il y a tous les autres paramètres qui se rattachent à la question. Au bout du compte, ce sont ces enfants qui comptent. J'ai vécu un été abominable, car j'ai dû enterrer deux enfants qui avaient su gagner mon cœur au cours des quatre dernières années. Il est terrible de savoir — à titre d'intervenant – qu'il faut faire quelque chose.

La présidente : Nous parlons des clients et de tout cela. Vous n'en avez pas parlé, mais des cas présentés ainsi que d'autres témoignages nous l'ont révélé : il y a des activités de gang. Il ne s'agit plus seulement d'un client particulier; il s'agit maintenant d'un réseau criminel qui s'adonne aussi au commerce de la drogue. Vous n'avez pas mis ce fait en lumière. Est-ce parce que c'est toujours le client dans la rue, le particulier? Ou s'agit-il plutôt d'une forme plus organisée ou plus mortelle d'activités liées à la drogue et aux gangs?

Mme Anderson : Il ne fait aucun doute que certains enfants sont sous le contrôle d'un proxénète. Bien souvent, une dépendance se crée chez l'enfant, et sa drogue préférée devient son proxénète, ou son vendeur devient son proxénète.

On peut certainement dire que les gangs sont présents et qu'ils prennent le contrôle, ou on peut dire que ce sont les pairs, car nous voyons aussi beaucoup de jeunes filles jouer les proxénètes de leurs amies et ce genre de choses. Les clients se promènent là, à la vue de tous. C'est évident. Les choses sont certainement organisées par différents groupes.

Je vais rapidement parler des personnes qui arrivent à Winnipeg et se font exploiter ou exploitent d'autres personnes. Il faut faire quelque chose pour préparer les nouveaux arrivants afin de les empêcher de se faire maltraiter.

La présidente : Merci. Notre temps est écoulé. Merci des témoignages que vous avez livrés aujourd'hui et du travail que vous faites au quotidien et que j'estime important.

Comme vous l'avez dit, il n'existe pas de panacée. Il faut tâcher de trouver des solutions qui améliorent la situation actuelle. Si vous trouvez quelque chose — ce ne sera pas la solution miracle, je comprends — nous aimerions beaucoup l'entendre. Écoutez nos audiences, contribuez-y. Vous avez nos coordonnées. Merci d'être venus aujourd'hui.

Chers sénateurs, nous sommes ici pour examiner la question de l'exploitation sexuelle des enfants au Canada, en particulier dans le but de comprendre l'ampleur et la prévalence du problème de l'exploitation sexuelle des enfants dans notre pays et dans les collectivités particulièrement touchées. Nous avons accueilli plusieurs témoins qui nous ont aidés à examiner la question. Nous avons abordé des questions de recherche, de besoins communautaires et de ressources.

Nous accueillons maintenant Mme Jane Runner, représentante de la Coalition nationale canadienne des femmes expérientielles et Kim Pate, directrice générale de l'Association canadienne des sociétés Elizabeth Fry. Ce n'est pas la première fois que vous témoignez devant le comité ou un comité sénatorial, alors nous vous souhaitons de nouveau la bienvenue. Vous savez comment nous procédons. Nous voulons entendre votre exposé et vos recommandations se rattachant à notre étude, puis nous passerons aux questions.

Jane Runner, Coalition nationale canadienne des femmes expérientielles : Je vous remercie infiniment de m'avoir invitée à revenir. J'ai été dans cette situation à de nombreuses reprises. Lorsque je réfléchissais à mon témoignage ici, j'ai commencé à éprouver de la frustration, car, il y a 25 ans, j'étais ici en train de parler de ce problème, et je disais probablement la même chose que je vais dire aujourd'hui. Pensons à la modification du Code criminel en 1985 et au fait que nous avons dû revenir sur ces modifications plusieurs années après et que, à ce moment-là, beaucoup de voix se sont élevées et beaucoup de recommandations ont été faites, mais rien ne s'est produit. J'ai aussi siégé à un groupe fédéral-provincial-territorial pendant un certain moment, il y a de nombreuses années, et j'ai formulé un grand nombre de recommandations, et rien ne s'est produit. Le Canada a effectué un examen législatif il y a un certain moment, en 2006, et beaucoup de recommandations ont découlé de cet exercice, mais rien ne s'est produit à l'échelle nationale.

Il est très frustrant pour moi d'être ici depuis si longtemps et de ne pas voir le genre d'action qui serait vraiment nécessaire. Nous ne comprenons pas à quel point il est urgent d'accorder la priorité à nos enfants, ici au Canada. J'entends dire que des milliards de dollars sont consacrés à la guerre et à bien d'autres choses. Je ne vois pas un financement de cet ordre affecté à nos enfants.

À mon avis, les gens ne sont pas vraiment conscients de l'ampleur de l'exploitation au Canada. C'est dans toutes les collectivités, sous des formes très différentes; mais elle est là. Elle est là depuis un bon moment, et les choses continueront ainsi, malheureusement, car nous n'accordons pas la priorité aux enfants de notre pays et ne prenons pas un engagement concerté à leur égard.

J'ai entendu beaucoup de recommandations ici aujourd'hui, et j'approuve certainement les propos de tout le monde. Nous devons nous attacher à la prévention. Nous devons informer le Canada du sort de nos enfants. Nous devons transmettre le message. Nous devons établir une stratégie, un plan d'action. Nous devons regarder la demande; nous devons regarder les délinquants qui exploitent impunément des enfants chaque jour et que nous ne pouvons pas mettre en accusation.

Nous devons regarder toutes nos collectivités — toutes nos collectivités urbaines et rurales, ainsi que tous les enfants dans nos réserves qui sont victimes d'exploitation et qui ne vont pas à l'école. J'ai vu un article dans le journal selon lequel des enfants devaient aller à l'école dans une tente. Il est vrai que nous avons beaucoup de problèmes. Encore une fois, nous n'accordons pas la priorité à nos enfants.

Beaucoup de travaux de recherche ont été menés sur la question et nous avons lu de nombreux documents. Je crois que la recherche est là. À mon avis, nous ne devons pas encore mener des tonnes de recherches; nous avons tout ça.

Nous avons parlé de la langue. Cet aspect a certainement changé au fil des années, et je suis vraiment heureuse que nous utilisions enfin le terme « violence envers les enfants ». Nous parlons d'exploitation. Nous devons cesser de dire que les délinquants sont des « clients » lorsqu'il est question d'enfants. Ce sont des violeurs d'enfants; ce sont des prédateurs; ce sont des délinquants. Nous devons changer notre terminologie.

À un moment donné, nous devons passer à l'action, je crois, au Canada, et enfin faire quelque chose, car nous n'avons rien fait jusqu'à maintenant.

Je constate que le gouvernement provincial, toutefois, en fait quand même beaucoup — du moins au Manitoba, la province où j'habite. Une stratégie provinciale a été établie pour enrayer le problème, et bon nombre d'initiatives en ont découlé. Des campagnes de sensibilisation du public comme « Stoppez la prostitution juvénile », voilà ce qui se passe au Manitoba.

Vous demandez quelles mesures nous pouvons prendre à l'égard des délinquants, parce que le Code criminel nous empêche d'agir. Les policiers sont très frustrés du fait qu'ils ne peuvent rien faire sous le régime actuel, car, bien sûr, les enfants doivent prendre l'initiative de porter des accusations. C'est tout simplement l'expérience la plus effrayante que devrait vivre une jeune personne.

Au Manitoba, nous nous penchons sur nos lois en matière de protection de l'enfance — et il y en a de semblables dans toutes les provinces — afin de nous en servir pour nous attaquer aux délinquants, car elles n'insistent pas tant sur la nécessité que l'enfant prenne l'initiative. En notre qualité d'adulte, nous pouvons assumer cette responsabilité et invoquer cette loi.

La loi en question comporte diverses dispositions prévoyant les cas où quelqu'un héberge un enfant ou nuit à un enfant qui a été placé. Les tribunaux de notre province se penchent maintenant sur des affaires où nous pouvons invoquer ces dispositions pour mettre les contrevenants en échec.

Je vais céder la parole à quelqu'un d'autre. Ce que je dis me semble très clair. J'espère n'avoir choqué personne, mais, depuis tout le temps que j'œuvre dans ce domaine-là, encore une fois, je dois dire que j'éprouve une grande frustration. Il est temps que nous nous attaquions à cette question avec un peu plus de sérieux au Canada.

Kim Pate, directrice générale, Association canadienne des sociétés Elizabeth Fry : Merci de l'invitation. Comme mon co-témoin ici a pu le dire plus ou moins, c'est toujours un privilège et un plaisir, mais aussi une responsabilité énorme de venir comparaître.

Je tiens d'abord à reconnaître le fait que nous nous trouvons en territoire algonquin. C'est que chaque fois que je réfléchis à cette question, je pense aux liens indissociables qu'il y a, et dont les témoins ont pu vous parler, avec certaines des questions entourant l'aptitude que nous semblons avoir à transformer en objet les enfants, en particulier, mais aussi les femmes — et surtout les plus marginalisés et les plus victimisés qui soient parmi les femmes et les enfants autochtones.

Je veux rendre hommage au travail accompli par certaines de nos sœurs, par exemple les représentantes de l'Association des femmes autochtones du Canada; le travail du sénateur Pearson — j'étais heureuse de la voir ici; le travail que vous avez accompli vous-même, madame la présidente; le travail que le sénateur Dallaire a pris en charge; et le travail que vous effectuez tous en rapport avec des questions touchant l'exploitation sexuelle des enfants, mais aussi le travail sur les questions touchant les femmes et les questions touchant les Autochtones auxquelles d'autres se sont consacrés. Je tiens à vous remercier de cela.

De même, nous nous attaquons à cette question depuis longtemps et, parfois, cela nous fatigue. Au point où j'en suis, je commence peut-être à me faire un peu vieille. Tout au moins, le dossier est encore sur la table des décideurs. Il y a tant de dossiers qui se retrouvent à la corbeille depuis quelque temps que nous sommes heureux de simplement remettre le dossier sur la table.

Nous voulons nous assurer de faire le lien avec le résultat final, soit les jeunes et les femmes et les hommes qui finissent par sombrer dans l'oubli, après avoir été marginalisés et victimisés, pour se retrouver dans une situation où ils sont peut-être même criminalisés essentiellement pour avoir essayé de composer avec leur exploitation sexuelle. Je songe au grand nombre de femmes et de filles auprès desquelles nous travaillons et qui se retrouvent devant la justice parce qu'elles ne comptent sur aucun appui. Pour elles, souvent, ce sont les services à l'enfance, puis la justice pour les jeunes, pour les adolescents, puis enfin les tribunaux pour adultes, pour toutes sortes de raisons : elles ont été victimes de violence, elles ont subi de mauvais traitements et, ensuite, elles essaient de composer avec la situation comme elles ont appris à le faire, ce qui peut vouloir dire s'anesthésier en consommant de la drogue ou de l'alcool. Elles peuvent se transformer en objet elles-mêmes comme d'autres ont pu les transformer en objet auparavant, que ce soit à la maison ou au sein de la collectivité, ou commencer à vendre leur corps pour obtenir hébergement, nourriture ou d'autres nécessités.

Il nous faut regarder le contexte global dans lequel cela s'inscrit, sans nous attacher uniquement aux cas de jeunes qui sont exploités et à l'aboutissement de leurs récits. Il faut aussi voir l'environnement, le milieu qui est propice à une sexualisation accrue des jeunes en particulier. En témoignant, une femme nous a parlé de quelqu'un qui l'a abordée à propos de sa fille; nous savons que cela se produit tout le temps. Combien de femmes est-ce que je connais qui vivent dans un secteur qu'elles préféreraient ne pas habiter, étant donné que c'est un secteur pauvre, un secteur où nous avons tendance à tasser les autres marginalisés, et c'est là qu'on s'attaque encore plus à eux.

Oui, ce sera plus vraisemblablement les jeunes qui sont racialisés, les jeunes pauvres ou ceux qui, pour toutes sortes de raisons, essaient de s'en tirer en vivant à moitié dans la rue, sans pouvoir compter sur un lieu sûr où se mettre à l'abri de cette exploitation. Ce que nous découvrons n'est pas étonnant compte tenu du moment où nous décidons d'intervenir, et je suis heureuse de savoir que l'équipe de conseils régionaux qui visite nos prisons partout au pays se trouve à s'être réunie au cours des derniers jours. La moitié des membres ont dû rentrer au bercail déjà. Avant, ils étaient là et faisaient bien voir la force du milieu bénévole. Tous, ils ajoutent cela au travail qu'ils font déjà. Ils font ce travail bénévolement; c'est donc très important. Ce sont eux qui voient les gens régulièrement. Je me rends dans chacune des prisons quelques fois par année avec les bénévoles. Tous les mois, régulièrement, ils visitent les femmes en prison qui présentent des antécédents de violence physique ou sexuelle, ou les deux, violence subie comme enfant et comme adulte. C'est 82 p. 100 d'entre elles. Si vous voulez parler des femmes autochtones, des femmes des Premières nations, des Métisses et des Inuites, la statistique s'élève à 91 p. 100. Ils ont affaire à l'impact des mauvais traitements non seulement sur ces femmes-là, mais aussi sur leurs enfants et sur les générations à venir.

Par conséquent, nous tenons beaucoup à ce que les responsables de l'affaire examinent le contexte entier dans lequel cela se déroule comme on l'a fait dans de nombreux rapports, comme Mme Runner a pu le mentionner. Nous voulons d'un contexte où nous cessons de jeter la pierre à la victime et cessons d'attribuer la responsabilité aux personnes qui n'ont pu se sortir du problème. Rares sont celles qui y arrivent, non pas parce qu'elles en sont incapables, mais plutôt parce que les occasions de le faire sont rares.

J'ai le privilège de connaître certaines femmes qui sont parvenues à s'en sortir. Vous les avez rencontrées aussi, mais d'autres femmes, beaucoup plus nombreuses, n'ont pas bénéficié des mêmes occasions, pour toutes sortes de raisons, et n'ont pu se tirer de la situation où elles se trouvent.

Il faut enterrer l'idée selon laquelle, à un certain âge, les personnes doivent porter le blâme pour la situation dans laquelle elles se trouvent, idée que ce sont elles qui sont responsables, d'une manière ou d'une autre, du fait d'être marginalisées, d'être racialisées, d'être criminalisées, d'être placées en établissement ou je ne sais quoi encore. Il faut veiller à ne plus admettre qu'il convient non seulement de calomnier les victimes dans ce contexte-là, mais encore de les attaquer lorsqu'elles se retrouvent devant un tribunal.

J'aimerais faire suite à la question que vous posiez au témoin précédent, sénateur Andreychuk : pour parler de criminalisation du comportement, de l'idée de criminaliser ce niveau de misogynie et de violence sexuelle, il faut parler des différentes normes de preuve et des différentes façons de défendre une cause, sans forcément que la victime individuelle soit obligée d'assister à l'affaire.

Je crois que nous pouvons examiner d'autres options, et certaines options ont justement été examinées ailleurs dans le monde. Nous pouvons examiner certains travaux qui ont été effectués ici. Nous pouvons cesser de dire qu'il est admissible qu'un enfant ou une femme puisse faire le récit de sa propre victimisation pour se voir discréditer par la suite. Les gens ont été nombreux à affirmer qu'il y a toutes sortes de fausses accusations qui existent. Je connais bon nombre de femmes qui ont retiré les accusations qu'elles portaient, ce qui fait que, ensuite, on a dit qu'elles avaient porté de fausses accusations ou qu'elles se rétractaient, mais je peux vous dire : la plupart d'entre elles demandent à la Couronne de retirer les accusations — clairement, c'est une décision qui appartient à la Couronne au bout du compte — en grande partie parce qu'elles voient ce qui arrive lorsqu'on persiste. L'attaque qui vient alors est la seule affaire où ce sont les témoins, les victimes, qui sont systématiquement décimés en raison de la preuve qu'ils essaient de présenter. Si on entre par effraction chez moi, il est peu probable que l'avocat de la défense s'attaque à moi en me demandant si, en fait, je n'aurais pas laissé ma porte ouverte, si j'ai décidé d'acheter un gros téléviseur, si j'ai mis la boîte dans la rue, si j'ai laissé mes fenêtres ouvertes, ou mes rideaux ouverts, de sorte que les gens pouvaient voir ce que j'ai chez moi, si j'ai acheté une voiture pour y parader et que tout le monde la voie. Vous voyez où je veux en venir. Nous avons permis que cela continue sans le contester.

Au moment d'examiner les affaires dont il est question ici, je crois aussi qu'il faut se demander pourquoi nous ne cherchons pas à approfondir la chose lorsque les gens sont victimes d'un acte criminel. Je vais évoquer un exemple, puis je vous inviterai à poser des questions, car, je crois que ce serait utile. Vous savez où vous voulez aller avec cet examen. Nous avons des propositions à formuler, évidemment, mais nous tenons vraiment à vous aider dans toute la mesure du possible.

J'ai vu récemment un ami à moi qui avait travaillé à l'enquête dans l'affaire de Mount Cashel. Nous nous demandions pourquoi personne ne semblait poser de questions sur ce qui est arrivé aux sœurs des garçons de Mount Cashel. Au moment de l'enquête, bon nombre des hommes ont dû être sortis de prison ou, sinon, ils présentaient déjà des antécédents de prédation sexuelle eux-mêmes. On s'attendait à ce qu'ils disent la vérité, du moins on le croyait. Je ferais valoir que cela tient en partie à des idées homophobes selon lesquelles les hommes n'inventeraient pas une histoire où ils sont victimes de violence sexuelle. Ça tient en partie à la manière dont nous traitons les jeunes femmes et les filles dès qu'elles atteignent un certain niveau, mais personne n'a semblé poser la question à toutes les jeunes femmes qui étaient les sœurs des garçons qui se sont retrouvés dans des situations semblables — et bon nombre d'entre elles ont fini par être victimes d'exploitation sexuelle dans d'autres relations. Bon nombre d'entre elles ont été criminalisées aussi, mais pas autant, fait intéressant, que leurs frères, mais nous ne connaissons pas le récit de ces femmes-là et nous ne semblons pas vouloir connaître le récit de ces femmes-là une fois qu'elles dépassent un certain âge.

J'applaudis au travail du groupe auquel Mme Runner appartient, au travail du sénateur Pearson et au travail que bon nombre d'entre vous avez effectué pour ne pas laisser ces histoires sombrer dans l'oubli et vous assurer que nous nous y attachons toujours. Tout de même, nous devons réfléchir aux présuppositions et aux attitudes discriminatoires sous-jacentes qui nous poussent à regarder seulement certains segments de la population et, de même, à regarder la question sans vraiment l'examiner.

Malgré moi, j'ai parlé d'une façon qui me paraît un peu abstraite. Les gens qui me connaissent savent que je raconte souvent l'histoire de personnes que je connais. Vous avez eu droit à certaines de ces histoires d'horreur; je n'ai pas besoin d'en rajouter. Tout de même, si vous voulez des histoires, je peux vous donner toutes sortes d'exemples de l'évolution de ce genre de situations.

Il y a des idées que nous pouvons examiner, et il y a des idées que vous avez déjà envisagées — collectivement et individuellement — pour approfondir le dossier et modifier les attitudes nourries à propos de ceux dont nous parlons. Si certaines de ces idées vous intéressent, qu'il s'agisse de la marche à suivre pour moins criminaliser les jeunes, de l'effet sur les générations, vous avez déjà entendu des gens défendre bon nombre de recommandations que nous appuierions certainement nous-mêmes, et cela vous intéresse certainement de participer à de futures discussions.

Encore une fois, merci beaucoup de nous accueillir.

La présidente : Merci, madame Pate, de m'avoir rappelé que vous êtes déjà venue témoigner. Nous avons toujours ce témoignage, que nous allons examiner. Ce n'est pas la seule et unique rencontre dans votre cas.

Avant de passer à une liste de questionneurs qui se fait de plus en plus longue, madame Runner, je voulais vous demander : vous avez laissé entendre que le système des services à l'enfance vaut mieux que le système de justice pénale et vous avez loué certaines des mesures provinciales adoptées à cet égard, alors que Mme Pate, si j'ai bien compris, affirme que nous pourrions probablement modifier le système de justice pénale par l'accent qui serait mis sur certains éléments, par certaines définitions aussi, par beaucoup de choses de l'intérieur.

J'ai œuvré dans les services à l'enfance pendant très, très longtemps, et j'ai constaté que la victimisation pouvait y être encore plus grande que c'est le cas devant les tribunaux. Cela nous mène tout droit au rapport publié récemment en Saskatchewan, où il est dit qu'il y a une pénurie de foyers nourriciers et que les possibilités de placements sont trop limitées. Une fois que les enfants sont piégés dans le système des services à l'enfance, il est très difficile pour eux d'en sortir, et bon nombre des problèmes qui sont créés dans notre système de justice pénale se retrouvent aussi dans le système des services à l'enfance.

Qu'est-ce qui fait que ça vous paraît maintenant être la voie à emprunter, si une bonne part de notre histoire démontre que le placement des enfants dans des foyers ne représente pas une solution universelle à leurs problèmes?

Mme Runner : Comme Mme Anderson l'a dit plus tôt, la plupart des enfants auxquels nous avons affaire se trouvent déjà dans le système des services à l'enfance. De ce fait, il s'agit de voir en quoi la loi nous permettrait autrement de faire échec aux contrevenants. Comme je l'ai déjà dit, le Code criminel ne fonctionne pas pour nous; nous devons donc trouver d'autres pistes de solution. Au Manitoba, de 70 à 90 p. 100 de nos enfants ont connu les services à l'enfance, ils ont connu de nombreux foyers, mais la loi comporte ces dispositions, de sorte que nous devrions essayer de nous en servir. Elles n'ont pas servi. Les gens invoquent rarement les dispositions de ces lois-là pour s'attaquer aux méchants, mais elles sont là; utilisons-les donc. Essayons donc de le faire.

Au Manitoba, nous avons augmenté les amendes, qui s'élèvent maintenant à 50 000 $, avec une peine d'emprisonnement de deux ans. Il y a plusieurs causes en instance en ce moment même qui vont aboutir, nous l'espérons certainement, et qui vont établir un précédent, pour que nous puissions continuer à utiliser la loi en question et, espérons-le, faire échec à certains des contrevenants.

Mme Pate : En plus de cela, certains d'entre nous parlions tout juste d'une femme en particulier qui essaie d'élever ses petits-enfants. C'est une femme autochtone qui a connu elle-même le système et qui essaie d'empêcher que ses petits-enfants vivent la vie qu'elle a vécue elle-même, la vie que ses enfants ont vécue lorsqu'elle a été emprisonnée pour avoir essayé de les défendre, puis, maintenant, la vie qui sera peut-être celle de ses petits-enfants si elle ne parvient pas à les garder avec elle. Les lacunes des placements chez un membre de la famille, la prédisposition contre les femmes qui ont été criminalisées à un moment donné — dont on pourrait faire valoir, dans ce cas, que cela n'aurait probablement jamais dû se produire, mais ça c'est produit quand même — et l'idée que de telles femmes ne pourraient pas s'occuper correctement de petits-enfants ou d'autres membres de la famille — ce sont tous là des problèmes.

Le genre de réforme dont il est question pour les services à l'enfance se révélerait extrêmement précieuse, particulièrement dans les localités où bon nombre de familles veulent prendre en charge les enfants, mais sans en avoir les moyens. Il y a énormément d'hypocrisie dans l'idée qu'on peut prendre les enfants d'une famille et d'une collectivité, les placer ailleurs, où ils disposeront peut-être de ressources nettement plus abondantes, plutôt que d'épauler la famille en question, de lui offrir services de soutien et ressources. Je parle des ressources financières, mais aussi des ressources non financières dont les gens ont besoin pour assurer leur subsistance et fournir à leurs enfants des occasions auxquelles, autrement, ils n'auraient peut-être pas accès.

Le sénateur Dallaire : Il est assez évident que nous n'avons pas percé le code ici, s'il s'agit même d'atténuer l'impact de la violence envers les enfants ou de l'exploitation sexuelle, et, étant donné l'accroissement de la population, particulièrement du côté des Autochtones, la courbe deviendra de plus en plus prononcée.

En songeant aux solutions possibles, y a-t-il eu, devrait-il y avoir une façon entièrement nouvelle de concevoir le climat social, criminel, ou l'environnement — et qui serait un élément de solution pour ces enfants qui, arrivés à l'âge adulte, se trouvent aux prises avec cette exploitation sexuelle? J'entends par là : pourquoi ne pas éliminer le gouvernement fédéral du portrait et privilégier les capacités provinciales-municipales? Pourquoi les collectivités autochtones ne créeraient-elles par leurs propres capacités en étant financées pour le faire? Pourquoi ne pas éliminer un ordre de gouvernement en entier et instaurer une nouvelle méthodologie à partir de l'échelon provincial, avec le financement que cela suppose, bien entendu? Est-ce que ce serait utile? L'impression qu'on a, c'est que les gens refilent toujours le problème à quelqu'un d'autre et que les gens glissent entre les mailles du système.

Mme Pate : L'idée d'avoir des ressources à l'échelle communautaire a toujours du mérite. Nous assistons à un mouvement de repli de la part du gouvernement fédéral à cet égard, pour être tout à fait honnêtes, depuis l'abandon du Régime d'assistance publique du Canada et l'élimination de normes qui n'étaient pas adéquates, d'après notre organisation et à mon avis aussi. Il est essentiel de resserrer ces normes à l'échelle fédérale, pour que l'argent des impôts ne se retrouve pas entre les mains de quelque destinataire choisi par la province ou le territoire, quel qu'il soit. Il faut établir des normes claires concernant les niveaux d'intervention, qu'il s'agisse de soutien, de soins ou d'éducation.

Je songe à ce que Louise Arbour a dit il y a quelques années de cela lorsqu'elle a dit que nous devons situer les droits de la personne ici au Canada dans une perspective que nous avons déjà eue, soit que le droit de vivre à l'abri du besoin est un droit de la personne. Il serait difficile de trouver au pays des gens qui, à propos des personnes marginalisées au Canada, croient que les droits fondamentaux comprennent notamment le droit de vivre à l'abri du besoin, le droit au logement, le droit à la nourriture, le droit au vêtement et le droit à l'éducation. Pourtant, il y a eu une époque où les gens étaient nombreux à penser que c'était là un principe proprement canadien. Ce qu'il faut, absolument, ce sont des normes nationales à cet égard et des ressources au sein de la collectivité pour appuyer le travail. Tout de même, je crois que le gouvernement fédéral a un rôle à jouer, tout comme il y a un rôle très important — ce n'est peut-être pas le moment de le dire, mais je le dirai quand même — qui revient au Sénat qui, ici, exerce sa fonction de surveillance, procède à son second examen objectif, ce que doit faire le Sénat à un moment où nous commençons à priver les collectivités des ressources très concrètes qui leur faut, de plus en plus. Plutôt que d'aller plus loin dans cette direction- là et d'abandonner encore des responsabilités, à mon avis, le gouvernement fédéral devrait établir ces normes-là et ces ressources-là localement.

Le sénateur Dallaire : Les normes établies... mais c'est appliqué normalement par des gens de l'endroit qui essaient de résoudre localement les problèmes sans sortir les intéressés de leur milieu culturel et ainsi de suite.

Mme Pate : Comme nous le disions pendant les réunions que nous avons eues depuis quelques jours, je peux pontifier et parler de réforme du droit, mais s'il n'y a pas localement de relations entre les femmes qui s'en vont en prison ou qui s'en vont travailler dans les collectivités... voilà une chose. Notre organisme effectue un travail d'intervention précoce dans les collectivités mêmes, un travail de réintégration, un travail auprès des enfants, un travail auprès des adolescentes enceintes, un travail d'ensemble. Si ces relations-là existent, mais que les ressources nécessaires pour fournir les services qui s'imposent font défaut, ça devient une difficulté très réelle, et je dirais que je suis d'accord avec vous.

Le sénateur Dallaire : Que pensez-vous du monde des ONG par comparaison avec les structures gouvernementales? Si on leur donnait vraiment les moyens de répondre aux exigences sur le terrain, pour trouver des solutions immédiates en leur offrant directement un soutien financier ou des ressources? Plutôt que des structures gouvernementales, voire des structures municipales, ce serait des structures non gouvernementales qui seraient bâties, depuis la première pierre, localement.

Mme Pate : Je dirais que je suis d'accord avec ça en principe. Je crains toutefois que ce serait une façon pour le gouvernement de se décharger d'une responsabilité qui est la sienne.

Par exemple, en temps normal, mon bureau compte deux personnes; nous sommes deux femmes. En ce moment, je n'ai qu'une assistance à temps partiel, en partie parce que nous employons certaines des ressources à notre disposition pour financer la contestation des politiques et des lois dans des actions individuelles et des recours collectifs. Nous le faisons, de plus en plus, à la demande de ceux-là même qui, symboliquement tout au moins, se retrouvent dans l'autre camp, parce qu'ils ne croient plus pouvoir agir depuis leur poste.

Les bureaucrates de haut rang — des gens qui, en théorie, ont l'autorisation et le pouvoir nécessaires pour changer les choses — viennent nous voir de plus en plus et disent : « En tant qu'ONG, vous pouvez parler tout haut. Nous ne le pouvons plus, même à Condition féminine Canada, dont les fonds doivent servir à défendre la cause des femmes, mais nous comptons sur le fait que vous allez dire ceci. Pouvez-vous faire ceci? » Même les titulaires de postes très élevés dans la hiérarchie du Service correctionnel disent : « Pourquoi ne pas nous poursuivre devant les tribunaux dans ce dossier? Regardez ce qui arrive aux gens qui se retrouvent en isolement, aux gens ayant des problèmes de santé mentale, aux gens que nous essayons de réinsérer dans la collectivité. »

De plus en plus, on s'attend à ce que la collectivité prenne le relais. Nous essayons de le faire; par contre, à moins qu'on ne sache que les choses vont fonctionner très différemment, que l'on sache que les règles d'engagement vont obéir à certaines normes, ce sera vraiment un transfert de responsabilités en l'absence des ressources requises pour s'assurer que ce qui doit être mis en place l'est bel et bien.

Le sénateur Dallaire : Voilà qui est excellent. C'est précisément ce que j'espérais. Il faut cette façon d'influer sur la politique gouvernementale.

Question de vocabulaire : pourquoi la violence sexuelle perpétrée contre un jeune de moins de 18 ans n'est-elle pas tout simplement qualifiée de « viol »? Si vous créez une atmosphère, ce que vous étiez en train de dire, créez une atmosphère qui fera que c'est intolérable dans une société. Pourquoi ne pas souligner vraiment la laideur de tout le scénario?

Mme Runner : Le terme « violence envers les enfants » ne l'évoque-t-il pas plus ou moins?

Le sénateur Dallaire : Non, car si c'était le cas, nous agirions. Vous venez de nous dire que nous ne faisons rien depuis 25 ans; pourquoi ne pas modifier les règles terminologiques?

La présidente : Je ne crois pas que ça s'appelait « violence envers les enfants » il y a 25 ans.

Mme Runner : Non.

La présidente : Voilà le problème.

Mme Runner : Oui.

Le sénateur Dallaire : Non, mais nous sommes passés à la violence faite aux enfants...

Mme Runner : Bien des gens ne savent pas qu'il s'agit de violence envers les enfants. Nous n'avons pas fait de grands efforts pour sensibiliser tous les Canadiens au fait qu'il s'agit d'une forme de violence envers les enfants. Nous en sommes encore aux premiers stades de cet exercice-là.

Chaque fois que quelqu'un essaie de changer les termes, cela m'inquiète : j'ai l'impression qu'on ne fait que tourner autour du pot. Prenez le terme « trafic »; ce terme a toujours existé. Les dispositions législatives en matière de trafic ne sont pas très différentes des dispositions actuelles concernant le fait d'amener un enfant à se prostituer et de vivre des produits de cette prostitution. Ce ne sont que quelques éléments qui ont été ajoutés, mais, en dernière analyse, ce sont toujours les enfants, les victimes, qui doivent se manifester et porter des accusations.

Les accusations découlant de cette nouvelle loi se sont révélées peu nombreuses jusqu'à maintenant, et je ne crois pas qu'il y en aura beaucoup; cela n'a pas fonctionné dans les cas précédents, alors pourquoi est-ce que ça fonctionnerait maintenant? Il nous faut appeler un chat un chat. Je crois que le trafic, la traite, est une forme de violence envers les enfants.

Le sénateur Dallaire : J'ai une expérience de terrain dans les pays en développement, les pays en conflit. Lorsque nous tombons sur les cas de viol où la victime a 11, 12 ou 13 ans, il ne fait aucun doute dans mon esprit à moi, esprit militaire, que c'est bien un viol. Alors pourquoi ne pas utiliser ce terme-là lorsque la même chose se produit dans notre société à nous? Pourquoi ne faisons-nous pas précisément ce que vous dites, soit manier la terminologie ou la méthodologie en vue d'agir vraiment et d'amener cette situation à une conclusion radicale? Enfin, il est très bien de faire une loi, mais ça me paraît nettement insuffisant pour régler le problème. Ai-je raison de le dire?

Mme Runner : Encore une fois, c'est en bonne partie une question d'éducation à mes yeux. Les gens doivent savoir ce qui constitue de la violence envers les enfants et connaître les conséquences que comporte le phénomène pour notre pays — c'est-à-dire l'exploitation sexuelle et toutes ces choses qui se passent. Essayer de trouver un autre terme ne m'apparaît pas être la bonne solution pour l'heure. Nous devons simplement sensibiliser les gens à ce que le terme signifie dans le contexte, ce que nous n'avons pas beaucoup fait.

Le sénateur Mitchell : Pour continuer un peu dans la même veine, je comprends bien ce que vous dites et ce que vous voulez dire, mais je ne crois pas qu'on tourne autour du pot en utilisant le terme « viol d'enfants ». Je ne connais pas assez toute l'évolution du terme « violence envers les enfants » et l'impact que cela aurait. Tout de même, à la décharge du sénateur Dallaire, le fait est qu'il existe de nombreuses formes de violence envers les enfants.

Une des pires qu'on peut s'imaginer, c'est la violence sexuelle. Si vous qualifiez cela de « viol », il est certain que je comprends tout de suite. Ça n'a pas le même impact. Toutes les formes de violence envers les enfants sont terribles, mais vous pouvez voir que le terme « viol » a certainement un impact. Je ne fais que mentionner cela.

Tout ce que vous êtes en train de dire m'intéresse, mais vous avez fait une remarque en particulier, madame Pate, qui a mené à cette escalade, si vous voulez. C'est un fait : l'enfant grandit dans un milieu pauvre ou dans une situation très difficile, il est victime d'une forme de violence ou une autre à la maison, il se retrouve à la rue, puis est exploité sexuellement. Toutes les expériences que vivent ainsi les enfants font impression sur eux d'une manière ou d'une autre, et c'est de là que vient leur comportement. Tandis que l'enfant vieillit, ça devient un comportement criminel; il finit par commettre d'autres actes criminels.

Alors, il se retrouve en prison; et, maintenant, on dit qu'il faut des peines plus sévères et des peines minimales obligatoires pour les criminels de ce genre. Ce fait n'est-il pas de nous détourner des vraies questions, des programmes et du soutien qu'il faut pour ces gens-là?

Mme Pate : Non, ce ne l'est pas. En fait, ça nous détourne effectivement des questions très concrètes qu'il faudrait régler. Nous ferions valoir que les prisons deviennent un des plus gros problèmes sociaux que nous ayons; elles soutirent des ressources à la collectivité comme nous le voyons au sud de la frontière, où les services d'éducation et de santé en souffrent. Littéralement, il y a épuisement des ressources qui pourraient être consacrées autrement à un travail de prévention — l'éducation, tous les trucs du genre — du fait que la criminalisation et l'emprisonnement soient privilégiés à ce point.

La présence de détenus de plus en plus nombreux a pour effet d'épuiser les avantages de quelque programme qu'on puisse mettre en place. Les gens sont plus nombreux, mais les occasions de recevoir une forme quelconque de traitement ou de soutien sont moins nombreuses.

L'examen de la question de la santé mentale réalisé il y a quelques années de cela sous la présidence du sénateur Kirby au Sénat s'est révélé un choc, même pour moi. En étudiant la question, nous avons réalisé que la majorité des psychologues et psychiatres du pays travaillaient à contrat pour le Service correctionnel — pas à traiter les gens, mais plutôt à faire des évaluations. Même là, les évaluations en question visaient à déterminer le risque posé par la personne plus qu'autre chose, quand la personne n'obtenait même pas l'accès à des services ou à des programmes de traitement qui auraient pu diminuer le risque au départ.

Quand on sait que c'est le genre de situation à laquelle on fait face de plus en plus, on réalise que le fait de prendre davantage de ressources pour prolonger les peines d'emprisonnement, les rendre plus sévères — c'est ce qui arrive lorsque les peines sont plus longues avec des ressources amoindries — équivaut à priver la collectivité elle-même de ressources; et je ne crois pas que nous puissions absorber les coûts sociaux, humains et financiers de la chose.

Si ces coûts-là pouvaient être absorbés, nous ne verrions probablement pas l'état de repli qu'il y a aux États-Unis en ce moment ou encore la situation qu'il y a en Californie, où le tribunal a ordonné la mise en liberté de 45 000 ou 48 000 prisonniers parce qu'on n'y arrive plus dans le système. C'est en train de vider les coffres de l'État.

Je reviendrais à l'élément éducation. Selon nous, l'éducation ne se résume pas à expliquer ce qu'est le viol d'un enfant ou la violence sexuelle envers les enfants, mais rien de plus. C'est aussi mettre les choses en contexte et expliquer que nous permettons que certains jeunes soient identifiés comme jetables. Lorsque nous hiérarchisons les titulaires des droits, que nous disons qui a le droit d'être protégé, nous créons un groupe de plus en plus jetable — qu'il s'agisse de jeunes, de femmes ou de personnes racialisées.

Malheureusement, voilà où nous en sommes. Je crois qu'il nous faut prendre ce recul et dire : il ne convient pas de dire que certaines personnes ne méritent pas d'être protégées — qu'il s'agisse d'enfants ou de femmes ou de filles ou d'hommes ou de garçons. Nous ne devrions pas admettre l'idée que certaines personnes ne méritent pas d'être protégées.

Le sénateur Mitchell : Tout à fait. Si on voulait vraiment attaquer la criminalité, pour donner suite à ce que vous disiez plus tôt, on s'attaquerait à la pauvreté, aux problèmes de santé mentale et à la violence sexuelle envers les enfants; on attaquerait toutes ces choses-là. Les peines minimales obligatoires auront pour effet, j'en suis tout à fait convaincu, de nous détourner de la tâche qui consiste à s'attaquer à ces problèmes-là. On le voit tous les jours; on le voit de plus en plus, en tant que société. Ce sont les enfants — qui sont les premières victimes — qui deviendront les victimes à nouveau, et nous n'allons pas les aider.

Mme Pate : Les pays qui présentent le taux d'instruction le plus élevé, particulièrement dans le cas de l'enseignement postsecondaire, et les taux les plus élevés pour l'alphabétisation, les services sociaux et les services de santé sont aussi les pays où les taux de criminalité et d'emprisonnement sont les moins élevés. Ce n'est pas un hasard.

La présidente : Y a-t-il d'autres questions?

Le sénateur Mitchell : Oui, j'en ai une dernière.

Je partage votre sentiment de frustration. C'est le cas de la plupart d'entre nous, j'en suis sûr. Vous avez fait une remarque qui m'a vraiment frappé, madame Runner : il est temps que nous abordions cette question avec sérieux. J'ai le même sentiment face à toute une série de questions, dont les changements climatiques, par exemple. Tout de même, il y a des questions que nous devons commencer à prendre au sérieux, et je ressens cette pression-là. Si nous pouvions seulement commencer à adopter des mesures dont on sait qu'elles fonctionnent, ce serait lancé.

Si vous étiez premier ministre et que vous pouviez vous asseoir aujourd'hui et dresser la liste des trois ou cinq mesures qu'il faut prendre en rapport avec cette question, quels seraient les éléments de votre liste? Vous pourriez y réfléchir et nous revenir là-dessus, mais cela m'intéresserait beaucoup de savoir ce que vous en pensez, toutes les deux, même si c'est sous forme sommaire. Je sais que ce n'est pas une tâche facile.

Mme Runner : Bien sûr. Premièrement, je dois m'excuser de la frustration que j'ai exprimée. C'est probablement un peu déplacé.

Le sénateur Mitchell : Pas du tout.

Mme Runner : Certes, l'éducation pour tous figurerait dans ma liste. J'ai dit tout à l'heure qu'on m'avait parlé d'enfants dans une réserve. Ils n'avaient pas d'écoles; les cours étaient donnés dans une tente. Cela me préoccupe vraiment. Nous devons en faire beaucoup plus quand il s'agit d'éduquer nos enfants et d'envisager la prévention de ce point de vue-là; pour qu'ils sachent ce qui s'annonce.

Nous devons éduquer le Canada. Nous devons expliquer à tout le monde ce qui se passe vraiment. Les gens sont nombreux à ne jamais y penser, de fait, à moins que cela ne soit arrivé à quelqu'un dans la famille. Les gens doivent savoir, les gens doivent y mettre du cœur et comprendre que, oui, il y a des jeunes filles qui font la rue ou qui s'adonnent à la prostitution depuis une maison, qui doivent offrir leur corps pour obtenir de l'argent et manger.

Sommes-nous bien au Canada? Tout simplement, il est difficile pour un tel pays de prendre conscience du fait qu'il y a des petites filles qui font cela, et de jeunes garçons aussi.

Nous devons nous attaquer sérieusement au cas des hommes — les délinquants — et je parle de ceux qui vivent des produits de la prostitution, de ceux qui vendent de la drogue, aux types qui recherchent les jeunes prostitués.

Le genre d'hésitation que j'ai vu sur ce point est difficile à comprendre. J'en suis sûre, si tout le monde se manifestait et si chacun donnait le nom de tous les hommes qu'il connaît qui ont payé pour obtenir des services sexuels, qu'il s'agisse d'adultes ou de jeunes enfants, on en connaîtrait bon nombre, n'est-ce pas? Cela est inquiétant. Lorsque des gens en situation de pouvoir ont ce comportement-là, on voit donc qu'il n'y aura pas grand-chose qui se fera tant que leur comportement n'est pas remis en question.

Le sénateur Poy : Je comprends votre frustration. Vous parlez de la question depuis 25 ans et, d'après ce que j'ai entendu, la cause première est le manque d'éducation, étant donné que c'est la pauvreté qui entraîne bon nombre de ces problèmes.

Vous avez mentionné que, dans certaines collectivités autochtones, les enfants doivent assister à des cours dans une tente. Pourquoi est-ce le cas? C'est peut-être simplement moi qui ne comprends pas, mais l'éducation relève des provinces. C'est la même chose dans les collectivités autochtones?

Mme Runner : Pas dans les réserves. C'est de compétence fédérale.

Le sénateur Poy : Ce serait donc fédéral. Évidemment, l'argent consacré à l'éducation des enfants dans les réserves est insuffisant. Est-ce là le problème?

Mme Runner : Ça semble être le cas. C'est aussi une question des services à l'enfance. Il est apparu récemment que les paiements de transfert ne sont pas à la hauteur des normes provinciales en ce qui concerne le coût des services à l'enfance. Encore une fois, c'est un problème.

Le sénateur Poy : Cela tient pour une grande part au paiement de transfert du gouvernement fédéral?

Mme Pate : À mes yeux, il faut savoir aussi qui a la capacité d'agir, car ces personnes-là ont les ressources, pour la plupart, de même que l'autorité et le pouvoir voulus pour exprimer leurs points de vue. Pour répondre à votre question, je ne savais pas que quiconque voulait faire de moi la première ministre du pays, mais je serais heureuse d'en tenir le bon refrain.

Le sénateur Poy : Je gagerais que vous chantez mieux.

Mme Pate : Je ne dirais pas cela. Tout de même, blague à part, à propos de cette chanson, qui dit qu'on peut s'en tirer si nos amis nous aident un peu — si enfant, vous êtes pris à assister à un cours dans une tente, qui sont vos amis au juste? Qui a l'autorité de changer la décision, de vous sortir de cette tente-là et de vous installer dans une école qui soit financée correctement?

Mère célibataire, j'ai vu un enfant évoluer dans un quartier relativement aisé de la ville. Je vois tout le temps des parents. Dès qu'il manque quelque chose à l'école, on se le procure. Pourquoi? Un grand nombre des parents possèdent d'amples ressources et beaucoup d'influence dans la ville, à l'échelle municipale, provinciale et fédérale, pour s'assurer qu'il y a des ressources adéquates pour tous ces enfants-là. Ma fille en profite donc aussi.

Mon fils en a profité aussi, mais il se trouvait dans une autre école à un autre moment, avec d'autres ressources. Je parle seulement de mes enfants à moi, qui sont loin de connaître une situation où ils fréquenteraient l'école dans une tente, dans une réserve.

Quant à ces enfants dans les réserves, je dirais que, si les collectivités n'ont pas l'autorité d'agir — c'est souvent le cas —, si elles ne bénéficient pas d'appui, si elles ne disposent pas de ressources, s'il n'y a pas de volonté politique de la part de ceux qui ont l'autorité nécessaire pour prendre les décisions voulues, alors ils n'auront pas droit à un meilleur système d'éducation. Ils n'auront pas de meilleurs logements. Ils n'auront même pas de plomberie dans certaines de ces collectivités. Ils n'auront pas les conditions sanitaires ou l'alimentation nécessaires, ni tout ce que nous connaissons, nous, par ailleurs.

Il faut vraiment examiner certaines de ces structures. C'est pourquoi j'ai parlé de la stratification qui s'est implantée sans que nous agissions au pays; nous savons donc que la plupart des gens qui vivent dans une réserve dans le Nord ou en régions rurales connaissent des conditions que les Nations Unies jugent inférieures à celles de la plupart des pays en développement. Nous devrions en avoir honte. Cependant, cela n'a rien d'un hasard. Ce n'est pas une chose que nous ne pouvons corriger. Nous pouvons corriger cela. Je dirais que nous n'avons pas la volonté de le faire et je crois que nous devons continuer à faire pression pour que cela se fasse. Pourquoi n'agissons-nous pas? Parce que ces gens-là n'ont pas d'influence sur le plan électoral, ce ne sont pas eux qui sont en situation de pouvoir.

Le sénateur Poy : Pourquoi n'auraient-ils pas d'influence sur le plan électoral?

Mme Pate : Les données démographiques le font voir, ce sont souvent des Autochtones de moins de 18 ans qui vivent dans ces conditions-là. C'est un groupe qui est en croissance, mais ça ne veut pas dire forcément que les jeunes en question ressentent une forme d'engagement ou la volonté d'agir pour changer les choses, ni encore qu'ils ont les ressources nécessaires pour changer les choses eux-mêmes.

Je crois qu'il serait utile d'encourager cet engagement-là. Je ne sais pas si nous devrions opter pour l'émancipation obligatoire comme on le fait dans d'autres pays. Cela a été utile pour instaurer certains changements en Australie récemment. Nous pourrions peut-être le faire.

Le sénateur Poy : J'aimerais creuser encore un peu cette question. Du côté fédéral, en vérité, le gouvernement peut faire une chose importante, soit d'assurer un financement — non seulement pour les écoles dans les réserves, mais aussi pour les organismes sociaux qui viennent en aide aux enfants victimisés et violentés. Est-ce que ça réglerait le problème?

Par ailleurs, le gouvernement fédéral ne devrait pas agir pour régler les problèmes en tant que tels, car c'est seulement par le truchement de la collectivité que le problème se réglera. C'est bien cela?

Mme Pate : Je crois que ça peut se régler au sein de la collectivité, mais pas sans ressources ni en l'absence de certaines normes.

Le sénateur Poy : Non, il faut des ressources.

Mme Pate : La réaction des Nations Unies, qui a décidé d'étudier le cas du Canada du point de vue des droits civils, politiques, sociaux, économiques et culturels, c'est de dire : le gouvernement canadien ne peut plus prétexter que c'est une affaire qui relève des provinces.

Lorsque le gouvernement a éliminé le Régime d'assistance publique du Canada, il savait qu'il donnait aux provinces et territoires l'occasion de mettre fin à toutes sortes de choses — services sociaux, services de santé, services d'éducation — de leur ressort. Nous devons vraiment nous pencher sur les normes en question. Si mon esprit n'était pas si enrayé en ce moment, j'arriverais à m'en souvenir, mais je n'y arrive pas. Si ces recommandations-là vous intéressent, je serais heureuse de vous aider à les trouver.

Le sénateur Poy : Peut-être pourriez-vous nous les faire parvenir.

Madame Runner, êtes-vous originaire du Manitoba?

Mme Runner : Oui.

Le sénateur Poy : Vous disiez que le gouvernement provincial en fait maintenant davantage pour venir en aide aux enfants victimisés dans la collectivité. Mis à part le cas du Manitoba, y a-t-il d'autres provinces qui font un aussi bon travail, ou encore le Manitoba est-il le chef de file en la matière?

Mme Runner : D'autres provinces ont une stratégie ou une mesure quelconque. La Colombie-Britannique a été très active sur ce plan. L'Alberta a abordé la chose d'un angle différent. Il y a des années de cela, elle a d'abord emprisonné des enfants, mais elle a progressé depuis.

Le Manitoba s'y applique depuis longtemps. Nous avons eu beaucoup d'expériences faisant voir ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas. En 2002, notre gouvernement a adapté la stratégie et mis en œuvre bon nombre des recommandations qu'elle comportait.

Mme Anderson dit avoir fondé une des premières maisons d'hébergement découlant de la stratégie en question. Nous avons créé un programme de formation spécialisée à l'intention de tous les travailleurs de première ligne, pour les sensibiliser à la question, mais l'application des compétences reste à voir. Comment travailler auprès des enfants exploités? Nous envisageons des programmes de mentorat et de jumelage. Quand les étudiants arrivent d'une réserve ou d'une région rurale, il y a un groupe en ville qui peut leur venir en aide. Cela leur permet de ne pas se perdre. Il y a aussi notre campagne médiatique baptisée « Stoppez la prostitution juvénile ». Child Find Manitoba s'est beaucoup activé sur ce front; le projet a franchi plusieurs étapes.

La deuxième étape de notre stratégie découlait du décès malheureux d'une jeune fille qui a été exploitée sexuellement pendant longtemps et qui a souvent changé de foyer. Elle s'est suicidée. L'enquête découlant de sa mort a débouché sur de nouvelles recommandations.

Du côté des immigrants qui arrivent dans la province, nous envisageons des façons de les éduquer dans leur langue à propos de la violence envers les enfants, ce à quoi ça ressemble ici, ce qu'il faut faire et ce qu'il ne faut pas faire.

Mme Anderson a parlé plus tôt de la création chez les policiers d'une équipe de terrain qui travaillerait auprès des jeunes dans la rue. C'est fondé sur le travail des agents de l'escouade de la moralité à Dallas. Le travail consiste à classer les cas par ordre de priorité et à cibler les jeunes à risque élevé qui fuguent toujours, ce qui les rend plus vulnérables. La police collabore avec le personnel du service des disparus, les services d'approche et les enquêteurs dans les affaires de violence envers les enfants, de manière à pouvoir intervenir et trouver tout de suite les enfants en question.

Depuis quelques mois, dès qu'un jeune disparaît, sa photo est publiée dans les journaux et est présentée aux actualités. Nous disons au public que ces enfants sont vulnérables; ces enfants sont à risque; ces enfants pourraient être exploités. Ça ne donne pas le même message.

Les initiatives sont nombreuses. Je pourrais vous donner des tonnes d'informations sur le seul cas du Manitoba.

Le sénateur Poy : C'est financé en partie ou intégralement par le gouvernement du Manitoba?

Mme Runner : C'est financé intégralement par le gouvernement du Manitoba.

Le sénateur Poy : Dans ce sens-là, la province n'a pas besoin de quoi que ce soit du gouvernement fédéral; tout au moins, elle n'a rien reçu.

Mme Runner : Non, il est encore question des paiements de transfert pourvu qu'ils s'appliquent aux collectivités des réserves.

Le sénateur Brazeau : En tant que membre des Premières nations, je dois vous dire que je suis d'accord avec vous, madame Runner, quand vous dites qu'il faut attendre longtemps, parfois, pour que les choses aboutissent. Respectueusement, toutefois, je dois dire que je ne suis pas d'accord avec l'idée que rien n'a été fait, que peu de choses ont été faites jusqu'à maintenant. Permettez-moi d'exposer les efforts déployés et de voir si je peux soulager votre sentiment de frustration, surtout en ce qui touche les mesures prises pour protéger les femmes autochtones et leurs enfants contre l'exploitation sexuelle.

En juin 2008, le Parlement a adopté le projet de loi C-21. Pour la première fois depuis 30 ans, les membres des Premières nations dans les réserves et en dehors des réserves ont des droits fondamentaux. Par exemple, je connais beaucoup de femmes autochtones qui ont rétabli leur statut grâce au projet de loi C-31 en 1985. Elles ont demandé d'accéder à un logement dans la réserve. La décision en la matière relève du pouvoir discrétionnaire des chefs en conseil. Souvent — ce n'est pas systématique, mais, souvent —, elles essuient un refus; les femmes autochtones et leurs enfants n'ont nulle part où aller. Le plus probable, c'est qu'ils se retrouvent dans un centre urbain, là où ils sont plus vulnérables à l'exploitation sexuelle.

Nous avons parlé plus tôt du projet de loi C-268 qui porte sur la traite des personnes. J'ai cité le juge du Québec qui a affirmé que cela serait très utile pour dissuader les criminels qui s'adonnent à la traite des Autochtones et, en particulier, des enfants.

J'oserais dire que, pour ce qui est du coût humain de l'affaire, le fait d'emprisonner l'auteur de l'acte criminel pendant cinq ans, plutôt que de six mois ou d'un an, comme c'est le cas en ce moment, vaudrait bien mieux. À ce moment-là, le type en question se retrouve de nouveau en liberté et continue de s'adonner à la traite de nos enfants autochtones. J'imagine qu'on peut en débattre sur le plan idéologique. Je suis convaincu qu'il s'agit d'un bon texte de loi.

Mme Runner : A-t-il été adopté?

Le sénateur Brazeau : Non, nous allons le recevoir au Sénat sous peu. La plupart des députés du NPD, du Parti libéral et du Parti conservateur à l'autre endroit l'ont adopté.

Notre gouvernement se penche aussi en ce moment sur le régime de biens immobiliers matrimoniaux. En cas de séparation ou de divorce, c'est à l'homme que reviennent actuellement les biens et la maison dans la réserve. Dans bien des cas, les femmes autochtones et leurs enfants sont contraints de se réinstaller ailleurs; ils se retrouvent alors en milieu urbain.

Notre gouvernement a adopté trois mesures concrètes au cours des trois dernières années. Évidemment, ça ne met pas fin au problème. Toutefois, il faut cette reconnaissance, pour que nous sachions où nous en sommes et que nous puissions avoir une meilleure idée de la voie à prendre, à l'avenir, pour régler les problèmes qui se chevauchent.

De même, je vous ai entendues toutes les deux parler de la responsabilité gouvernementale quand il s'agit de s'attaquer à cette question. Les ressources représentent parfois un élément important pour régler les questions du genre, mais, avant l'imposition de la Loi sur les Indiens, nous n'avions pas besoin de ressources pour traiter le cas des personnes qui adoptaient un comportement criminel ou pour rectifier le tir. Nous faisions cause commune et nous prenions les mesures qu'il fallait pour régler l'affaire.

En tant qu'Autochtone, trop souvent, j'entends dire que les Autochtones ont besoin d'argent pour régler tel problème. Il y a pénurie de fonds si nous comparons cela au régime provincial. C'est peut-être le cas. Quoi qu'il en soit, quel est votre point de vue sur les responsabilités et les obligations des personnes, des parents, de la collectivité et des organismes spécialisés dans la prestation de services face à ces questions? On peut soutenir qu'il existe une responsabilité gouvernementale à cet égard, mais qu'en est-il de la responsabilité des personnes, des familles et des parents?

Mme Pate : Il est important de se pencher sur ces questions. Certes, il y a des tentatives qui sont faites pour faire des progrès, tentatives où les efforts de chacun révèlent de bonnes intentions.

Vous avez soulevé la question de l'emprisonnement. Je vous inviterais vivement à regarder le nombre d'auteurs d'actes criminels qui sont emprisonnés, à cause des attitudes discriminatoires dont nous avons parlé. Je connais bon nombre de personnes — des policiers, des chefs de police, des directeurs d'établissement carcéral, des chefs des services correctionnels, des ministres du culte et des ministres au sens politique du terme — qui ont reconnu, en privé, qu'il existe des attitudes discriminatoires à cet égard. Cela veut dire que le comportement de certaines personnes sera signalé, que certaines personnes feront l'objet de poursuites, alors que d'autres ne le feront pas.

Les personnes en question doivent prendre la parole publiquement — pas juste en privé, mais publiquement — mais il est rare qu'elles le fassent. Pourquoi? Je reviens à la question de la responsabilité individuelle que vous avez soulevée. Je crois que nous avons tous des responsabilités individuelles, mais affirmer que nous avons tous la capacité d'exercer cette responsabilité de façon égale serait inexact.

Si vous êtes un enfant victime de violence sexuelle dans une réserve, ce sont peut-être vos parents qui sont en cause — ce peut être, ou ne pas être, le cas — et, si vous êtes tenu responsable, c'est plus difficile. Nous parlons du fait que, de plus en plus, les femmes et les filles victimisées, particulièrement les femmes et les filles autochtones, sont « hyper- responsabilisées » — c'est-à-dire à essayer de régler le problème elles-mêmes et, si elles n'y parviennent pas, elles sont tenues responsables. En l'absence de ressources adéquates — et je parle non seulement des ressources financières, mais aussi de l'autorité, du pouvoir et du privilège qui viennent avec ces choses-là, alors cela devient beaucoup plus difficile.

Vous en avez sûrement une connaissance très directe, ayant travaillé auprès des collectivités et ayant travaillé dans le domaine avant de venir au Sénat, il existe une distinction très nette entre ceux et celles qui ont la possibilité et la capacité d'agir de ces façons-là et ceux et celles qui ne l'ont pas.

De plus en plus, nous demandons à des gens qui sont pieds et poings liés de se prendre en main — nous devons nous remettre en question nous-mêmes. Nous avons dépassé un peu ce stade-là. Il faut faire un pas en arrière et se dire : pourquoi revenons-nous à une situation où nous sommes heureux de « responsabiliser » la collectivité, les personnes elles-mêmes et ceux qui sont les moins aptes à en arriver aux changements dont nous parlons, plutôt que de dire : assurons-nous d'abord que les normes et les ressources nécessaires existent.

Oui, il faut que ce soit fait de manière responsable, mais il ne faut pas faire semblant que ça s'arrête là. L'époque d'avant le contact avec les Européens était différente, à mon avis; nous n'avions pas alors certaines des influences qui font sentir leurs effets depuis. Je suis toujours consciente du travail que nous faisons. Les premières prisons des Autochtones étaient les réserves, comme vous le savez sans doute. La première fois où bon nombre d'Autochtones ont été criminalisés, c'est celle où ils ont quitté la réserve à l'encontre de la Loi sur les Indiens. C'est une des premières choses que nous avons faites pour nous engager dans cette voie qui consiste à priver la collectivité de responsabilités et de ressources et à priver les gens de ressources qui sont les leurs aussi.

Je crois que c'est un message très important et je vous encouragerais tous à réfléchir en dehors du seul cadre de la responsabilité individuelle, car c'est là la façon la plus simple de nous déresponsabiliser en tant que collectivité, en tant que pays et en tant que nation.

Le sénateur Brazeau : J'ai une question très rapide à poser. À propos de la traite des humains, que pensez-vous du projet de loi C-268? Plus particulièrement, si le Parlement adopte ce projet de loi, croyez-vous que le fait d'imposer une peine minimale de cinq ans aux auteurs d'actes criminels condamnés aurait pour effet d'accroître les probabilités que les victimes d'une telle traite soient davantage ouvertes et franches, sachant que cela donnerait forcément une peine de cinq ans, plutôt qu'une peine déterminée suivant les critères laxistes que les juges appliquent en ce moment?

Mme Pate : Non, si je dis cela, c'est que ceux qui se font prendre, qui sont poursuivis et qui se retrouvent en prison sont habituellement les plus faciles à prendre. Je vais vous donner un exemple. Il y a un service de police au pays qui a adopté une mesure très progressiste. Après l'étude intitulée Sacred Lives, après que nous avons discuté de l'exploitation sexuelle des jeunes Autochtones en particulier, la décision a été prise de ne plus poursuivre les jeunes femmes en question, les jeunes femmes autochtones en particulier, pour communication aux fins de prostitution. On a commencé à porter des accusations pour proxénétisme, et tenue d'une maison de débauche, accusations formulées de manière à aider les jeunes en question. Je n'entends pas par là que ces gens avaient quelque intention malicieuse que ce soit. Ils ont aperçu de jeunes filles dans la rue et ont essayé d'intervenir. Par exemple, ils avaient cinq ou six filles, et on disait que c'était le tour d'une telle de travailler puisqu'il fallait payer le loyer ou faire l'épicerie. Les autorités ont donc accusé les autres de proxénétisme, du fait que la jeune femme en question était allée se prostituer. En fin de compte, je crois que c'était de vivre des produits de la prostitution.

Nous avons joué la carte de la honte pour les persuader de retirer ces accusations. Dans le cas du trafic, mon inquiétude, ce serait que les autres jeunes femmes qui habitent au même endroit et qui essaient de survivre dans la rue soient accusées elles aussi de trafic. Il ne faut pas qu'il y ait encore des jeunes femmes qui soient prises à ce piège, Dieu du ciel. Les femmes représentent le groupe qui connaît la croissance la plus rapide en prison; c'est le cas particulièrement des femmes autochtones.

Ma crainte, c'est que les jeunes femmes, qui font peut-être des relations sexuelles un moyen de survie, finiraient par être accusées de trafic. Selon mon expérience à moi, qui n'est pas tout à fait directe — vous êtes beaucoup plus proche du phénomène que moi, madame Runner —, ceux qui touchent les grands bénéfices de l'affaire occupent souvent une situation où il y a beaucoup de privilèges et de pouvoirs, et ils sont très rarement poursuivis. Là où ils sont poursuivis, ils ont accès à un avocat et à d'autres ressources, ce qui veut dire qu'ils ne passeront certainement pas de temps en prison.

La présidente : Mesdames Pate et Runner, merci d'être venues aujourd'hui. Je crois que certains d'entre nous ont déjà été là, comme vous l'avez dit. Les gouvernements changent souvent, à l'échelle tant provinciale que fédérale. J'espère que nous n'allons pas perdre l'optimisme qu'il nous faut pour trouver des solutions aux problèmes de notre société.

Depuis tout le temps où je travaille à de nombreux niveaux, dont le provincial et le fédéral, je ne crois pas que nous nous soyons vraiment approchés d'une solution. Je crois que nous nous appliquons toujours et, comme quelqu'un a pu le dire cet après-midi, nous jouons un rôle de surveillance : rappeler au gouvernement d'oublier les belles paroles, mais de commencer à mettre en œuvre, à mettre en place certaines des mesures dont il est question.

Je vois que le sénateur Pearson est toujours là, elle qui a fait ressortir ce point-là avec force : elle a connu de nombreux gouvernements. Nous espérons pouvoir faire partie des mesures concrètes qui découlent de cela et, si modestement que ce soit, de venir en aide à un enfant, que l'enfant en question soit victime de violence à la maison même ou dans la rue. Pour finir sur une note optimiste, j'espère que nous allons continuer à nous débattre avec cette question et que nous allons régler certains des problèmes sur lesquels nous avons prise.

Nous vous remercions d'être venues et d'avoir alimenté le dialogue.

Mesdames et messieurs les sénateurs, merci de votre patience. La journée a été extrêmement longue. Nous avons une journée extrêmement longue qui est prévue lundi prochain. Nous poursuivrons alors avec la Résolution 1325 du Conseil de sécurité des Nations Unies sur les femmes, la paix et la sécurité, le matin, pour revenir en après-midi à l'étude de l'exploitation sexuelle.

La bonne nouvelle, c'est qu'il n'y aura pas d'audience le lundi 16 novembre. Cette information-là devrait être transmise au bureau de chacun. Nous vous demandons donc de faire preuve d'indulgence durant cette très longue journée la semaine prochaine. Il y aura une pause à un moment donné.

(La séance est levée.)


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