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Délibérations du comité sénatorial permanent des
Droits de la personne

Fascicule 15 - Témoignages du 30 novembre 2009 - séance de l'après-midi


OTTAWA, le lundi 30 novembre 2009

Le Comité sénatorial permanent des droits de la personne se réunit aujourd'hui, à 14 heures, afin d'examiner la question de l'exploitation sexuelle des enfants au Canada, en particulier dans le but de comprendre l'ampleur et la prévalence du problème de l'exploitation sexuelle des enfants dans notre pays et dans les communautés particulièrement touchées.

Le sénateur A. Raynell Andreychuk (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente : Honorables sénateurs, le Comité sénatorial permanent des droits de la personne examine la question de l'exploitation sexuelle des enfants au Canada, en particulier dans le but de comprendre l'ampleur et la prévalence du problème de l'exploitation sexuelle des enfants dans notre pays et dans les communautés particulièrement touchées.

Avant de poursuivre, j'aimerais vous demander de m'excuser pour ma voix; j'ai une laryngite. J'espère que vous comprenez ce que je dis, parce que j'ai un peu de difficulté à parler.

Nous accueillons cet après-midi trois excellents organismes et leurs représentants, dont un s'exprimera par vidéoconférence. Nous avons parmi nous ici au Sénat Mark Erik Hecht, cofondateur d'Au-delà des frontières et Jacques Moïse, coordonnateur du Projet d'Intervention auprès des mineurs-res prostitués-ées. Glori Meldrum, fondatrice et présidente du conseil d'administration de Little Warriors témoignera par vidéoconférence. Bienvenue à tous.

À moins d'indication contraire, je vais demander à M. Hecht de prendre d'abord la parole et nous entendrons ensuite les autres témoins tels qu'ils figurent à l'ordre du jour. J'aimerais que vos déclarations préliminaires restent brèves. Nous avons trois groupes à entendre et nous voulons garder du temps pour les questions des sénateurs qui sont généralement trop nombreuses pour le temps dont nous disposons.

Cela dit, la parole est à vous, monsieur Hecht.

Mark Erik Hecht, cofondateur, Au-delà des frontières : Je vous remercie beaucoup de m'avoir invité à venir témoigner aujourd'hui. Je serai bref. Je vais vous présenter notre organisme, au cas où vous ne le connaîtriez pas, et je parlerai ensuite brièvement d'une recherche que nous avons effectuée et qui pourrait, je crois, vous intéresser, en raison des travaux et des recherches que vous entreprenez au sujet de l'exploitation sexuelle des enfants.

Le nom complet de notre organisme est Au-delà des frontières : Assurer la justice à tous les enfants de la terre. Notre organisme, basé actuellement à Winnipeg, Manitoba, a été fondé en 1996. C'est un organisme canadien, mais il est affilié à ECPAT International, la campagne pour éradiquer la prostitution enfantine, la pornographie enfantine et le trafic d'enfants à des fins sexuelles, un réseau basé à Bangkok, en Thaïlande. L'autre membre fondateur d'Au-delà des frontières est Mme Rosalind Prober, qui occupe le siège nord-américain au conseil d'administration d'ECPAT International.

Au-delà des frontières est un organisme non gouvernemental à but non lucratif et apolitique. Notre organisme regroupe uniquement des bénévoles. Nous avons voulu expressément qu'aucun membre de notre organisation ne soit rémunéré. Nous n'acceptons aucun financement de la part des gouvernements ou des entreprises. Tout notre financement provient des dons que nous recevons des particuliers.

Nous proposons plusieurs programmes qui sont pertinents à l'étude que vous entreprenez. Je vais en mentionner brièvement quatre.

Notre première action consiste à promouvoir les droits des enfants. Nous intervenons dans la société civile, par exemple en déclenchant des campagnes épistolaires. Tout récemment, nous avons organisé avec succès une telle campagne pour encourager le gouvernement canadien à hausser l'âge du consentement. Nous effectuons également un travail de promotion des droits auprès du gouvernement. Par exemple, nous sommes souvent invités à témoigner devant le comité de la justice afin de commenter divers projets de loi visant à protéger les enfants contre l'exploitation sexuelle.

Deuxièmement, nous effectuons de la surveillance et des interventions. Nous surveillons les médias afin de débusquer les comptes rendus sensationnalistes d'affaires d'exploitation des enfants et cette surveillance nous permet de renforcer le journalisme positif. Chaque année, nous attribuons des prix dans le secteur des médias pour les journalistes, les médias écrits, les stations de radio et de télévision qui font un bon travail journalistique et appuient les droits des enfants, en particulier pour les protéger contre l'exploitation sexuelle.

Nos activités de surveillance concernent également les tribunaux et nous intervenons parfois pour suivre certaines affaires ayant trait à l'exploitation sexuelle d'enfants. Ou encore, nous surveillons l'application d'une nouvelle loi. Par exemple, à deux reprises, Au-delà des frontières est intervenue à la Cour suprême dans des causes relevant de ce domaine. Ce fut le cas notamment de la cause R. c. Sharpe qui traitait de la possession de pornographie enfantine au Canada. Il y a quelques semaines, j'ai témoigné à la Cour suprême dans l'affaire R. c. Legare, la première cause entendue au Canada concernant un enfant leurré par l'intermédiaire d'Internet.

Troisièmement, nous offrons des services de réseautage qui permettent de mettre en communication des groupes des diverses régions du Canada qui se donnent pour mission de protéger les enfants contre toute exploitation sexuelle, et nous facilitons, grâce à notre réseau, la mise en contact des victimes d'exploitation sexuelle avec les services de soutien appropriés.

Quatrièmement, nous faisons de la recherche. C'est de ce dernier aspect que je souhaite vous parler au cours des dernières minutes de mon exposé.

Depuis sept ans, Au-delà des frontières poursuit ses recherches sur le rôle et l'implication du secteur privé dans l'exploitation sexuelle des enfants à des fins commerciales. Au-delà des frontières a vu le jour lors du premier Congrès mondial contre l'exploitation sexuelle des enfants à des fins commerciales qui s'est tenu à Stockholm, en 1996. Cinq ans plus tard, à l'occasion du deuxième congrès mondial à Yokohama, au Japon, l'UNICEF nous a abordés pour nous demander d'entreprendre une étude sur le rôle et l'implication du secteur privé dans l'exploitation sexuelle des enfants.

Lors du troisième congrès mondial qui s'est tenu au Brésil, en novembre de l'année dernière — au cours duquel j'avais rencontré le sénateur Andreychuk —, l'UNICEF a encore sollicité Au-delà des frontières afin de lui demander d'approfondir ses recherches sur l'implication du secteur privé dans l'exploitation sexuelle des enfants. On nous a demandé plus précisément d'examiner de quelle manière le secteur privé profite de l'exploitation sexuelle des enfants.

Voici notre rapport, auquel vous pouvez accéder par le lien qui vous a été, je crois, envoyé. Ce rapport existe en anglais, en français et dans plusieurs autres langues, puisqu'il a été publié par l'UNICEF. Il porte le titre suivant : La responsabilité du secteur privé dans le combat contre l'exploitation sexuelle des enfants à des fins commerciales. Ce rapport d'une centaine de pages est essentiellement un survol de l'implication du secteur privé dans l'exploitation sexuelle des enfants.

Je ne vais pas passer le rapport en revue, car cela serait trop long. Le rapport s'intéresse à quatre sous-secteurs du secteur privé : celui de l'industrie du voyage et du tourisme, celui des médias, celui des nouvelles technologies et enfin le secteur de la finance. Le rapport se penche sur chacun de ces sous-secteurs afin d'examiner les allégations dont ils ont fait l'objet en matière d'exploitation sexuelle des enfants, en particulier à des fins commerciales. Les auteurs du rapport examinent les programmes ou projets qui ont été éventuellement mis en place pour atténuer les dommages ou les violations des droits des enfants imputables au secteur privé, ainsi que les pratiques exemplaires existantes dont il faudrait encourager l'application par le secteur privé afin que ce dernier ne contribue pas, par son comportement et sa conduite, à l'exploitation sexuelle des enfants.

Actuellement, le secteur privé propose l'autoréglementation et l'encourage depuis de nombreuses années, en particulier en matière de responsabilité sociale des entreprises. Le rapport révèle que ces mesures ne donnent pas de résultats et qu'il serait préférable de renforcer la réglementation en commençant par la communauté internationale des droits de la personne, y compris l'ONU — je pourrai en parler plus longuement si les sénateurs ont des questions à me poser au sujet des mesures prises par l'ONU dans ce domaine — jusqu'aux mesures que les gouvernements nationaux devraient prendre pour imposer au secteur privé la réglementation nécessaire pour éviter ce type d'incidents.

C'est ici que votre comité a un rôle à jouer. En tant que comité sénatorial, votre rôle est de présenter des recommandations que le gouvernement étudie et adopte afin de les mettre en application lorsque cela est justifié. Il me semble qu'une action plus énergique est nécessaire dans ce domaine.

Quelques bons exemples me viennent à l'esprit dans le secteur des médias. La semaine dernière, j'ai assisté à une conférence de presse au cours de laquelle le gouvernement en place a lancé une initiative visant à contraindre les fournisseurs d'accès à Internet de signaler les cas de pornographie enfantine. Voilà une mesure excellente qui est préconisée par notre étude. Je pourrais vous donner beaucoup d'autres exemples. Si vous voulez savoir pourquoi la responsabilité sociale des entreprises n'est pas la solution, je pourrai vous donner un peu plus tard certaines explications à ce sujet en m'appuyant sur mes recherches.

[Français]

Jacques Moïse, coordonateur, Projet d'intervention auprès des mineur(e)s prostitué(e)s : Madame la présidente, je m'appelle Jacques Moïse et je travaille pour le Projet d'intervention auprès des mineurs prostitués depuis 18 ans. J'ai commencé par travailler dans la rue avec des jeunes et je suis maintenant directeur de cet organisme. J'ai écrit un bouquin sur la prostitution juvénile des garçons qui s'appelle Adolescence, initiation et prostitution.

Pour connaître l'ampleur de la situation, il faut être en mesure de voir les deux côtés de la médaille. Avant tout, il est important d'être conscient que la clientèle évolue et change. Il fut un temps où la clientèle était constituée d'un stéréotype d'hommes assez âgés. Maintenant, on est face à une clientèle qui rajeunit de plus en plus. On retrouve de plus en plus de jeunes de 18, 19 ans dans les bars de danse érotique. Il est encore plus important de se demander combien de jeunes sont impliqués et aussi, comment la clientèle s'est modifiée au fil des ans et pourquoi.

On ne peut pas dissocier l'ampleur et la prévalence de la situation des jeunes impliqués dans la prostitution juvénile sans évaluer l'ampleur et la prévalence des facteurs émergents à la base de l'explosion des chiffres.

Historiquement, The Gazette avait sorti un gros titre disant que 5 000 mineurs étaient impliqués dans la prostitution juvénile dans les zones urbaines, notamment dans la région de Montréal — ce qui a fait naître une construction sociale. Ce chiffre avancé par des journaux de l'époque, fin 1979, est à la base de la prise en charge de cette problématique par divers intervenants sociaux. Notons qu'il s'agissait surtout de garçons. On a commencé à parler de prostitution juvénile parce qu'on avait découvert beaucoup de réseaux où des garçons étaient impliqués. Dans ce temps, il y avait une certaine pudeur à parler de jeunes filles mineures qui faisaient de la prostitution.

À partir des années 1980, plusieurs phénomènes existent dont les gangs de rue, l'hypersexualisation des adolescents, les modes, les parties raves où on peut retrouver des jeunes de 12, 13, 14, 15 ans, parce qu'il n'y a pas d'alcool, et la consommation exagérée du GHB et de l'ecstasy. Cela peut sembler hors contexte, mais quand on fréquente le milieu on voit que ces drogues ont un impact direct sur la prostitution juvénile.

La banalisation de la sexualité et les échanges sexuels contre de l'argent et autres biens matériels comme les vêtements sont aussi très importants. Je vous donne un exemple de banalisation de l'acte sexuel sans toutefois entrer dans les détails. Lors d'une fête d'adolescents, chaque personne amène sa caisse de bières. À trois heures du matin, il n'y a plus de bière et une jeune fille en demande une à un jeune garçon. Le garçon lui demande ce qu'elle est prête à donner en retour de cette bière. Je vous fais grâce de la suite. Nous avons tendance à aller chercher plus loin pour connaître la clientèle, alors que tout près, entre adolescents, il se passe quelque chose qu'on ne voit pas.

Quand je parle des modes qui ont fait exploser la participation des jeunes filles dans la prostitution juvénile, l'élément actuel le plus important est l'utilisation de Internet dans les pratiques de prostitution. J'ai fréquenté quelques sites pour savoir comment cela se passait. Il y a cinq, six, sept personnes ou plus qui clavardent avec un jeune. À un moment donné, un adulte demande d'aller en privé avec ce jeune et cela veut dire un contact entre les deux. Pour aller en privé, il faut, bien entendu, payer avec une carte de crédit et, à l'aide d'une caméra web, vous pouvez rester sur ce site 24 heures sur 24. L'argent ira au propriétaire du site, mais le jeune garçon ou la jeune fille qui participe, comment fait-il pour avoir son argent? Je veux juste vous démontrer l'ampleur de la situation de façon pratique.

Il faut aussi être conscients qu'il n'y a pas de limites géographiques avec Internet, les jeunes peuvent parler avec des gens qui sont en Allemagne ou au Japon, et ce, 24 heures sur 24.

Il y a des revues spécialisées — je ne vais pas vous donner des noms, vous pouvez les trouver vous-mêmes — qui annoncent des danseurs nus et des escortes. Vous allez voir qu'il y a une explosion de jeunes de 18 ans. Ils ont tous 18 ans. C'est comme s'ils avaient commencé à pratiquer la danse ou l'escorte le jour de leur 18e anniversaire.

C'est puissant comme chiffre. Il y a entre 2 000 et 3 000 jeunes qui sont impliqués dans des réseaux de danse et d'escorte qui ont 18 ans et plus. Quand on fouille, on remarque que ce sont des jeunes qu'on connaissait depuis qu'ils avaient 14, 15 ou 16 ans. Ils n'ont pas commencé le jour de leur 18e anniversaire. Cela nous indique l'ampleur de la situation.

Il y a quelque chose dont il faut tenir compte : à Montréal, l'été dernier, il y a eu une explosion de jeunes mineurs qui venaient d'ailleurs, surtout du Mexique. Il s'agissait de jeunes garçons de 14, 15 et 16 ans parce que la mobilité d'un garçon est plus facile. On n'a plus besoin de faire des voyages exotiques ou érotiques parce que vous avez tout le bassin de petits Vietnamiens, de petits Chinois, et ainsi de suite, à Montréal. Cette explosion a mis les gens devant une situation bien difficile. D'abord, il y a le problème de la langue, bien entendu, et ensuite, comment intervenir avec des personnes qui n'ont pas de parents?

Il faut aussi tenir compte de la diversité des services qui sont offerts parce que quand on parle de prostitution juvénile, les gens vont surtout parler de prostitution de rue. Cependant, la prostitution de rue, quand on parle de juvénile, n'existe quasiment plus. On voit des jeunes de 18, 19 et 20 ans sur les coins de rue. Je leur disais : « Si vous me trouvez quatre ou cinq jeunes de 14 ans, un samedi soir, sur la rue Sainte-Catherine, à Montréal, amenez-les-moi et je vais vous payer. » Cela se fait de plus en plus en réseau. On n'a pas besoin d'aller se geler sur un coin de rue quand on a un téléphone cellulaire. La technologie est tellement avancée que les adolescents n'ont plus besoin d'aller dans la rue pour trouver des clients.

Je vais conclure avec les statistiques. Il est toujours difficile de faire des statistiques dans un tel milieu. Cependant, si je regarde le rapport annuel de l'organisme l'année dernière, nous avons rencontré 202 jeunes de 12 à 20 ans, dont 41 étaient âgés de 12 à 16 ans et plusieurs étaient âgés de 17 ans. Il va parfois être difficile de connaître l'âge exact des personnes avec qui on travaille parce que c'est le royaume des identités falsifiées. Tout le monde a une double carte.

Je voulais simplement insister sur le fait que la situation explose et ce qui devient difficile, c'est qu'il y en a de plus en plus, mais ils sont de moins en moins visibles. C'est le problème auquel on doit faire face.

Je suis maintenant prêt à répondre à des questions.

[Traduction]

La présidente : Nous allons maintenant entendre Glori Meldrum, qui témoigne par vidéoconférence.

Glori Meldrum, fondatrice et présidente du conseil d'administration, Little Warriors : Je vous remercie de m'avoir invitée à témoigner devant vous aujourd'hui. Je suis une entrepreneure, mère de trois enfants et j'ai été victime d'abus sexuels lorsque j'étais enfant.

Entre l'âge de huit et 10 ans, j'ai été agressée sexuellement par un membre de ma famille. J'ai vécu avec cette personne pendant deux ans. Lorsque j'ai cessé d'habiter sous le même toit que ce membre de ma famille, ma mère m'a accompagnée devant les autorités et nous avons déclaré les sévices que j'avais subis à la police et aux services sociaux. Personne ne m'a crue. Mon agresseur passait pour être un homme très respectable, étant donné qu'il aidait les enfants à traverser la rue près de mon école élémentaire. Aucune mesure ne fut prise à l'époque et mon agresseur ne fit l'objet d'aucune enquête.

Vers l'âge de 12 ans, j'avais des tendances suicidaires. Assise par terre, dans la salle de bain chez mon père, j'avais un rasoir entre les mains et je réfléchissais à mon destin de jeune être vivant. Je me trouvais devant l'alternative suivante : d'un geste, je pouvais mettre fin à ma douleur, ou bien je pouvais me battre — c'est ce jour-là que j'ai décidé de devenir un petit guerrier.

En mars 2008, nous avons fondé Little Warriors, un organisme à but non lucratif qui se donne pour mission de travailler à la prévention de la violence sexuelle à l'endroit des enfants. Notre action porte sur trois domaines principaux.

Le premier est la prévention. Little Warriors propose un programme de prévention destiné aux adultes qui s'intitule Stewards of Children. Nous montrons aux adultes comment ils peuvent prévenir et reconnaître l'exploitation sexuelle des enfants et y réagir. Notre programme s'appuie sur les recherches et fait l'objet d'évaluations par des tiers. Chaque adulte qui reçoit notre formation exerce une influence positive sur 10 enfants. Actuellement, nous disposons de 100 bénévoles qui présentent notre programme d'un océan à l'autre.

Le deuxième domaine auquel nous nous intéressons est l'éducation. Pour s'attaquer à un problème comme l'exploitation sexuelle des enfants, il faut avant tout sensibiliser les gens à l'existence de ce problème. Actuellement, Little Warriors reçoit chaque année plus de 8 millions de dollars en espace médiatique de la part de ses partenaires du secteur des médias. Grâce aux médias, nous pouvons informer les Canadiens sur la prévalence et la fréquence de l'exploitation sexuelle des enfants. Nous dirigeons les Canadiens vers notre répertoire national des ressources afin qu'ils puissent le consulter et voir quelles sont les ressources disponibles dans leur secteur rural ou dans leur ville. Nous invitons également les Canadiens à suivre notre programme de prévention afin qu'ils sachent mieux comment aider à protéger les enfants contre les sévices sexuels et comment en reconnaître les signes et les symptômes. Nous leur apprenons ce qu'ils doivent faire lorsqu'un enfant se confie à eux.

Au cours des 20 derniers mois, le site web de Little Warriors a accueilli plus de 5 millions de visiteurs. En moyenne, nous recevons de 100 à 150 appels et courriels par jour.

Le troisième domaine auquel nous nous intéressons est celui des ressources. Comme je l'ai déjà mentionné, nous avons créé un répertoire national des ressources qui fait état de toutes les ressources offertes à la population canadienne à l'échelle nationale et locale afin de lutter contre l'exploitation sexuelle. On peut consulter le répertoire sur le site de littlewarriors.ca.

J'aimerais vous présenter quelques statistiques. Une petite fille sur trois est victime d'agression sexuelle. Chez les filles, les abus sexuels interviennent en moyenne vers l'âge de 12 ans. Chez les garçons, c'est en moyenne vers l'âge de quatre ans, et un garçon sur six est victime de sévices sexuels. Quatre-vingt-quinze pour cent des enfants victimes d'agression sexuelle connaissent leur agresseur, comme ce fut mon cas. Soixante pour cent de toutes les agressions sexuelles déclarées sont perpétrées contre des enfants. Dans 30 à 40 p. 100 des cas, les victimes sont agressées par un membre de leur famille. Il est important de savoir également que les agressions par un étranger sont extrêmement rares — 2 p. 100 des agressions sexuelles avérées. Nos enfants sont agressés sexuellement par des personnes qu'ils connaissent et en qui ils ont confiance.

Quant aux conséquences de l'exploitation sexuelle des enfants, elles sont présentes dans notre vie quotidienne : suicide, prostitution, dépression, trouble de l'alimentation et toxicomanie, pour n'en nommer que quelques-unes.

L'exploitation sexuelle des enfants dans notre pays atteint des proportions épidémiques. Il est temps de prendre la défense de nos enfants. Tous les jours, je pose la question suivante aux gens avec qui je communique sur Facebook ou verbalement : en tant que Canadiens, quelle mesure souhaitez-vous mettre en place pour lutter contre l'exploitation sexuelle des enfants? J'aimerais vous présenter quelques-uns des commentaires que nous avons reçus des gens qui nous envoient des courriels et qui nous écrivent.

Les Canadiens veulent une stratégie nationale de prévention. Nous devons offrir aux enfants et aux adultes des programmes de prévention de l'exploitation sexuelle des enfants. Ces programmes doivent être obligatoires dans toutes les écoles et pour tous les enfants.

Les programmes de prévention destinés aux adultes doivent être implantés dans les associations sportives et les organisations pour la jeunesse. Mais surtout, les programmes de prévention destinés aux adultes doivent être proposés aux enseignants de toutes les écoles du pays.

Les Canadiens veulent être informés. Ils nous disent qu'ils veulent savoir si un délinquant sexuel habite dans leur voisinage. Ils veulent que le registre des délinquants sexuels soit public, comme aux États-Unis. Les Canadiens souhaitent la réalisation d'une étude nationale. Nous voulons connaître l'ampleur actuelle de l'exploitation sexuelle des enfants.

Les dernières recherches effectuées à l'échelle fédérale remontent à 1983. Il s'agit de l'enquête Badgley, qui ne s'était pas penchée sur les cas d'exploitation sexuelle sur Internet, sur la pornographie enfantine, ni sur le trafic d'êtres humains. L'heure est venue d'effectuer une autre enquête. Mais ce que les Canadiens sont les plus nombreux à réclamer, ce sont des ressources pour les enfants qui ont été victimes d'agression sexuelle et pour leurs familles.

Dans toutes les grandes villes du pays, il y a des centres où les délinquants sexuels peuvent obtenir un traitement alors qu'il n'y a pratiquement rien pour les enfants victimes d'agression sexuelle et leurs familles. Pourquoi? Il faut donner la priorité aux enfants et ils ont besoin d'aide pour guérir.

Je tiens également à vous signaler que les Canadiens parlent souvent de justice. Je me rappellerai toujours de l'histoire de cette petite fille qui avait été violée par son père. Il fut condamné à six mois de prison. Une fois libéré, il est revenu chez lui où il a violé sa fille une fois de plus. Pensez-vous qu'elle l'a dénoncé et poursuivi? Pas du tout, elle n'a rien fait.

La sentence moyenne dont écopent les auteurs de sévices sexuels contre des enfants n'est que de quelques années et les coupables ne sont en moyenne incarcérés que pendant six mois. Des survivantes d'agression sexuelle me disent : « Glori, pourquoi subir toute la procédure et être victimisée à nouveau quand j'ai la conviction qu'il y a extrêmement peu de chances que l'agresseur soit reconnu coupable et que, si c'était le cas, il serait libéré dans six mois? »

Les Canadiens veulent que leur gouvernement soit sévère contre les criminels. Ils veulent que, dès la première infraction, les auteurs d'agression sexuelle contre des enfants soient considérés comme des délinquants dangereux. Ils veulent que des peines minimales obligatoires soient imposées en fonction de la gravité du crime. Ils veulent que les délinquants purgent toute leur peine et ne soient pas libérés par la Commission des libérations conditionnelles. Ils veulent que les auteurs d'exploitation sexuelle des enfants soient incarcérés.

Enfin, les Canadiens veulent un système judiciaire qui fonctionne et qui ne victimise pas une nouvelle fois l'enfant. Les statistiques montrent que la plupart des enfants n'intentent pas de poursuites et ne font pas appel au système judiciaire. La raison est toute simple : le système est un véritable cauchemar. Je l'ai vécu personnellement à deux reprises, une première fois lorsque j'avais 10 ans et une deuxième fois à l'âge de 35 ans. Une vingtaine d'années après les faits, j'ai porté plainte et mon agresseur a été condamné.

Le système ne s'est pas amélioré. Parfois, les enfants doivent s'adresser à une dizaine de personnes et d'organismes différents pour raconter ce qui leur est arrivé et obtenir les services auxquels ils ont droit. Nous avons besoin d'un plus grand nombre de centres de défense des enfants comme le Centre Zebra d'Edmonton qui réunit en un même endroit divers professionnels, agents de police, psychologues et autres ressources. Il n'existe qu'une poignée de centres de ce type au Canada, alors qu'on en compte 900 aux États-Unis.

Pour terminer, je vous félicite d'avoir décidé de vous pencher sur l'exploitation sexuelle des enfants, car il est très important de prendre la défense de nos jeunes. Chaque jour, des enfants et leurs familles s'adressent à moi. Il faut faire quelque chose pour eux. Je vous invite à prendre la défense de nos enfants, à être leurs porte-parole, à montrer le chemin et à prendre les mesures nécessaires pour protéger nos enfants et offrir des ressources à ceux qui en ont le plus besoin.

Le sénateur Jaffer : Monsieur Hecht, j'aimerais vous poser quelques questions. Les trois exposés que nous avons entendus ont soulevé beaucoup de questions, mais j'aimerais commencer par vous.

Est-ce que vous collaborez avec le gouvernement, avec le MAECI, en ce qui a trait à la responsabilité sociale des entreprises? Est-ce que vous travaillez avec un ministère en particulier sur les questions que vous avez soulevées?

M. Hecht : Non. Divers organismes gouvernementaux ont pris contact avec nous pour s'informer sur nos travaux. C'est le cas par exemple du MAECI et du ministère de la Justice, évidemment. Lorsqu'on envisage l'adoption de nouvelles lois, on fait souvent appel à nous pour connaître notre point de vue. Mais actuellement, nous ne collaborons avec aucun organisme gouvernemental sur cette question.

Le sénateur Jaffer : Vous avez mentionné l'arrêt R. c. Sharpe. Je crois que ce que vous avez dit s'applique également au tourisme sexuel. Vous êtes-vous penché sur cette activité? Ce qui m'inquiète à ce sujet, c'est que même si la loi existe, nous n'avons pas consacré les ressources nécessaires pour intenter des poursuites. C'est tout à fait par hasard que des poursuites ont été intentées dans deux cas. Je n'ai pas l'impression que ces poursuites ont été lancées à la suite d'un travail minutieux de la part de la police.

M. Hecht : C'est quelque chose que je connais assez bien. La première fois qu'Au-delà des frontières a témoigné au Comité de la justice de la Chambre des communes, c'était au sujet du projet de loi C-27, en 1996. C'était la première fois que le Canada envisageait d'inclure des dispositions extraterritoriales dans le Code criminel afin de pouvoir poursuivre les Canadiens accusés de commettre des agressions sexuelles contre nos enfants à l'extérieur du Canada ainsi que contre des enfants étrangers. Nous n'avons pas eu grand succès. Comme vous l'avez dit, il n'y a eu que deux poursuites et ces cas ont été découverts tout à fait par hasard.

Dans le cas du tourisme sexuel, il y a toujours une question de constitutionnalité qui pose un obstacle aux poursuites. Dans au moins une des deux causes, le délinquant avait affirmé que s'il était poursuivi, son avocat arguerait que la disposition extraterritoriale n'était pas conforme à la Constitution. Comme il a fini par plaider coupable, la question n'a jamais été tranchée.

D'après les recherches que nous avons faites, il faut examiner le tourisme sexuel dans une perspective diversifiée. Une de ces approches consiste évidemment à appliquer la loi et à s'assurer que l'on dispose de ressources suffisantes pour faire enquête et poursuivre les amateurs de tourisme sexuel. Toutefois, nous devons parallèlement poursuivre nos travaux sur la responsabilité sociale des entreprises.

Parmi toutes les industries que j'ai mentionnées — les nouvelles technologies, les médias et le secteur de la finance — le secteur qui a fait le plus, et de loin, est celui du voyage et du tourisme. Cependant, il est intéressant de noter que les entreprises canadiennes ont fait relativement peu de progrès par comparaison à celles des autres pays.

Dans mon rapport, j'ai parlé d'un code de conduite international. Ce code a été examiné en détail lors du troisième congrès mondial. Il présente plus qu'un intérêt superficiel et certaines entreprises l'appuient. C'est un code détaillé qui comprend des indicateurs sérieux de conformité, prévoyant notamment la possibilité d'un contrôle par des ressources de l'extérieur, ce qui est très important.

À l'échelle internationale, plus de 100 entreprises ont adhéré à ce code destiné expressément au secteur du voyage et du tourisme. Au Canada, deux l'ont adopté. Il faut poursuivre les recherches dans le domaine de l'ordre public ainsi que sur le plan de la responsabilité sociale des entreprises.

Le sénateur Jaffer : Je n'ai pas le temps aujourd'hui de vous poser des questions approfondies à ce sujet. Si vous avez autre chose à ajouter, vous pourrez peut-être nous présenter vos commentaires par écrit, surtout s'il s'agit de recommandations.

M. Hecht : Absolument.

Le sénateur Jaffer : Le plus difficile, bien entendu, est de faire venir des témoins au Canada. Je m'intéresse à votre travail, en raison de votre partenariat avec Bangkok. Nous savons que c'est la destination de la majeure partie de notre tourisme sexuel. C'est pourquoi je serais très intéressée à lire vos recommandations à ce sujet. Je vous remercie de les communiquer à notre présidente.

M. Hecht : Je le ferai avec plaisir.

Le sénateur Dallaire : Monsieur Hecht, en ce qui a trait à la responsabilité sociale des entreprises, une des solutions que vous avez proposées consistait à renforcer la réglementation du secteur privé.

La collectivité des ONG n'a pas encore brisé le code et alerté l'opinion publique et les législateurs quant à l'urgence de la situation, étant donné l'ampleur du problème que vous avez décrit. À l'ère des communications globales et de la multiplicité des moyens de communication, pourquoi nos ONG ne sont-elles pas plus militantes?

À l'écran et également dans les rues de Montréal, nous avons un bel exemple de militantisme. Pourquoi ne disposons-nous pas d'une entité plus stratégique optant pour une action militante plutôt que pour l'exercice d'une certaine influence, qui serait prête à briser le code du silence et exposer cette question au grand jour?

M. Hecht : C'est une excellente question. Deux choses me viennent immédiatement à l'esprit. La première est l'idée de responsabilité sociale des entreprises. Comme vous l'avez dit, l'urgence d'aller au-delà de la responsabilité sociale des entreprises est un phénomène relativement nouveau. Au premier congrès mondial de 1996 et au deuxième congrès, le secteur privé n'était même pas invité.

C'est relativement nouveau de reconnaître que le secteur privé peut jouer un rôle positif ou négatif. Les gouvernements et la société civile ne comprennent pas vraiment cette façon de voir les choses.

L'autre problème qui se pose, c'est que les multinationales ont beaucoup plus d'argent que les ONG. Chaque fois que nous tentons d'attirer l'attention sur cette question, une entreprise multinationale lance une campagne pour vanter sa bonne conscience sociale. Le public est alors rassuré et estime que la situation n'est pas aussi grave que le rapportent les médias ou une étude publiée par une ONG. C'est très difficile sous cet angle-là.

Le manque d'unité est un des plus grands défis auxquels se heurtent les organismes canadiens qui luttent contre l'exploitation sexuelle des enfants. Les ONG doivent reconnaître cette responsabilité.

Par exemple, je travaille dans ce domaine depuis plus de 10 ans et je connais beaucoup d'organismes de première ligne, mais c'est la première fois que j'ai entendu parler de l'organisme de monsieur et de l'organisme de cette dame dans l'Ouest. Il est clair que nous devons prendre les choses en main afin de combler ces lacunes. Cependant, la responsabilité sociale des entreprises étant un concept relativement nouveau, on ne dispose pas de plus d'informations à ce sujet.

La présidente : Vous avez utilisé l'expression « entreprises multinationales ». À quelles entreprises multinationales faites-vous allusion ici? Ces termes désignent tout aussi bien une société minière qu'une entreprise de tourisme ou que le propriétaire d'un yacht. Ce serait utile pour le public et pour les sénateurs que vous précisiez le sens que vous donnez à cette expression.

M. Hecht : Absolument.

Il est difficile de définir le terme « multinational ». Les définitions que nous proposent les organismes intergouvernementaux et les universitaires sont trop nombreuses. On semble également faire la distinction entre les sociétés multinationales et les sociétés transnationales. Généralement, il s'agit de sociétés à but lucratif qui ont des activités dans le monde entier.

Les sociétés que nous ciblons dans notre étude sont plus précisément celles du domaine du voyage et du tourisme; ce sont les voyagistes, les chaînes hôtelières, les lignes aériennes, et cetera. Les médias regroupent les journaux, les agences de publicité, les agences de marketing et le cinéma. Les nouvelles technologies sont les fournisseurs d'accès à Internet, les sociétés de téléphonie mobile et les producteurs de logiciels, pour n'en nommer que quelques-uns. Le secteur de la finance regroupe les banques, les sociétés émettrices de cartes de crédit et les nouvelles formes de paiement que sont e- gold et PayPal.

Beaucoup d'autres qui ne sont pas directement impliqués, pourraient avoir un rôle à jouer. Par exemple, c'est le cas d'autres sociétés qui ne relèvent pas de ces quatre secteurs et qui sont en mesure de créer des programmes pour les enfants à haut risque. En proposant des programmes positifs, elles pourraient réduire le risque pour ces enfants d'être exploités dans ces quatre sous-secteurs du secteur privé.

Il est intéressant de noter toutefois que l'on ne parle pas de deux sous-secteurs qui sont impliqués dans l'exploitation sexuelle des enfants parce qu'ils semblent tout simplement échapper à la responsabilité sociale des entreprises. Le premier est le crime organisé, secteur qui bénéficie le plus financièrement de l'exploitation sexuelle des enfants, mais dont on ne parle jamais car il paraît tout à fait impossible de le faire adhérer à un concept de responsabilité sociale des entreprises.

L'autre sous-secteur est intéressant parce qu'il semblerait possible de le faire participer au débat, mais nous ne l'avons pas encore interpellé. Je veux parler de l'industrie du divertissement pour adultes, l'industrie du sexe. Mon collègue a mentionné que l'on trouve sur le web des tonnes d'images de jeunes qui ont à peine 18 ans. Ces enfants — de jeunes adultes — ne se lancent pas dans la pornographie le jour de leur 18e anniversaire; c'est une activité qu'ils exerçaient déjà avant. L'industrie du divertissement pour adultes qui fait la promotion des activités sexuelles légales ou de la pornographie légale, doit jouer un rôle dans la réduction de la pornographie enfantine, mais elle ne l'a pas fait jusqu'à présent. Elle n'a pas joué ce rôle. Elle n'a absolument pas pris part au débat. Je pense qu'il est intéressant de se demander pourquoi.

La présidente : Excusez-moi, sénateur Dallaire, mais j'ai pensé qu'il serait utile d'avoir cette définition dans le compte rendu.

Le sénateur Dallaire : Excellent.

Je suis d'accord avec vous pour dire que les ONG sont réparties un peu partout dans le monde. Cependant, pour ce qui est du financement, il reste encore à prouver que les arguments des sociétés sont plus convaincants que ceux de la communauté des ONG.

J'aimerais maintenant m'adresser à M. Moïse.

[Français]

Pourquoi ne voyons-nous pas plus de jeunes étudiants, au niveau collégial, par exemple, se mobiliser contre ces abus envers les jeunes, d'autant plus que nombre d'entre eux font partie des victimes?

M. Moïse : Beaucoup de jeunes aux niveaux secondaire, collégial et universitaire sont impliqués dans la prostitution en tant qu'escorte ou autre pour payer leurs études. La question fondamentale à se poser est : aie-je le droit de vendre mon corps? En Europe, on tourne des publicités télévisées sur des caleçons pour lesquelles on recrute de jeunes hommes de 18 ou 19 ans, mais on les maquille de telle sorte qu'ils ont l'air de 14 ans. C'est filmé de telle manière qu'on envoie un message subliminal racoleur qui semble dire : « viens, viens me retrouver. »

Le problème est que nous vivons dans une société qui véhicule un double discours. Un clip télévisé ne sera pas réussi s'il n'y a pas de nudité — dans mon temps, c'étaient de véritables films pornos. Quand il n'y a pas de nudité, d'érotisme poussé, ce qu'on appelle de la pornographie, dans la publicité d'un chanteur quelconque, ce n'est pas vendeur. Avoir l'air « pimp » est devenu une mode, et notre société accepte que le jeune expose son corps de cette façon quand il s'agit de telle ou telle compagnie dont je ne veux pas citer les noms.

Le jeune se dit que si la multinationale peut vendre le produit de cette façon et faire des profits, alors pourquoi pas lui? Il y a un double discours et c'est légal. On banalise la sexualité. La prostitution semble complètement légale. Plus personne ne se mobilise parce qu'il y a une banalisation de la sexualité tout court, qu'on appelle l'hypersexualisation. C'est un mode de communication qui s'est sexualisé. Je côtoie constamment des jeunes gens et des mineurs. C'est devenu banal de prendre de l'argent pour des échanges sexuels. On n'a même plus besoin de se mobiliser parce que notre société accepte la banalisation de la sexualité et de l'exploitation sexuelle.

[Traduction]

Le sénateur Brazeau : Merci à tous d'être venus témoigner. Je tiens à vous féliciter pour le travail que vous faites.

Ma question s'adresse plus particulièrement à Mme Meldrum.

J'aimerais tout d'abord vous remercier tous au nom du comité d'avoir pris la décision de vous battre plutôt que d'opter pour l'autre solution que vous avez évoquée un peu plus tôt. Vous faites un travail difficile et important qui profite à votre clientèle et à toutes les personnes que vous desservez.

Vous avez cité votre cas personnel et de nombreuses victimes de toutes les régions du pays nous ont dit que lorsqu'une victime s'adresse aux autorités chargées de l'application de la loi, il arrive souvent que celles-ci ne les croient pas ou n'agissent pas une fois que les allégations ont été faites. Vous avez aussi parlé des lois laxistes de notre pays. Si nous ne sommes pas plus fermes vis-à-vis de la criminalité, les victimes auront peut-être l'impression que le fait de s'adresser aux autorités chargées de l'application de la loi ne sera pas utile pour elles et ne les mènera nulle part. Qu'est- ce que vous nous suggérez de faire en tant que parlementaires pour inciter les autorités policières du pays à prendre au sérieux les allégations qui sont déposées et à leur donner suite?

Mme Meldrum : À Edmonton, l'Internet Child Exploitation Unit, unité chargée des cas d'exploitation des enfants par Internet dispose de six ou sept agents de police. Une partie du problème est liée aux ressources. C'est évident : lorsque j'étais petite fille, je n'avais pas la même assurance que depuis que je suis adulte. Dans la plupart des cas, les délinquants sont beaucoup plus subtils. Ils savent comment manipuler. L'enfant se contente de dire ce qui est arrivé. Le problème se situe vraiment du côté des ressources.

J'ai parlé des centres de défense des enfants. Les enfants devraient se rendre à un seul endroit pour raconter ce qui leur est arrivé et c'est là qu'on devrait leur fournir les ressources dont ils ont besoin. Ils ne devraient pas avoir à frapper à 10 portes différentes. C'est vraiment difficile de raconter son histoire encore et encore. Aujourd'hui, j'ai 36 ans et c'est encore difficile pour moi de raconter ce qui m'est arrivé. Pouvez-vous imaginer ce que cela représentait pour l'enfant que j'étais?

Tout repose sur les ressources dont disposent les autorités. Tout repose sur les centres de défense des enfants et sur les ressources offertes aux victimes. La question que l'on nous pose le plus souvent est la suivante : « Où puis-je obtenir de l'aide? »

Le sénateur Brazeau : Je vous remercie.

On entend souvent les parlementaires dire que le durcissement des mesures prises pour lutter contre la criminalité n'est qu'un écran de fumée et que cela n'apporte rien aux victimes. Je siège au Sénat depuis peu, mais la première chose que j'ai apprise depuis que je suis ici, c'est qu'il ne faudrait peut-être pas écouter les parlementaires, mais plutôt les victimes et leurs familles. Si nous sommes plus fermes à l'égard de la criminalité, comme le gouvernement actuel veut l'être, ferons-nous des progrès au Canada dans notre lutte contre les délinquants qui sont accusés et reconnus coupables d'exploitation sexuelle? Pensez-vous que cela encouragera les victimes à s'adresser aux autorités policières?

Mme Meldrum : C'est une des étapes. Les victimes veulent être assurées qu'elles seront entendues si elles décident de se lever et d'entamer des poursuites. C'est une étape, mais la prévention est également importante.

Si l'on dispose des lois pertinentes et si l'on décide d'être plus fermes à l'égard de la criminalité, les victimes seront plus nombreuses à s'exprimer, mais c'est le scénario de la poule et de l'œuf. Il faut des ressources. Les victimes qui décident de sortir de l'ombre et de s'adresser aux tribunaux et au système judiciaire, ont besoin de soutien. C'est une démarche très difficile. Je vous ai dit que j'avais 36 ans. Il y a deux ans, j'ai décidé à nouveau d'intenter des poursuites. Cela a été très difficile et j'étais complètement épuisée. Les ressources sont indispensables et nous devons apporter des modifications au système judiciaire et à la loi.

Le sénateur Brazeau : Nous avons aussi besoin de personnes comme vous dans tout le pays pour nous encourager à apporter ces changements.

Le sénateur Demers : Madame Meldrum, vous avez un immense courage et je vous en félicite. Vous avez trois enfants qui bénéficieront de l'expérience désolante que vous avez vécue. Je pense que tous mes collègues sont aussi convaincus que vous faites preuve d'un courage extraordinaire.

[Français]

Monsieur Moïse, vous avez fourni une explication tout de même exceptionnelle. J'ai toutefois quelques inquiétudes. Vous en savez beaucoup sur le sujet. Vous parlez de Internet et des jeunes Mexicains qui arrivent au Canada. Les autorités suffisent-elles? Vous qui en savez tant et ne représentez pas les forces de l'ordre, pouvez-vous nous dire comment il se fait qu'on continue d'exploiter ces jeunes garçons et filles de 12, 13 ou 14 ans? Vous sentez-vous frustré de ne pas avoir plus d'aide? Je n'accuse pas les policiers, au contraire, mais sont-ils assez nombreux pour suffire à la tâche? Vous saisissez bien le portrait de la situation chez nos jeunes d'aujourd'hui.

M. Moïse : La frustration est là, bien entendu. Ce n'est pas seulement une question de lois et de policiers, mais également une question de société. Il est important de saisir cet aspect.

On m'invite souvent, dans plusieurs pays, à venir parler de prostitution juvénile. Plus tôt, en écoutant les propos de madame, je me suis rendu compte que lorsqu'on parle d'enfants, on fait référence à un concept large. Un enfant de 8 ans n'est pas un enfant de 16 ou 17 ans. Il est intéressant de parler de victimisation ou de répression, mais on doit parler davantage de responsabilité. On peut donner à un garçon de 14 ou 15 ans des outils pour faire face à certaines situations, alors qu'on ne peut le faire avec un enfant de 8 ans.

En considérant les problèmes liés aux jeunes, on se demande souvent ce qu'on peut faire pour les aider. Toutefois, on doit se pencher sur la question familiale et de société. Les pères de famille ont de la difficulté à dire à leur fille de 12, 13 ou 14 ans qu'elles sont devenues femmes. Tout à coup, on a peur. On a même peur de dire à une jeune fille qu'elle est devenue une belle femme. La personne qui lui dira, prendra toute la place dans la vie de cette jeune fille.

On a une façon de voir les choses de plus en plus mitigée. La société évolue et recule en même temps. À une certaine époque, on s'ouvrait à la sexualité. Aujourd'hui, on a peur d'en parler. On a peur de donner le bain à un jeune enfant au risque de se faire accuser de sévices. C'est un problème de société.

Tout le monde voit les problèmes de prostitution et autres, mais on passe à côté de la solution. On dira que la sollicitation est illégale, mais que la prostitution ne pose pas problème. Comment alors faire de la prostitution sans sollicitation? Nous sommes devant un double discours et c'est là le vrai problème.

Bien sûr, je suis frustré de la situation. Toutefois, même un million de policiers ne règleront pas le problème. Ce n'est pas le fait de légiférer à outrance qui réglera le problème. La société doit se pencher sur le concept de jeunes et de sexualité. Les lois ne changeront rien si la société et les mentalités ne changent pas.

[Traduction]

Le sénateur Mitchell : Mes questions s'adresseront en particulier à Mme Meldrum qui vient de l'Alberta. Madame Meldrum, je vous remercie d'être parmi nous aujourd'hui.

J'ai été frappé par une de vos remarques précisant que les délinquants reçoivent souvent de l'aide. Ils bénéficient de programmes de traitement, alors que les programmes pour les enfants ne sont pas très nombreux. J'aimerais revenir à un exemple que vous avez donné, celui du Centre Zebra d'Edmonton. Pouvez-vous nous en parler? Par qui est-il dirigé? Comment est-il financé? Savez-vous combien de personnes le centre peut traiter en une année? Quel est, selon vous, son taux de succès?

Mme Meldrum : Je vais vous dire tout ce que je sais au sujet du Centre Zebra d'Edmonton. Je crois qu'une partie du financement provient du service de police d'Edmonton et je sais qu'ils font des collectes de fonds pour subvenir à leurs besoins. Les commentaires positifs sont nombreux et les gens racontent comment ils ont été accueillis au Centre Zebra, dont la mission est de donner la priorité aux enfants. J'ai visité le centre. C'est un lieu très beau. Il y a des jouets pour les enfants. L'enfant est au centre de tout le travail d'enquête qu'effectue le Centre Zebra. Les enfants ne s'adressent pas à un poste de la GRC et ne sont pas conduits dans une petite pièce blanche comme je l'avais été pour donner mon témoignage, lorsque j'étais enfant. Les locaux sont très accueillants.

Je crois aussi que le Centre Zebra est le premier centre de ce type au Canada et qu'il a contribué à une augmentation du nombre des accusations. Les juges estiment que ce modèle leur donne la possibilité de recueillir des preuves de meilleure qualité, ce qui leur permet d'obtenir un plus grand nombre de plaidoyers de culpabilité, un taux plus élevé de condamnations et des peines plus appropriées. Cependant, il n'y a que quelques centres de ce type au pays, par comparaison aux États-Unis où l'on en dénombre environ 900. Le modèle Zebra s'avère être un grand succès.

Le sénateur Mitchell : Je vous avais mal comprise au départ. Ce n'est pas un centre de traitement, mais un centre de soutien. Vous avez clairement précisé au cours de votre témoignage qu'il y a deux aspects : le premier est la nécessité d'appuyer les enfants lorsqu'ils entreprennent le processus consistant à exposer le mauvais traitement auquel ils ont été soumis, porter plainte, témoigner, et cetera; l'autre aspect concerne le processus de traitement. Je crois qu'il s'agit ici d'un groupe de soutien aux enfants au cours du processus judiciaire.

Mme Meldrum : Oui, c'est le volet d'enquête.

Le sénateur Mitchell : Nous allons continuer à nous pencher sur cet aspect qui, je crois, nous intéresse tous. C'est un programme concret qui, selon vous, semble donner de bons résultats.

Pour ce qui est du traitement lui-même, est-ce qu'il existe des thérapies standards — c'est-à-dire des théories et des pratiques thérapeutiques — auxquelles on peut faire appel expressément dans de telles situations? Deuxièmement, les parents d'un enfant victime d'une situation aussi horrible et tragique ont-ils d'autres choix dans une ville comme Edmonton?

Mme Meldrum : Voilà une question intéressante. Depuis que j'ai été victime de sévices, il y a une vingtaine d'années, j'ai consulté tellement de psychologues que je ne peux même pas me souvenir de leur nom.

Les parents peuvent accompagner leur enfant au Centre d'aide aux victimes d'agression sexuelle d'Edmonton. Ce centre propose un programme, mais la situation n'est pas la même dans tous les centres d'aide aux victimes des diverses régions du Canada. À Edmonton, il faut attendre en moyenne 14 semaines pour que l'enfant soit admis au programme. J'ai connu plusieurs enfants qui ont bénéficié de ce programme.

D'après moi, le programme offert par l'Institut Hoffman du Canada donne de bons résultats. C'est un programme payant et assez coûteux. Le processus consiste à confronter la victime au traumatisme qu'elle a subi et lui enseigner à retrouver l'estime de soi et à se débarrasser de toute culpabilité. C'est le seul programme dont j'ai beaucoup entendu parler. Cependant, la plupart des gens n'ont pas les moyens de s'offrir un tel programme.

Lorsque nous demandons aux gens de nous indiquer quelles ressources ils ont pu obtenir, la liste n'est pas longue. C'est le commentaire le plus courant que j'entends chaque jour. On me signale l'absence de ressources dans les diverses régions du pays pour le soutien à court terme et à long terme des enfants qui ont été victimes de sévices sexuels.

Le sénateur Mitchell : Vous avez évoqué la nécessité d'une stratégie nationale de prévention. Je n'en avais jamais entendu parler auparavant. Immédiatement, c'est une proposition qui paraît logique et dont l'utilité se justifie probablement encore plus après un examen approfondi. Je suis certain que la mise en place d'une telle proposition exigerait une consultation et une coopération fédérale-provinciale.

Vous avez sillonné le pays. Avez-vous présenté des exposés aux gouvernements provinciaux ou les avez-vous consultés? D'après vous, quelles sont leurs prédispositions à l'égard d'une telle stratégie? Comment sera-t-elle structurée? S'agirait-il d'un secrétariat national indépendant ou quasi indépendant? Comment entrevoyez-vous cette stratégie?

Mme Meldrum : Croyez-le ou non, j'ai eu beaucoup plus souvent la chance de rencontrer des politiciens fédéraux que des politiciens provinciaux. Finalement, après avoir tenté en vain pendant de nombreuses années de rencontrer M. Hancock, le ministre de l'Éducation de l'Alberta, j'aurai une rencontre avec lui le 4 janvier.

Nous avons présenté au conseil scolaire catholique d'Edmonton une proposition visant à dispenser une formation à tous ses enseignants, chauffeurs d'autobus et employés de l'administration. Notre proposition a été refusée. Le coût de la formation d'un enseignant s'élève à 40 $ seulement. La formation des 6 000 membres du personnel du conseil scolaire catholique d'Edmonton se chiffrerait à 50 000 $ sur deux ans. Notre proposition a été rejetée. La réserve des Gens-du-Sang, en Alberta, vient tout juste de nous inviter à offrir un programme de formation à l'ensemble de ses enseignants et de son personnel scolaire.

Il est extrêmement difficile d'intervenir dans le système scolaire. C'est une de mes plus grandes déceptions. J'ai finalement réussi à obtenir l'autorisation de faire ma présentation. Aux États-Unis, environ 20 000 enseignants reçoivent la formation de notre programme mais ici, il est impossible de le présenter dans les réseaux scolaires de l'Alberta. Mon plus grand défi est d'intervenir dans les divers réseaux scolaires. Les enseignants souhaitent recevoir notre formation, mais ils ne parviennent pas à obtenir l'autorisation des conseils scolaires. Beaucoup d'enseignants payent de leur poche les frais d'inscription de 40 $.

La présidente : Nous avons utilisé et même dépassé tout le temps dont nous disposions. Je remercie tous les témoins qui nous ont présenté leurs diverses perspectives. Nous avons parlé des dimensions internationales, des interventions dans la rue et nous avons obtenu un portrait de la situation dans les diverses régions du Canada. Je vous remercie pour le travail que vous faites et pour le temps que vous nous avez consacré pour venir en parler avec nous. Je suis certaine que vos témoignages auront une incidence sur le contenu de notre rapport. Encore une fois, merci.

Le prochain groupe de témoins que nous entendrons par vidéoconférence est composé de Richard Estes, professeur et président, Social Economic Development, School of Social Policy and Practice, Université de Pennsylvanie; et Cecilia Benoit, professeure au Département de sociologie de l'Université de Victoria. Ces deux témoins comparaissent à titre personnel.

Je vais demander à M. Estes de commencer. Nous vous demandons d'exposer brièvement les points que vous souhaitez soulever, après quoi, nous passerons aux questions des sénateurs.

Richard Estes, professeur et président, Social Economic Development, School of Social Policy and Practice, Université de Pennsylvanie, à titre personnel : Merci de me donner l'occasion de présenter mon témoignage dans le cadre de vos audiences sur l'exploitation sexuelle des enfants au Canada. Ayant lu les comptes rendus des séances antérieures du comité, je suis convaincu que vos délibérations auront des résultats importants et je suis heureux de prendre part à ces délibérations.

En guise de présentation, je pense qu'il est important de signaler mon rôle à titre d'enquêteur principal dans l'étude réalisée dans trois pays et intitulée « Commercial Sexual Exploitation of Children in Canada, Mexico and the United States ». La phase de collecte de données pour cette étude a débuté en été 1999 et s'est poursuivie jusqu'en décembre 2001; cependant, les travaux sur ce projet et sa mise en œuvre continuent encore de nos jours.

La phase canadienne du projet a débuté à la même époque et a été financée par le ministère de la Justice du Canada et parrainée conjointement par mon université et le Bureau international des droits des enfants dont vous avez déjà entendu le témoignage. Pierre Tremblay, professeur de criminologie à l'Université de Montréal a assuré la direction professionnelle de l'étude canadienne. Ses travaux ont porté surtout sur le rôle des pédophiles dans le recrutement d'enfants pubères et pré-pubères et leur présentation à d'autres pédophiles de la région de Montréal et de la grande région de Québec.

Ce qui m'a frappé, c'est que les réseaux sont si vastes et que les enfants y demeurent pendant si longtemps. J'ai fourni au comité des liens pour consulter le rapport de M. Tremblay. Si vous le souhaitez, je pourrai également vous fournir une version imprimée.

Les études réalisées au Mexique et aux États-Unis ont été financées par les ministères de la Justice des deux pays, des fondations privées nationales, des donateurs privés et, dans le cas du Mexique, par UNICEF Mexique. Diverses sociétés civiles locales ont également généreusement appuyé des recherches sur le terrain dans chaque ville.

Aux États-Unis, plus de 1 000 partenaires ont participé à la recherche qui a couvert 17 grandes villes américaines représentant 34 p. 100 de l'ensemble de la population des États-Unis. Quatorze organismes fédéraux ayant pour mandat d'œuvrer à la prévention et à la lutte contre l'exploitation sexuelle des enfants ont participé à l'étude. C'est le cas notamment de notre National Institute of Justice, du département d'État américain, du FBI, de l'U.S. Customs and Border Protection, de l'Immigration and Naturalization Service, et cetera. Par ailleurs, plus de 200 ONG ont également participé à nos travaux.

Chaque année, de 1,3 à 1,5 million d'enfants américains font des fugues, pour toutes sortes de raisons. Ce chiffre est tout à fait inquiétant, même par rapport au contexte américain. Beaucoup d'entre vous ignorent le nombre d'enfants que nous comptons au sein de notre population, mais il y en a environ 80 millions. C'est une proportion énorme de la population. Même pour nous, il y a de quoi s'inquiéter que 1 million à 1,5 million d'enfants quittent leur foyer chaque année.

Les raisons qui incitent les enfants à fuguer varient selon le sexe. La plupart des filles qui quittent leur foyer font une fugue pour pouvoir échapper à des sévices sexuels. Chez les garçons, c'est surtout pour échapper à la violence physique. Par bonheur, les enfants sont relativement peu nombreux à faire de longues fugues. La plupart retournent à la maison en moins d'une semaine. Ceux qui ne rentrent pas au bout d'une semaine sont ceux qui nous intéressent tout particulièrement, car ils font partie du groupe d'enfants qui courent le plus grand risque d'être victimes d'exploitation sexuelle.

Mon exposé contient des liens vers les principaux rapports qui ont résulté des études nationales aux États-Unis et au Mexique. Je vous en fournirai également des exemplaires sur papier.

L'étude américaine a révélé qu'environ 240 000 enfants américains qui se retrouvent dans de telles situations, parce qu'ils sont partis d'eux-mêmes ou parce qu'ils ont été mis à la porte de chez eux, risquent d'être victimes d'exploitation sexuelle à des fins commerciales. Le chiffre est phénoménal. La plus grande partie de ces individus sont des enfants qui sont partis de chez eux; des enfants qui ont quitté un établissement spécialisé pour les jeunes; des enfants qui ont été mis à la porte de chez eux — c'est-à-dire des enfants à qui leurs parents ou tuteurs ont demandé de quitter la maison et de ne plus revenir; des enfants ou des jeunes sans-abri qui, essentiellement parce qu'ils sont pauvres, n'ont pas d'endroit où aller; des enfants qui vivent seuls, généralement dans une famille monoparentale, qui se livrent à des activités sexuelles à des fins commerciales afin de contribuer au budget familial; d'autres groupes d'enfants vivant seuls, comme les membres de groupes féminins ou appartenant à une minorité sexuelle et les jeunes transgenres vivant dans la rue; ou des groupes d'enfants qui ont franchi les frontières internationales et participé soit à titre de victimes ou d'auteurs, et parfois les deux, à des activités d'exploitation sexuelle à des fins commerciales. C'est le cas par exemple des enfants américains qui se rendent au Mexique ou au Canada, ou d'enfants mexicains ou canadiens qui traversent la frontière pour se rendre aux États-Unis.

Il y a aussi des enfants non américains qui pénètrent aux États-Unis légalement ou illégalement, et il y aussi beaucoup d'enfants qui entrent aux États-Unis comme mineurs non accompagnés. Chaque année, il peut y avoir jusqu'à 5 000 enfants qui relèvent de cette catégorie. Bien entendu, il y a aussi d'autres enfants qui, dans le cadre d'un trafic illégal, sont emmenés aux États-Unis sans documents officiels.

Dans le cas des résultats constatés aux États-Unis, il est important de noter que la pauvreté n'est pas le seul facteur intrinsèque à l'origine de l'exploitation sexuelle, bien que ce soit un facteur important pour beaucoup d'enfants. Parmi les enfants de la classe moyenne et supérieure dont notre étude a noté un grand nombre, le facteur le plus important n'est pas la pauvreté; il s'agit plutôt de facteurs d'ordre psychologique. Certains facteurs psychologiques les ont incités à se prostituer pour assurer leur survie ou pour gagner suffisamment d'argent afin de s'acheter des objets matériels qu'ils ne pouvaient s'offrir à l'aide de l'argent de poche qu'ils recevaient régulièrement de la part de leur famille ou de leur tuteur lorsqu'ils habitaient chez eux.

Dans le cadre de mon témoignage, je présente au comité un exposé de format PowerPoint qui fait état des principaux facteurs contribuant à déclencher l'exploitation sexuelle à des fins commerciales des enfants vivant dans leur propre foyer, ainsi que des enfants qui ne vivent pas chez eux. Parmi ces facteurs, il y a ceux qui contribuent à l'exploitation sexuelle des enfants pauvres ou de la classe moyenne, ainsi que des enfants de familles aisées. Cet exposé énumère également les diverses formes d'exploitation sexuelle à des fins commerciales auxquelles sont exposés les enfants, ainsi que les différentes catégories d'enfants qui courent le risque d'être victimes d'exploitation sexuelle à des fins commerciales. J'aimerais ajouter qu'il y a 13 catégories différentes d'enfants à risque et préciser le nombre de catégories et d'enfants associés à chacune de ces catégories de risque. Voilà comment nous avons abouti au chiffre de 240 000 enfants américains à risque.

Une autre diapositive illustre les divers risques sociaux auxquels sont exposés les enfants et compare l'exploitation sexuelle à des fins commerciales à d'autres risques comme les agressions, les viols et les meurtres. Le constat est choquant lorsqu'on compare l'exploitation sexuelle à des fins commerciales aux autres problèmes graves auxquels sont exposés les enfants.

J'ai également déposé un ouvrage en deux tomes que j'ai écrit conjointement avec trois pédiatres spécialisés dans l'étude de l'exploitation sexuelle des enfants à des fins commerciales, ainsi qu'avec un avocat. Cet ouvrage s'intitule Medical, Legal and Social Science Aspects of Child Sexual Exploitation. Votre greffier aurait déjà dû le recevoir.

Cette publication précise l'ampleur du problème à partir de l'étude que nous avons réalisée dans les trois pays. Elle établit les perspectives expérientielles de l'exploitation sexuelle à des fins commerciales dans nos trois pays, examine la nature de la pornographie enfantine et de la prostitution juvénile, explore le phénomène de plus en plus courant de la sollicitation sexuelle des jeunes en ligne, établit un cadre de discussion pour les enquêtes et les poursuites liées aux activités des prédateurs sexuels et présente des recommandations explicites en matière de prévention de tous les aspects du phénomène d'exploitation sexuelle à des fins commerciales.

Honorables sénateurs, en guise de conclusion, je vais brièvement passer en revue quelques-unes des conclusions les plus importantes de l'étude américaine qui, à mon sens, s'appliquent le mieux à l'état actuel de l'ESEC au Canada.

La première constatation est que l'ESEC touche toutes les classes économiques et sociales. Ce n'est pas un phénomène limité à une seule classe sociale ou à un groupe démographique particulier.

La deuxième constatation est que la pauvreté n'est pas un facteur intrinsèque de l'ESEC, même s'il faut reconnaître que les enfants de familles défavorisées sont plus nombreux à être victimes de l'ESEC que les enfants d'autres milieux; cependant, peu importe le niveau de revenu de leur famille, tous les enfants peuvent être exposés à l'exploitation sexuelle à des fins commerciales.

La troisième est que les facteurs psychologiques, y compris psychopathologiques, sont également des facteurs déterminants chez beaucoup d'enfants et sont aussi présents bien entendu chez les clients, les souteneurs, les trafiquants et les autres intervenants qui profitent de la victimisation sexuelle des enfants.

Quatrièmement, l'exclusion raciale et sociale peut contribuer à porter les cas d'ESEC à des degrés imprévus dans certains segments particuliers de la population, par exemple chez les Autochtones canadiens ou américains, ainsi que chez les Afro-Américains, aux États-Unis.

Dans l'ensemble, l'ESEC est un phénomène qui touche aussi les enfants qui ne souffrent pas d'exclusion sociale et qui appartiennent aux couches favorisées de la société.

Le cinquième point — qui mérite d'être souligné — est que les garçons sont aussi nombreux que les filles à être victimes d'ESEC. Les garçons appartiennent à la catégorie la plus négligée parmi tous les groupes de victimes d'ESEC.

Le sixième point est que les jeunes transgenres et appartenant à d'autres minorités sexuelles sont encore plus négligés que les garçons par les organismes courants qui s'adressent aux victimes d'ESEC. Les jeunes appartenant à une minorité sexuelle ont un besoin criant de services spécialisés et les garçons ont grandement besoin de services pour leur permettre de surmonter les problèmes auxquels sont confrontées les filles et les autres jeunes victimes d'ESEC et d'en assumer les conséquences.

Septièmement, toutes les victimes d'ESEC sont également soumises à des degrés inhabituels de violence physique et émotionnelle.

Huitièmement, les menaces auxquelles sont soumis les enfants de la part de leurs souteneurs et des individus qui les victimisent ne sont nullement théoriques et deviennent presque toujours réalité dès que les adultes qui les exploitent ont l'occasion de les mettre à exécution.

La neuvième constatation est que les victimes d'ESEC ont besoin de toute une gamme de services lorsqu'elles cherchent à quitter l'industrie du sexe. C'est un problème extraordinairement complexe à gérer et qui requiert les compétences de spécialistes dans tous les services humains, pour venir en aide à ces enfants. Aucune approche isolée ne sera suffisante pour aider ces enfants à gérer les conséquences de leur victimisation.

Enfin, j'invite le comité à classer de manière plus rigoureuse les différents phénomènes qui lui ont été présentés et qui ne sont pas tous des exemples d'exploitation sexuelle des enfants et certainement pas d'exploitation sexuelle à des fins commerciales.

Je vous remercie de m'avoir donné l'occasion de présenter mon témoignage et je serai très heureux de répondre au plus grand nombre de questions possible.

La présidente : Merci, monsieur.

Nous allons maintenant donner la parole à Mme Benoit.

Cecilia Benoit, professeure, Département de sociologie, Université de Victoria, à titre personnel : Merci beaucoup de me donner l'occasion de présenter aussi mon témoignage au comité permanent. Je suis professeure au Département de sociologie de l'Université de Victoria et une des spécialistes au Centre for Addictions Research de Colombie- Britannique. Depuis une quinzaine d'années, j'effectue des recherches à partir de diverses méthodologies afin d'étudier la santé de différentes populations vulnérables, notamment les jeunes filles et les femmes autochtones du quartier de Downtown East Side de Vancouver, les jeunes sans-abri des deux sexes, ainsi que les prostitués adultes de sexe masculin et féminin, et, plus récemment, les femmes enceintes qui font usage de substances toxicomanogènes.

Le volet de ma recherche concernant les jeunes de la rue a débuté à la fin des années 1990, lorsque Justice Canada m'a invitée, avec Mikael Jansson, à évaluer un programme d'intervention sociale concernant les jeunes victimes d'exploitation sexuelle dans la région de Victoria. Lorsque nous avons évalué ce programme, une des difficultés que nous avons rencontrées était que très peu de jeunes se manifestaient ou se présentaient pour participer au programme. En tant que chercheurs, nous avons pensé qu'il serait intéressant d'effectuer une étude comparative des jeunes de la rue se livrant au commerce du sexe par opposition aux jeunes de la rue qui ne se livraient pas à de telles activités.

Nous avons lancé ce projet qui était financé par les Instituts de recherche en santé du Canada. Dès le début du projet, nous avons été confrontés à un problème identique. Parmi les jeunes de la rue que nous avons interrogés, très peu indiquaient qu'ils se livraient au commerce du sexe.

Nous avons modifié notre projet à partir de 2001 afin de nous intéresser à la santé et au bien-être des jeunes de la rue, hommes et femmes, au fil du temps. Pour pouvoir être inclus dans le projet, les jeunes devaient afficher un degré d'attachement faible à l'égard d'un parent ou d'un tuteur, à l'égard du système éducatif, à l'égard de l'économie officielle et un degré d'attachement élevé à l'économie parallèle.

Cette étude s'est poursuivie pendant quatre ans et, tout récemment, le Conseil de recherches en sciences humaines nous a accordé une subvention afin de suivre ces jeunes de la rue alors qu'ils atteignaient l'âge adulte. Cette étude se poursuit actuellement.

Parallèlement, nous avons réalisé une étude par échantillonnage aléatoire des jeunes de la région de Victoria, leur posant le même type de questions que nous avions demandées aux jeunes de la rue, afin de pouvoir établir une comparaison avec la population en général. Une des difficultés que l'on a à comprendre l'exploitation sexuelle chez les jeunes, en particulier les jeunes de la rue, population dont on m'a demandé de parler aujourd'hui, tient au fait qu'il est souvent impossible de faire une comparaison avec la population générale. Nous avons donc décidé de réaliser une étude longitudinale chez des jeunes du même âge. Actuellement, nous entamons la quatrième série d'entrevues et nous suivrons ces jeunes jusque vers le milieu ou la fin de la vingtaine.

La deuxième partie de mon programme de recherche dont on m'a demandé de parler concerne mes travaux auprès des travailleurs adultes de l'industrie du sexe. Un organisme communautaire de Victoria m'a demandé de me renseigner sur les milieux d'origine, les conditions de travail, l'état de santé et les grandes étapes de la vie des travailleurs adultes du sexe.

Nous avons interrogé 201 travailleurs adultes du sexe, des personnes de plus de 18 ans, et je peux également vous parler des résultats de cette étude. Nous avons cherché à obtenir un échantillon varié, plutôt que de nous contenter d'interroger les prostitués et prostituées qui travaillent dans la rue, où 20 p. 100 environ d'entre eux semblent exercer leur activité, mais nous avons également interrogé des travailleurs du sexe qui opèrent dans d'autres endroits, à partir de chez eux, dans des services d'escorte, et cetera.

Tout récemment, de 2004 à aujourd'hui, nous avons mené deux autres études longitudinales dans le but de comparer les travailleurs adultes du sexe à d'autres représentants de groupes à faible revenu occupant des emplois peu prestigieux. Nous avons réalisé une étude financée par les Instituts de recherche en santé du Canada à Victoria qui nous a amenés à nous intéresser à des travailleurs et travailleuses du sexe, des coiffeurs et coiffeuses et des employés de services alimentaires au cours d'une certaine période. Nous avons interrogé 300 personnes à Victoria à quatre moments différents et nous avons réalisé une étude similaire à Sacramento, en Californie.

Ces dernières études avaient essentiellement pour objet de constater les similitudes et les différences entre les travailleurs du sexe et les autres travailleurs et également d'étudier l'impact indépendant de la stigmatisation de l'ensemble de ces travailleurs sur leur santé mentale, mais en particulier dans le cas des travailleurs du sexe qui font l'objet d'une forte stigmatisation. Nous voulions également examiner les difficultés que rencontrent ces travailleurs pour obtenir des soins de santé aux États-Unis par rapport au Canada où nous disposons d'un système public de soins de santé.

Je vais maintenant vous présenter quelques-uns des résultats que nous avons notés dans nos études consacrées aux jeunes de la rue. Certains de ces résultats confirment les constatations qui ont déjà été présentées. Parmi les jeunes de la rue, environ 50 p. 100 sont de sexe féminin et 50 p. 100 de sexe masculin. Je tiens à vous rappeler que nos chiffres sont très modérés et concernent par conséquent des jeunes de la rue qui ne fréquentent pas le centre-ville uniquement pendant une courte période. Ce sont des jeunes qui passent la plus grande partie de leur temps dans la rue. Selon notre étude, ces jeunes avaient environ 17 ans lorsqu'ils ont commencé à vivre dans la rue.

Une autre constatation vient également confirmer ce qui a déjà été dit. Les Autochtones sont assez nombreux parmi la population examinée, soit 33 p. 100 des jeunes de la rue par opposition à seulement 2,4 p. 100 dans la région.

En ce qui a trait à l'orientation sexuelle, seulement 64 p. 100 des jeunes de la rue ont déclaré être hétérosexuels, alors que dans l'échantillon aléatoire, ils représentaient un pourcentage de 90 p. 100.

Certains jeunes ont été placés, à certains moments, sous la responsabilité du gouvernement. C'est un aspect que j'aimerais souligner aujourd'hui. Un peu moins de 30 p. 100 des jeunes de la rue ont été placés sous la tutelle du gouvernement à un moment donné, alors que c'était le cas de moins de 1 p. 100 des jeunes de la population générale.

Nous n'avons pas encore de résultats sur les questions des abus sexuels. C'est une question que nous avons posée aux jeunes au cours de la plus récente série d'entrevues de notre étude, mais je peux vous donner les réponses que nous avons obtenues à ces questions dans le cadre de l'enquête auprès des adultes.

J'aimerais souligner au sujet des jeunes de la rue qu'ils viennent de milieux relativement défavorisés par comparaison à l'échantillon aléatoire des jeunes. Leurs parents sont moins susceptibles d'avoir terminé leurs études secondaires; c'est le cas d'un quart de leurs parents, alors que dans l'échantillon aléatoire, 95 p. 100 des parents des jeunes avaient terminé leurs études secondaires.

Le chômage chez les parents était beaucoup plus courant dans les milieux sociaux d'origine des jeunes de la rue, alors que les parents des jeunes de l'échantillon aléatoire étaient plus susceptibles d'avoir toujours conservé un emploi et, à l'époque de l'entrevue, presque tous avaient un emploi.

Le deuxième point important concerne la stabilité familiale et le soutien personnel. Les jeunes de la rue sont beaucoup plus susceptibles d'avoir vécu de grandes perturbations dans leur jeune enfance. Le jour de leur 13e anniversaire, moins d'un quart de ces jeunes avaient la même situation familiale que lors de leur naissance. La prévalence était beaucoup moins grande chez les autres jeunes. Soixante pour cent des jeunes de la population générale vivaient encore dans le même contexte familial que celui de leur naissance. Il n'était pas rare que les jeunes de la rue aient connu de 25 à 30 foyers différents, en plus d'être sous la tutelle du gouvernement.

Je tiens à préciser que les jeunes de la rue ont été, pour diverses raisons, relativement défavorisés par des événements qui sont intervenus dans leur petite enfance et qu'ils ont été confrontés à certains aspects de la vie adulte beaucoup plus tôt que les jeunes de l'échantillon aléatoire. Je vais vous donner quelques exemples.

Résidence : les jeunes de la rue ont été séparés de leurs parents ou d'un membre de la famille biologique beaucoup plus tôt que les autres jeunes. À 15 ans, plus de la moitié des jeunes de la rue avaient vécu plus d'une année entière loin de leur famille. C'était le cas pour moins de 8 p. 100 des jeunes de l'échantillon aléatoire.

La fréquentation scolaire suit le même schéma. À 15 ans, près des deux tiers des jeunes de la rue ne fréquentent plus régulièrement l'école, contrairement à la presque totalité des jeunes de l'échantillon aléatoire.

La dépendance financière suit également le même schéma. Essentiellement, les jeunes de la rue sont forcés beaucoup plus tôt de trouver de l'argent pour subvenir à leurs besoins.

Pour obtenir de l'argent, ils essaient de décrocher un travail normal, mais ils ont beaucoup de difficultés à en trouver. Ils mendient, ils vendent des drogues et — dans le cas d'un petit pourcentage de notre étude — ils se livrent au commerce du sexe pour obtenir de l'argent. Cela ne leur rapporte pas beaucoup — en moyenne 70 $ canadiens par semaine en additionnant toutes leurs sources de revenu — mais c'est ce qu'ils doivent faire pour survivre. Les jeunes de l'échantillon aléatoire ont des emplois à temps partiel, mais l'argent qu'ils gagnent leur sert à acheter des articles de luxe plutôt qu'à payer leur nourriture et leur logement.

En ce qui a trait aux liens personnels, les jeunes de la rue ont tendance à s'associer et à tisser ce qu'ils appellent des relations personnelles, beaucoup plus tôt que les autres jeunes.

Enfin, dans le domaine des comportements à risque, nous avons demandé aux jeunes de la rue s'ils ont déjà dû se prostituer pour survivre. Dix-sept répondants sur 150 — soit un peu moins de 12 p. 100 — ont signalé qu'ils ont dû le faire. Le nombre de jeunes qui avaient dû recourir à la prostitution était à peu près réparti de manière égale entre les deux sexes — il y avait en fait un garçon de plus que les filles — et ils étaient plus nombreux à être d'origine autochtone. Là encore, confirmant les autres données que nous avons recueillies, ils étaient beaucoup plus nombreux à être homosexuels ou bisexuels qu'hétérosexuels.

La consommation d'alcool et de drogues est un autre comportement à risque qui a une prévalence importante dans ce groupe. Les jeunes de la rue consomment de l'alcool et des drogues beaucoup plus tôt. Vers 18 ans, la plupart des jeunes de l'échantillon aléatoire consomment aussi de la marijuana et de l'alcool, mais les jeunes de la rue sont plus susceptibles de faire usage d'autres drogues toxicomanogènes.

Enfin, je vais vous présenter quelques données en provenance des études encore en cours que nous consacrons aux prostitués adultes. Nos recherches portent sur un échantillon varié qui comprend des hommes et des femmes aux orientations sexuelles différentes qui travaillent dans la rue ou ailleurs. Les organismes communautaires ont beaucoup participé à notre étude. L'âge moyen des personnes faisant l'objet de cette étude était de 34 ans; 80 p. 100 environ étaient des femmes et 15 p. 100 des Autochtones.

Nous avons recueilli des données sur les sévices physiques et sexuels. Environ 42 p. 100 des travailleurs du sexe ont déclaré avoir été victimes de violence physique et un peu plus de 50 p. 100 ont signalé des sévices sexuels. Les hommes et les femmes ont déclaré être victimes de beaucoup de violence physique et sexuelle; les hommes déclarant plutôt des sévices physiques et les femmes des sévices sexuels.

Nous avons noté une variable très importante. Près de 60 p. 100 des personnes interrogées ont reçu une assistance à un certain moment donné. Une deuxième variable importante : seulement 40 p. 100 ont terminé leurs études secondaires et 60 p. 100 ont quitté l'école avant la dernière année.

Lorsque nous avons réalisé nos analyses concernant ce groupe, nous avons découvert que les travailleurs du sexe pratiquant leurs activités dans la rue risquent beaucoup d'être exploités dans leurs relations, de subir la violence de la part de leurs clients, du public en général et aussi, dans une certaine mesure, de la part de la police. Ce groupe de travailleurs du sexe est aussi beaucoup plus amené à utiliser des drogues intraveineuses et à vivre toutes sortes de difficultés au cours de leur existence.

Mes données diffèrent légèrement par rapport aux autres parce que nous n'avons pas étudié seulement les personnes qui ont été victimes d'exploitation sexuelle lorsqu'elles étaient jeunes ou lorsqu'elles pratiquaient la prostitution en tant qu'adultes. Les leçons que nous en avons tirées jusqu'à maintenant sont que nous devons soutenir les familles vulnérables, en particulier les familles monoparentales, les familles dont les parents sont jeunes, ainsi que les familles autochtones; et nous devons offrir des services particuliers aux jeunes de la rue. Au Canada, la plupart des services offerts aux jeunes prennent fin à 18 ans alors que les difficultés auxquelles font face les jeunes que nous avons rencontrés dans le cadre de notre étude, y compris ceux qui se prostituent pour survivre, ne disparaissent pas à cet âge. Nous devons mettre en place des services sur mesure afin d'aider ces jeunes à faire une transition réussie vers l'âge adulte.

Nous devons faire bien attention à la notion de victimisation, car elle est essentiellement associée à un sexe et concerne principalement les jeunes filles. Elle ne correspond pas réellement au vécu de tous les jeunes de la rue. Nous avons rencontré beaucoup d'entre eux au cours de notre étude.

Premièrement, ils ne représentent pas une population homogène. Les garçons risquent autant que les filles d'être exploités et les jeunes qui ne sont pas hétérosexuels font face également à de grandes difficultés. C'est pourquoi il faut nuancer la notion traditionnelle de victimisation énoncée dans certains documents de criminologie.

Nous devons nous informer auprès des jeunes eux-mêmes. Nous devons écouter leurs points de vue. Nous devons les laisser parler des difficultés auxquelles ils font face, les laisser nous dire pourquoi ils se prostituent pour survivre et quels sont les dangers auxquels ils doivent s'exposer pour survivre, notamment vendre des drogues et se livrer à d'autres actes criminels.

Notre recherche nous amène naturellement à brosser ce tableau complexe, puisque nous ne nous sommes pas intéressés à une activité unique.

Quant aux recommandations, nous pensons qu'il faut envisager des interventions au micro-niveau, au niveau moyen et au macro-niveau. Au micro-niveau, nous devons offrir des services aux jeunes qui sont en proie à des troubles psychologiques, qui éprouvent des difficultés en raison de leur orientation sexuelle, qui n'entrent pas dans un cadre particulier, ainsi qu'aux Autochtones qui sont victimes de discrimination. Nous devons les aider à retrouver l'estime de soi et à bâtir des relations. Au niveau moyen, nous devons offrir des programmes parallèles d'éducation, de formation et d'emploi, et cetera. Au macro-niveau, nous devons intervenir pour aider les familles à rester unies lorsqu'elles sont fonctionnelles et pour améliorer la qualité des services de soins gouvernementaux offerts aux enfants qui ne peuvent plus rester dans leur famille.

Quant à la situation des sans-abri ou des individus qui vivent dans la rue, nous devons trouver un moyen d'enrayer les inégalités de plus en plus grandes au sein de notre société. De plus en plus, les jeunes sont nombreux à se retrouver dans la rue et certains n'ont d'autres choix que de se tourner en partie vers la prostitution pour survivre.

La présidente : Merci. Vous nous avez tous deux donné de nombreuses informations dont beaucoup découlent de vos recherches. J'ai beaucoup de difficulté à réagir. Il faudra que j'y revienne, comme je le faisais à l'université, et que j'examine les prémisses sur lesquelles vous vous êtes appuyés. Je peux vous assurer que je ferai ce travail.

Le sénateur Dallaire : Monsieur Estes, comment 1,3 million d'enfants peuvent-ils échapper à une organisation comme le système scolaire? Quand ils font l'école buissonnière, ils deviennent des vagabonds.

M. Estes : L'absence de ces enfants qui quittent l'école ne passe pas inaperçue. La police lance sur le champ des avis de recherche et des mesures sont prises immédiatement pour les retrouver. Tous les efforts possibles sont déployés pour rendre ces enfants à leurs familles.

D'ailleurs, ces enfants prennent souvent contact avec d'autres membres de leur famille, c'est-à-dire...

(Difficultés techniques.)

La présidente : Nous avons perdu la communication.

Le sénateur Dallaire : Il y a une question que j'aimerais poser au professeur, si c'est possible, si l'on peut rétablir la communication.

Madame Benoit, vous avez dit que 30 p. 100 des enfants ont été confiés à la garde des services sociaux à un moment ou un autre. Je crois que vous avez dit que seulement 25 p. 100, un chiffre énorme, reconnaissent qu'ils ont eu une sorte de foyer. Lorsqu'ils se trouvent dans la rue, est-ce qu'ils perdent tout contact avec la notion de foyer ou de lieu où ils pourraient vivre en sécurité, ou est-ce qu'ils souhaitent au contraire retrouver la sécurité d'un foyer?

Mme Benoit : C'est une très bonne question. Nous avons demandé aux jeunes quelles étaient les personnes avec lesquelles ils s'associent lorsqu'ils sont dans la rue et s'ils conservent des contacts avec leur mère ou leur père ou un parent d'adoption. Nous avons été agréablement surpris d'apprendre que beaucoup d'entre eux, la majorité — environ 60 p. 100 — étaient en contact avec leur mère et un plus petit nombre avec leur père. Les pères ont tendance à être moins présents au début. Un certain nombre de jeunes étaient en contact avec un oncle ou une tante, parfois avec un travailleur social.

Par ailleurs, la grande majorité d'entre eux se constituent une sorte de foyer lorsqu'ils sont dans la rue. Ils ont une communauté d'amis. On a souvent tendance à penser que ces amis de la rue n'ont pas une influence positive, mais cela n'est pas vrai dans beaucoup de cas. Il y a une personne qui leur est plus proche et dont ils prennent soin; ils peuvent avoir un groupe auquel ils s'associent régulièrement et ils peuvent avoir des contacts avec le personnel d'un organisme de services. Par exemple, les jeunes de Victoria aiment fréquenter la Victoria Youth Clinic où ils peuvent obtenir de la nourriture et des traitements médicaux, mais où ils trouvent aussi un esprit de camaraderie.

Ils recherchent toutes ces choses et ils demeurent très positifs quant à leur avenir. Nous leur avons demandé s'ils étaient heureux et s'il y avait des gens qui les inspiraient et la majorité d'entre eux nous ont répondu par l'affirmative. Les jeunes qui éprouvent le plus de difficultés sont ceux qui viennent de loin, d'autres régions du Canada ou parfois même de l'étranger. Ils sont nouveaux dans la région et plus isolés, plus déconnectés de leur famille ainsi que des autres jeunes.

Le sénateur Dallaire : Si vous entrez en contact avec un membre de la famille de l'enfant fugueur, est-ce que vous essayez délibérément de mettre le parent ou la personne de la famille biologique de l'enfant en relation avec le jeune afin de rétablir un lien et de sortir le jeune de la rue?

Mme Benoit : Presque tous les jeunes de la rue que nous avons rencontrés dans le cadre de notre étude sont connus du ministère, le Ministry of Children and Family Development. Comme vous le savez, 30 p. 100 d'entre eux avaient déjà un lien avec ce ministère. Les autres étaient déjà plus ou moins connus, puisque nous avons travaillé en étroite collaboration avec le ministère pour les besoins de notre étude. Beaucoup de parents savent où sont leurs enfants. Certains sont fugueurs, mais la grande majorité d'entre eux ne le sont pas. La vaste majorité des enfants ne se cachent pas, mais ils ne veulent pas habiter chez eux pour de multiples raisons — peut-être parce que leurs parents les rejettent à cause de leur orientation sexuelle ou parce que, dans certains cas, ils risquent d'être agressés sexuellement chez eux, ou pour toutes sortes d'autres raisons. Nous avons été surpris de constater combien d'informations le ministère possédait sur les jeunes de la rue.

Le sénateur Dallaire : Est-ce que nous insistons pour que les familles biologiques reprennent contact avec leurs enfants? Est-ce que nous donnons aux familles les outils nécessaires pour qu'elles puissent renouer avec leurs enfants et les tirer de la rue? Est-ce que nous misons sur la famille?

Mme Benoit : Certaines organisations le font. Nous travaillons avec CAFCA, un organisme qui s'efforce de rétablir le contact entre les jeunes de la rue et leurs parents. Nous collaborons également avec la Victoria Youth Empowerment Society ainsi qu'avec d'autres organismes. Dans certains cas, les parents n'ont pas les moyens financiers nécessaires de s'occuper du jeune, ou sont incapables de le faire pour d'autres raisons. Une partie des jeunes de la rue proviennent de familles de sans-abri et, dans ce cas, les organismes font vraiment des efforts pour établir des liens avec le jeune. Cependant, tout au moins d'après notre étude, les jeunes proviennent souvent de milieux défavorisés et nous sommes encore confrontés à cet immense défi, car il y a de moins en moins de services disponibles pour les familles.

La présidente : Nous avons perdu la communication avec le professeur Estes, mais nous avons tous les documents qu'il nous a fournis.

Madame Benoit, vous nous avez fourni beaucoup de données contextuelles et résultats de vos recherches. Nous en tiendrons certainement compte dans notre étude.

Si nous avons d'autres questions à mesure que nous examinerons ces informations, je suppose que nous pourrons les adresser à nos deux témoins afin d'obtenir leurs commentaires.

J'aimerais remercier la professeure Benoit et, en son absence, le professeur Estes.

(La séance est levée.)


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