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TRCM - Comité permanent

Transports et communications


LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES TRANSPORTS ET DES COMMUNICATIONS

TÉMOIGNAGES


OTTAWA, le mercredi 9 juin 2021

Le Comité sénatorial permanent des transports et des communications se réunit aujourd’hui, à 18 h 30 (HE), par vidéoconférence, pour étudier le projet de loi S-225, Loi modifiant la Loi sur le droit d’auteur (rémunération pour les œuvres journalistiques).

Le sénateur Michael L. MacDonald (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président : Honorables sénateurs, je m’appelle Michael MacDonald. Je suis un sénateur du Cap-Breton, en Nouvelle-Écosse, et je suis le président de ce comité.

Nous tenons aujourd’hui cette séance du Comité sénatorial permanent des transports et des communications par vidéoconférence. Les participants sont priés de garder leur micro en sourdine en tout temps. Avant de parler, veuillez attendre que votre nom soit annoncé. Je demanderai aux sénateurs de bien vouloir utiliser la fonction « main levée » pour que l’on sache qu’ils veulent s’exprimer. Une fois que le président vous a donné la parole, veuillez faire une pause de quelques secondes pour laisser le signal audio vous rattraper. Veuillez parler lentement et clairement, et ne pas utiliser le haut-parleur.

Je demanderai également aux membres de s’exprimer dans la langue qu’ils ont choisi d’écouter. Si vous avez choisi d’écouter l’interprétation en anglais, parlez uniquement en anglais. Si vous avez choisi d’écouter l’interprétation en français, parlez uniquement en français. Si vous n’avez pas recours à l’interprétation, vous pouvez vous exprimer dans l’une ou l’autre langue, mais évitez de passer d’une langue à l’autre au cours de la même intervention.

Si vous éprouvez des difficultés techniques, notamment en ce qui a trait à l’interprétation, veuillez le signaler au président ou à la greffière, et nous nous efforcerons de résoudre le problème. Si vous rencontrez d’autres difficultés techniques, veuillez contacter la greffière du comité en utilisant le numéro d’assistance technique fourni. Notez que nous pourrions devoir suspendre la séance pendant ce temps, car nous devons nous assurer que tous les membres sont en mesure de participer pleinement.

Enfin, je tiens à rappeler à tous les participants que les écrans Zoom ne doivent être ni copiés, ni enregistrés, ni photographiés. Vous pouvez toutefois utiliser et partager les délibérations officielles publiées sur le site SenVu.

Nous poursuivons aujourd’hui notre étude du projet de loi S-225, Loi modifiant la Loi sur le droit d’auteur (rémunération pour les œuvres journalistiques). Dans le premier groupe de témoins, nous avons Erin Finlay, associée, Stohn Hay Cafazzo Dembroski Richmond LLP; Francis Sonier, président de Réseau.Presse; Jean-Hugues Roy, journaliste et professeur à l’École des médias de l’Université du Québec à Montréal; et Edward Greenspon, président-directeur général du Forum des politiques publiques.

Dans le deuxième groupe, nous entendrons le témoignage de Jason Kee, conseiller en affaires gouvernementales et en politique publique chez Google Canada.

Je tiens à remercier tous nos témoins d’être présents ce soir. J’invite Me Finlay, M. Roy, M. Sonier et M. Greenspon à présenter leur déclaration liminaire, puis nous passerons aux questions des sénateurs.

Maître Finlay, nous allons commencer par vous.

Me Erin Finlay, associée, Stohn Hay Cafazzo Dembroski Richmond LLP, à titre personnel : Honorables sénateurs, je vous suis très reconnaissante de m’avoir invitée à comparaître devant vous ce soir pour discuter du projet de loi S-225.

Les membres de mon cabinet et moi-même sommes spécialisés dans le droit d’auteur et le droit du divertissement, et nous représentons des clients issus des secteurs du cinéma, de la télévision, de la musique et de l’édition. Bien que je représente certains clients du secteur de l’édition des médias d’information, je suis ici ce soir à titre personnel et non au nom de l’un de mes clients ou des clients de mon cabinet. Je vous demanderais de considérer mes commentaires de ce soir comme les miens et de ne les attribuer à personne d’autre.

Tout d’abord, je tiens à féliciter et à remercier le sénateur Carignan d’avoir déposé ce projet de loi. Je suis tout à fait d’accord pour dire que nous avons besoin d’offrir un soutien supplémentaire au journalisme et aux médias d’information dans notre pays. Il est plus que jamais impératif que nous possédions une voix canadienne unique; que nos opinions et nos voix soient exprimées, entendues et lues, et que ceux qui créent le contenu que nous lisons et aimons tous soient rémunérés équitablement quand on utilise leurs œuvres.

Je compte axer mes commentaires principalement sur les aspects techniques du projet de loi. D’autres personnes ont parlé — et je m’attends à ce qu’on en parle encore — des raisons pour lesquelles un changement législatif pourrait être nécessaire. En substance, l’argument est le suivant : les géants étrangers de la technologie, comme Google et Facebook, ont détourné 80 % de tous les revenus publicitaires en ligne vers leurs plateformes. Ces entreprises technologiques gagnent de l’argent en distribuant du contenu de valeur créé et détenu par d’autres personnes. Ce faisant, elles profitent des créateurs et cannibalisent souvent les marchés des titulaires de droits d’auteur en reversant une part minime, voire nulle, de ces revenus aux créateurs du contenu.

La question qui se pose alors — du moins selon moi — est de savoir comment garantir au mieux une rémunération adéquate des journalistes et des éditeurs de médias d’information lorsque leurs œuvres sont utilisées par des plateformes en ligne.

Si j’ai bien compris, le projet de loi vise à répondre à cette question en créant un droit à la rémunération pour les œuvres journalistiques en vertu de la Loi sur le droit d’auteur et en encourageant l’établissement d’un régime de licences afin de garantir qu’une partie de l’argent revienne aux créateurs du contenu.

Malheureusement, je pense que le projet de loi n’accomplit pas ce qu’il était censé accomplir. Au mieux, il crée de la confusion dans notre loi sur le droit d’auteur; et au pire, il pourrait en fait réduire ou supprimer la protection du droit d’auteur dont bénéficient déjà les journalistes et les éditeurs de médias d’information.

Au Canada, les journalistes et les éditeurs de médias d’information disposent déjà de droits d’auteur complets et exclusifs pour leurs articles et leurs journaux — et ce, tant sur support papier que numérique — conformément à l’article 3 de la Loi sur le droit d’auteur. Si vous me le permettez, je vais enfiler ma casquette d’avocate — que je n’ai peut-être jamais retirée — et vous expliquer pourquoi cette protection figure déjà dans notre loi.

La Loi sur le droit d’auteur protège les articles et les journaux dans leur ensemble en tant qu’œuvres littéraires et confère aux journalistes et aux éditeurs de médias d’information le droit exclusif de produire ou de reproduire des œuvres littéraires et autres, ou toute partie substantielle d’œuvres littéraires, et de présenter ces œuvres en public, ainsi que le droit d’autoriser des tiers à le faire. Le droit de représentation comprend le droit de communiquer l’œuvre au public par télécommunication, ce qui inclut la communication de l’œuvre sur Internet.

L’exclusivité totale des droits d’auteur confère aux titulaires le droit de contrôler la manière dont leurs œuvres sont utilisées, sous réserve des exceptions qui peuvent s’appliquer. Les titulaires de droits d’auteur contrôlent généralement ces droits par le biais d’accords d’octroi de licence volontaire ou d’accords en vertu desquels les droits sont échangés et négociés contre un montant d’argent versé aux créateurs et aux titulaires de droits d’auteur.

Par exemple, les créateurs d’œuvres journalistiques, telles qu’ils sont définis dans le projet de loi, peuvent aujourd’hui former des sociétés de gestion des droits d’auteur et concéder des licences pour leurs œuvres dans le cadre d’un système d’octroi de licences collectif, y compris à Google, Facebook et d’autres plateformes. À ce jour, cependant, les titulaires de droits d’auteur ont choisi de ne pas concéder ces utilisations à ces plateformes de cette façon, et cela reste leur prérogative en tant que titulaire de droits d’auteur.

Le droit à la rémunération tel qu’il est proposé dans le projet de loi est ce que nous appelons un droit voisin. Un droit voisin n’équivaut pas — et, pour être franc, est inférieur — à un droit d’auteur intégral au titre de l’article 3 de la loi. À titre d’exemple, le droit à la rémunération tel qu’il est proposé dans le projet de loi ne dure que deux ans. Les droits d’auteur relatifs à une œuvre littéraire durent généralement entre 50 et 70 ans à compter de la date du décès de l’auteur. Leur durée est donc nettement inférieure à celle des droits existants.

Au Canada, il est très rare qu’un droit à la rémunération existe parallèlement à un droit d’auteur intégral. Je crains qu’un droit à la rémunération de ce type, bien qu’il parte d’une bonne intention, ne soit interprété comme une atteinte aux droits d’auteur intégraux dont jouissent déjà les journalistes et les éditeurs de médias d’information. Il pourrait être nécessaire d’apporter d’autres modifications ou corrections à la Loi sur le droit d’auteur, mais les journalistes et les éditeurs disposent actuellement des droits dont ils ont besoin pour accorder des licences par le biais du système d’octroi de licences collectif ou de toute autre manière, au titre de l’article 3 de la loi.

La crise du journalisme d’aujourd’hui n’est pas un problème de protection des droits d’auteur, mais plutôt un problème de position de négociation. Les géants mondiaux de la technologie et les plateformes ne veulent pas s’asseoir à la table pour négocier une rémunération raisonnable pour l’utilisation d’œuvres journalistiques sur leurs plateformes. Nous devons les encourager à s’asseoir à la table des négociations et, à mon avis, c’est ce sur quoi nous devrions concentrer nos efforts dès maintenant.

Enfin, j’invite votre comité à mener une vaste consultation sur ce sujet. Si l’industrie de l’édition et les journalistes eux-mêmes ne vous ont pas dit que c’était la solution qu’ils recherchaient, ne leur imposez pas de régimes de licence à moins qu’il n’y ait un large consensus parmi les titulaires de droits d’auteur qui seront touchés par cette mesure.

Je serais heureuse de parler des aspects techniques particuliers du projet de loi et de répondre à toute autre question que vous pourriez avoir. Je vous remercie encore une fois du temps que vous m’avez accordé ce soir.

Le président : Merci, maître Finlay. Nous allons maintenant entendre le prochain intervenant, M. Roy.

[Français]

Jean-Hugues Roy, journaliste et professeur, École des médias, Université du Québec à Montréal, à titre personnel : Merci à tous les membres du Comité des transports et des communications de cette invitation. Je salue le sénateur Carignan, qui a été maire de la ville voisine d’où je vous parle en ce moment, soit Deux-Montagnes. Je le remercie d’abord pour le projet de loi qu’il avait déjà présenté sur la protection des sources journalistiques. Le milieu du journalisme l’attendait depuis très longtemps. Je le remercie aussi pour le projet de loi S-225.

Il y a quelques semaines, Facebook a annoncé un partenariat avec 14 médias canadiens dans le cadre d’un projet qu’ils ont appelé News Innovation Test. Google négocie actuellement des ententes avec différents médias pour l’utilisation de leurs contenus journalistiques.

Il ne faut pas se leurrer par rapport à de telles initiatives. On ne les aurait pas vues si le ministre du Patrimoine, Steven Guilbeault, n’avait pas annoncé qu’il préparait un projet de loi pour forcer les géants du Web à partager leurs revenus avec le monde de l’information. Toutefois, le projet de loi de M. Guilbeault n’existe pas encore. Ce matin, une fois de plus, les médias d’information canadiens ont publié une lettre dans à peu près tous les journaux du pays pour rappeler sa promesse à M. Guilbeault, d’où l’importance de maintenir la pression sur les géants du numérique et l’intérêt du projet de loi S-225.

En 2020, j’ai estimé que Facebook avait réalisé un chiffre d’affaires de 210 millions de dollars canadiens grâce aux contenus journalistiques canadiens qui sont partagés sur ses plateformes. En exclusivité, pour le premier trimestre de l’année 2021, on peut présumer que la somme a atteint 63,4 millions de dollars. Ce montant représente une hausse de 40 % par rapport au premier trimestre de l’année 2020. Ces profits de 63 millions de dollars en trois mois pour Facebook, on peut les comparer aux 8 millions de dollars sur trois ans que Facebook a promis d’investir en information au Canada. Il y a ici un grand déséquilibre.

Le projet de loi S-225 est-il la bonne façon de corriger ce déséquilibre? Je n’en suis malheureusement pas certain. Le principal problème avec le projet de loi se trouve dans les définitions, que l’on retrouve au début du texte de loi, des termes « œuvre journalistique » et « organisation journalistique ». Elles sont, à mon avis, sont trop vagues. Si je me mets à la place d’un journaliste de Rebel News, par exemple, ou d’Alexis Cossette-Trudel, tout ce qui est écrit là-dedans s’applique à moi. Je crains que même des gens qui font de la désinformation puissent profiter de ce projet de loi. On pourrait pallier ce problème en allant chercher la définition de « journaliste » qu’on retrouve dans la Loi sur la preuve, mais cela ne réglerait pas complètement le problème. L’autre façon serait peut-être de s’inspirer de la loi australienne, qui a été adoptée en février et qui a notamment implanté deux tests. La loi australienne dit qu’une entreprise de presse, pour bénéficier de redevances de la part de Google et de Facebook, doit être enregistrée. C’est quelque chose qui existe déjà au Canada. L’Agence du revenu du Canada octroie un statut d’organisation journalistique enregistrée, et c’est un comité indépendant qui détermine en amont à qui ce statut peut être octroyé. Cependant, pour l’instant, il n’y a que deux organisations journalistiques qui en bénéficient.

L’Australie a aussi implanté un test de normes professionnelles. Il faut que les entreprises de presse soient membres de l’un des conseils de presse en Australie ou de l’équivalent de l’Association canadienne des radiodiffuseurs. Le projet de loi S-225 pourrait définir les organisations journalistiques comme celles qui adhèrent à un conseil de presse, ou encore mieux peut-être, définir les entreprises de presse comme celles dont le travail est certifié par une norme internationale comme celle que propose la Journalism Trust Initiative, une plateforme pilotée par Reporters sans frontières qui, à mon sens, pourrait devenir une norme ISO-9001 de la qualité journalistique.

D’autre part, je me demande si, dans le projet de loi, on prévoit la création d’une société de gestion, un genre de SOCAN du journalisme. Je ne suis pas certain que c’est un bon mécanisme pour redistribuer des redevances au milieu de l’information. Il peut y avoir des avantages à un pareil mécanisme. Cela exigerait, par exemple, que les plateformes ouvrent leurs bases de données pour voir comment l’information circule dans Facebook, Instagram, Messenger et WhatsApp. Dans ce cas, je dis bravo! Il serait même essentiel, à mon avis, que les chercheurs puissent avoir accès à ces données, toujours dans le respect de la vie privée des utilisateurs de ces plateformes, afin de prévenir la désinformation. Par contre, il y aurait des désavantages à une SOCAN du journalisme. Je n’arrive pas à voir comment on pourrait déterminer qu’une information donne droit à une redevance. Je n’ai pas de réponse à cette question. Toutefois, je soumets au comité que ce sont les médias eux-mêmes qui déposent leurs contenus dans les plateformes.

Il ne faudrait pas associer un paiement à un hyperlien. Vous ne voulez pas faire ça. Cela contrevient au fondement même du Web. Par ailleurs, il m’apparaît difficile de dire que tel reportage partagé sur Facebook a généré tels revenus. On ne peut pas dire non plus, aujourd’hui, qu’un éditorial de Brian Myles, publié le 31 mai, a rapporté au quotidien Le Devoir 0,67 $, par exemple, ou que celui qu’il a publié le 17 mai vaut 0,52 $. C’est l’ensemble de l’œuvre qui compte. Pour Facebook, l’œuvre mérite notre attention puisque 98 % de ses revenus proviennent de la vente de publicité. C’est parce qu’une partie de cette attention est générée grâce à des contenus journalistiques qu’on peut exiger de Facebook qu’elle en remette une partie aux producteurs de ces contenus. Je ne suis donc pas certain que l’approche du droit d’auteur est la meilleure.

En terminant, on peut se demander si c’est l’approche de l’Australie qui est la meilleure. Je n’en suis pas sûr non plus, parce que, plus j’y pense, plus j’aime le principe d’une taxe sur les services numériques, comme celle qui a été proposée dans le dernier budget. On prélève 3 % sur le chiffre d’affaires de toutes les entreprises du numérique, parce qu’on estime qu’elles tirent des revenus et des avantages des différents contenus canadiens, en culture et en information. Cette taxe représente donc leur participation au financement de ces contenus.

Le budget estime que 900 millions de dollars pourraient être générés au cours des cinq prochaines années avec une telle taxe. Ces montants pourraient être versés au Fonds des médias du Canada, dont le mandat pourrait être élargi pour inclure l’information. Ce serait des pairs, soit des journalistes, qui redistribueraient l’argent chaque année.

Je suis maintenant prêt à répondre à vos questions. Merci beaucoup.

[Traduction]

Le président : Merci, monsieur Roy. Nous allons maintenant entendre le prochain intervenant, M. Sonier. Veuillez prendre la parole.

[Français]

Francis Sonier, président, Réseau.Presse : Mesdames et messieurs les membres du comité, Réseau.Presse constitue l’unique réseau de journaux de langue française desservant la population franco-canadienne en situation minoritaire, et ce, depuis 1976.

Ces journaux communautaires francophones sont une vitrine sur la vie des communautés francophones minoritaires du Canada et ils sont aussi la pierre angulaire autour de laquelle s’articulent le développement et la vitalité de ces communautés.

Comme vous le savez, les médias affrontent des défis majeurs depuis plus de 10 ans et la situation ne cesse de se détériorer. La principale raison de ceci est que les annonceurs ont choisi de se tourner vers les géants du Web. Cependant, le gouvernement du Canada a également choisi de donner 70 % de son budget de publicité à Google et à Facebook, des géants américains qui ne paient aucune redevance en dépit des médias canadiens. Les journaux communautaires francophones en situation minoritaire ne font pas exception, et ils sont même doublement pénalisés, car ils n’ont pas la masse critique de lecteurs qui leur permet de générer des revenus publicitaires suffisants, et ce, pour mener leurs activités de manière satisfaisante.

Nous vous remercions de nous permettre de vous faire part de nos observations à la suite de notre analyse du projet de loi S-225. Ce dernier est certainement au centre de nos intérêts, puisque son intention est au cœur de nos préoccupations. Nous reconnaissons dans ce projet de loi un effort et une volonté de protéger les médias et nous vous en remercions.

D’entrée de jeu, nous souhaitons vous informer que Réseau.Presse travaille étroitement avec Médias d’Info Canada et la Coalition des éditeurs francophones, afin que le gouvernement fédéral adopte une loi exigeant que Google et Facebook négocient collectivement avec les médias canadiens. M. Roy a d’ailleurs mentionné tout à l’heure que nous avions fait une intervention aujourd’hui un peu partout au pays. À notre avis, cette loi doit être calquée sur le modèle adopté en Australie, car, en plus d’imposer à Google et à Facebook le paiement de redevances aux éditeurs de contenu, la loi australienne est accompagnée de mécanismes rigoureux de mise en œuvre. C’est pour cette raison que nous sommes d’avis que le projet de loi S-225 est prématuré. Nous comprenons le bien-fondé d’apporter des amendements à la Loi sur le droit d’auteur. Cependant, ceci ne peut être fait avant l’adoption d’une loi pour encadrer Google et Facebook.

La transversalité entre les deux lois est essentielle et le projet de loi S-225 doit tenir compte des dispositions de la future loi encadrant Google et Facebook, ce qui ne peut se produire avant que celle-ci soit promulguée. En parlant de transversalité entre les lois, nous souhaitons porter à votre attention les limites de la désignation « d’organisation journalistique canadienne » aux fins de la Loi de l’impôt sur le revenu. Nous invitons les distingués membres de ce comité à se pencher sur les critères qui désignent une organisation journalistique canadienne dans la mise en œuvre de cette loi. Vous vous apercevrez rapidement que ces critères sont assez restrictifs. En fait, ils sont si restrictifs qu’environ 75 % des journaux membres de Réseau.Presse ne sont pas en mesure d’obtenir cette désignation et de bénéficier des avantages fiscaux qui en découlent. C’est aussi le cas pour la majorité des petits journaux communautaires de tout acabit partout au pays.

Nous nous sommes également questionnés sur la proposition concernant les journalistes pigistes et l’octroi d’une licence à une organisation journalistique canadienne qui sera ensuite réputée être titulaire du droit d’auteur. En 2019, Réseau.Presse a dû traiter un dossier semblable et les journalistes pigistes ont alors refusé systématiquement de céder leurs droits d’auteur au journal auquel ils avaient accordé une licence. Ils ont dit que le fait d’exiger la cession de leurs droits d’auteur au-delà de la licence accordée causait un préjudice direct aux journalistes pigistes, car cela les empêchait de vivre de leurs œuvres journalistiques protégées au sens de la Loi sur le droit d’auteur.

Nous avons de fortes réserves quant à ce qui est proposé dans le projet de loi. Il ne faut pas oublier que, en raison des défis vécus par les journaux que j’ai mentionnés précédemment, les petits journaux n’ont presque plus de journalistes salariés et comptent généralement sur des journalistes pigistes.

Nous invitons les membres du comité à prendre le temps d’étudier cette question à fond afin de protéger les intérêts de cette masse critique de journalistes qui n’ont pas de salaire fixe et qui vivent exclusivement de leurs œuvres journalistiques.

Enfin, nous devons vous avouer que, chaque fois qu’un projet de loi qui a une incidence sur les médias de langue officielle en situation minoritaire est présenté, nous sommes toujours surpris de l’absence de réflexes permettant de vérifier systématiquement s’il y a certaines obligations à respecter en vertu de la Loi sur les langues officielles. Nous nous retrouvons par la suite en mode rattrapage. Nous faisons des représentations pour faire respecter nos droits linguistiques, et, parfois, nous devons nous adresser au commissaire aux langues officielles pour les faire valoir. Cela pourrait être évité si les législateurs étaient proactifs au lieu d’être réactifs.

En conclusion, à l’occasion de leurs travaux sur le projet de loi S-225, nous osons espérer que les distingués membres du comité mettront le projet de loi S-225 en veilleuse afin de l’arrimer à la future loi qui encadrera notamment Google et Facebook, qu’ils tiendront compte des limites des critères d’application d’une organisation journalistique canadienne dans la Loi de l’impôt sur le revenu et qu’ils s’assureront que les plus petits journaux qui ne satisfont pas à ces critères sont aussi protégés par le projet de loi S-225.

Nous reverrons également les dispositions concernant les journalistes pigistes dans le projet de loi afin de ne pas leur causer de préjudice et de protéger les droits d’auteur de leurs œuvres journalistiques et, enfin, nous vérifierons quelles dispositions de la Loi sur les langues officielles doivent être appliquées au projet de loi S-225.

Je vous remercie de votre attention et de l’invitation.

Le président : Merci beaucoup, monsieur Sonier.

[Traduction]

Edward Greenspon, président et chef de la direction, Forum des politiques publiques, à titre personnel : Bonsoir, sénateurs. En tant que personne qui a travaillé pendant des décennies dans le secteur du journalisme et qui s’occupe maintenant de faire en sorte que les journalistes puissent continuer de travailler pendant encore des décennies, je vous suis reconnaissant de reconnaître le rôle essentiel que joue le journalisme dans le bien public et la nécessité de le financer au Canada.

Je pense toujours qu’il vaut mieux commencer par se demander quel est le problème que nous cherchons à résoudre et, à mon sens, le problème qui nous occupe en ce moment n’est pas celui du droit d’auteur; le droit d’auteur est simplement un moyen de réaffecter des fonds. Le problème, c’est plutôt que les producteurs du journalisme sont aux prises avec un modèle économique défaillant dans lequel les revenus sont grugés depuis une dizaine d’années. Normalement, en tant que législateurs, vous ne devriez pas vous soucier de cela. Lorsqu’on m’a demandé d’enquêter sur l’industrie du journalisme dans le cadre d’une étude dont le titre est devenu Le miroir éclaté, j’ai déclaré que les gouvernements n’avaient pas à renflouer les médias d’information, mais qu’ils étaient responsables de la santé de notre démocratie. Si cela conduisait les gouvernements à prendre des mesures spéciales pour protéger le journalisme, leurs interventions seraient alors justifiées, mais uniquement dans ce cas.

Dans son rapport sénatorial historique de 1970, intitulé Le miroir équivoque, le regretté sénateur Keith Davey a déclaré ce qui suit :

Ce qui arrive à l’industrie du ketchup, des bardeaux ou d’un quelconque bidule nous touche en tant que consommateurs. Ce qui arrive à l’industrie de l’édition nous touche en tant que citoyens et citoyennes.

Par conséquent, nous devrions comprendre clairement que le problème menace un service démocratique essentiel.

Je tiens à préciser que je ne parle pas uniquement de la presse écrite ou des exploitants de médias d’information de longue date, mais de tous ceux qui investissent dans la collecte de nouvelles originales destinées aux membres du public canadien, en tant que citoyens, quel que soit la plateforme, la méthode de narration ou le modèle économique utilisé.

Au cours de son témoignage, le sénateur Carignan a déclaré qu’il existe « une foule de possibilités pour remédier à l’appauvrissement relatif de l’industrie de l’information au Canada ». En recommandant l’utilisation de la Loi sur le droit d’auteur, il soutient une approche légitime, mais je pense que cette approche n’est pas nécessairement la plus directe. Je mentionne encore une fois que le problème central que nous essayons de résoudre est lié au fossé financier qui s’est creusé entre les producteurs de nouvelles originales, qui emploient des journalistes professionnels, et les principaux distributeurs de cette information qui offrent plutôt des plateformes pour publier le contenu créé principalement par des utilisateurs.

Je ne crois pas que nous devions reprocher à ces plateformes leur réussite. Même si je pense qu’elles doivent assumer la responsabilité découlant du rôle qu’elles jouent dans la diffusion en ligne de propos haineux et de désinformation, c’est une question à étudier un autre jour. Je suis sûr que vous les entendrez dire que les producteurs de nouvelles peuvent bloquer les recherches provenant des plateformes s’ils le souhaitent, ou que les liens et les grands titres constituent une utilisation équitable des œuvres protégées par le droit d’auteur et qu’ils sont souvent publiés par les éditeurs eux-mêmes. Ces arguments ne sont pas déraisonnables. Néanmoins, vous devez vous concentrer sur les conséquences sociales et l’intérêt public. En fin de compte, une presse en faillite ne peut pas exercer les fonctions d’une presse libre. Alors, que pouvons-nous faire?

Permettez-moi de faire une comparaison historique. Lorsque les câblodistributeurs, qui diffusaient du contenu produit par d’autres entreprises, ont commencé à récolter une part disproportionnée des revenus, les gouvernements ont instauré des redevances que les câblodistributeurs devaient verser pour rediriger une partie de ces fonds vers les sociétés de production. Ce n’était pas parce que les câblodistributeurs étaient de mauvais acteurs. C’était parce que la capacité de raconter des histoires canadiennes était considérée comme étant dans l’intérêt public, et puisque les câblodistributeurs récoltaient ces dividendes, il semblait raisonnable et juste qu’ils redistribuent 5 % de leurs gains.

Je souhaite parler du contexte du modèle australien, et je tiens à mentionner rapidement trois problèmes liés à ce modèle.

Premièrement, je crains que les grandes plateformes privilégient les accords conclus avec de grandes entreprises de presse. Cela pourrait tenir à l’écart les producteurs d’informations locales, les entreprises en démarrage et d’autres entreprises.

Deuxièmement, bien que le fondement de la politique soit censé être un arbitrage exécutoire, je crains que le déséquilibre du pouvoir qui existe même entre un collectif d’éditeurs de nouvelles et les plateformes mondiales ne permette pas que cela se produise. La capitalisation boursière combinée de Facebook, Amazon, Apple, Netflix et Google en date du 31 décembre, c’est-à-dire la date de mon dernier examen, était supérieure au PIB de tous les pays du monde, à l’exception de la Chine et des États-Unis. Par conséquent, il pourrait s’avérer difficile d’obtenir des résultats équilibrés.

Troisièmement, le fait d’inviter les plateformes à négocier des accords avec des éditeurs particuliers pourrait gravement fausser le marché de l’information. Depuis des décennies, les gens s’inquiètent du fait que les annonceurs influencent les programmes d’information. En fait, il était difficile de trouver un annonceur qui possédait une part de marché suffisante pour le faire, c’est-à-dire un annonceur qui contribuait à plus de 1 ou 2 % des revenus totaux d’un éditeur. En revanche, je peux très bien imaginer que les revenus versés par une plateforme en vertu de ce système puissent représenter 10 % ou plus des revenus d’une agence de presse. Ces plateformes ont leurs propres gigantesques programmes de politiques publiques, notamment en matière de politique fiscale, de surveillance réglementaire, de données, et cetera.

Vous êtes ici pour renforcer la presse indépendante, et non pour créer de nouvelles dépendances.

Comme on vous l’a dit, Facebook a annoncé récemment qu’il allait verser des sommes à certains éditeurs canadiens. Toutefois, il a refusé de divulguer les montants de ces versements. Comme pour ce qui est de la dépendance, l’absence de transparence est problématique.

À mon avis, il n’y a rien d’intrinsèquement néfaste dans le projet de loi que vous avez devant vous. Certains aspects particuliers posent problème, mais il n’y a rien de nuisible dans le projet de loi. L’adoption d’une approche collective en matière de droit d’auteur a fonctionné dans d’autres secteurs. Cependant, selon moi, la question est de savoir si cette approche complique inutilement les choses. Qu’est-ce qui constitue une utilisation équitable et qu’est-ce qui ne l’est pas? Quelle est la valeur d’une nouvelle particulière? L’arbitrage exécutoire fonctionnera-t-il vraiment? Réglons-nous le problème de fond de la manière la plus efficace possible? Toutes les personnes qui participent à la production d’« œuvres journalistiques », comme l’indique le projet de loi, contribuent-elles à la démocratie? Je ne suis pas certain qu’il soit nécessaire que tous aient accès aux revues de luxe et aux tabloïds criminels, par exemple.

Dans son récent budget, le gouvernement fédéral a proposé une taxe sur les services numériques correspondant à 3 % de leurs revenus. Cette taxe ressemble aux redevances versées par les câblodistributeurs et à la première recommandation du rapport Le miroir éclaté, qui demandait qu’une taxe ou une redevance soit perçue sur les ventes de publicités numériques par des entreprises qui n’apportent aucun soutien au journalisme canadien.

Bien sûr, cela soulève des questions distinctes sur la façon de réaffecter les fonds aux producteurs de nouvelles. La solution pourrait résider dans une mesure comme le Fonds des médias du Canada, mais je pense que le public canadien se méfierait de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire dans une telle allocation des fonds. Mieux encore, je pense qu’on pourrait concevoir une formule d’allocation transparente et objective, comme dans le cas du crédit d’impôt pour la main-d’œuvre journalistique canadienne de 2019, que le Forum des politiques publiques — je suis heureux de le dire — a aidé à concevoir.

C’est avec plaisir que je répondrai à vos questions. Je vous remercie de me donner l’occasion de participer à vos délibérations.

Le président : Merci, monsieur Greenspon.

Nous allons maintenant passer aux séries de questions.

La sénatrice Simons : Je remercie infiniment tous nos invités. J’aimerais adresser ma première série de questions à Me Finlay. Au cours de la séance de la semaine dernière, nous avons débattu de la question de savoir si les hyperliens devaient ou non faire partie du projet de loi et si la reproduction d’un grand titre ou du début d’un article constituait ou non un enjeu substantiel.

Pourriez-vous nous expliquer la teneur de la loi sur le droit d’auteur en ce qui concerne le partage de liens et l’utilisation équitable, ainsi que ce qui constitue une utilisation équitable en vertu de la loi canadienne?

Me Finlay : Merci, sénatrice Simons.

Il existe une certaine jurisprudence sur les hyperliens et sur la question de savoir s’ils font appel au droit à la reproduction. Jusqu’à présent, dans le cadre des quelques affaires qui ont été portées devant les tribunaux, il a été conclu que les hyperliens ne sont pas protégés par le droit d’auteur. Je ne vais pas dire que c’est un principe juridique bien établi, parce que ces affaires n’ont pas encore franchi toutes les étapes de la procédure judiciaire, mais c’est l’état actuel de la législation sur les hyperliens.

Les grands titres sont aussi en quelque sorte un point d’interrogation. Le fondement du droit d’auteur est qu’il protège la totalité d’une œuvre ou une partie substantielle d’une œuvre. Un grand titre, selon... laissez-moi revenir brièvement en arrière.

Ce qui constitue une partie substantielle d’une œuvre est évalué de deux manières : d’une manière quantitative et d’une manière qualitative. Il ne s’agit pas seulement de savoir si j’ai emprunté cinq secondes d’une chanson ou si j’ai emprunté trois phrases d’un article de 40 pages. Il s’agit aussi de l’importance de la partie empruntée par rapport à l’ensemble de l’œuvre. Si vous empruntez le cœur même de l’œuvre, même s’il ne s’agit que d’une phrase tirée d’un article de 40 pages, cela peut représenter une partie substantielle de l’œuvre et être protégé par le droit d’auteur.

Les règles de l’utilisation équitable font constamment l’objet de discussions. Au Canada, l’utilisation équitable est l’exception, et non l’usage loyal, mais ce n’est pas non plus une simple exception. C’est le droit de l’utilisateur canadien, selon la Cour suprême du Canada. Par conséquent, nous devons constamment trouver un juste équilibre entre les droits des titulaires de droits d’auteur et les droits des utilisateurs. L’utilisation équitable est toujours contextuelle et dépend toujours des circonstances de l’affaire.

Je ne peux pas vous dire avec certitude si l’utilisation d’un paragraphe sera ou non une utilisation équitable. Il y a un certain nombre de facteurs qu’un tribunal prendrait en considération, mais il s’agit toujours d’une question à régler, et elle est toujours en jeu lorsque nous parlons de la reproduction d’œuvres littéraires et autres.

La sénatrice Simons : Ce qui m’inquiète, c’est que si le projet de loi S-225 n’inclut pas les hyperliens, ce que, dans sa forme actuelle, le projet de loi ne fait pas, il m’est difficile d’imaginer quelles œuvres sont partagées. Si le projet de loi inclut les hyperliens, je pense que l’on entre dans le domaine de l’utilisation équitable et de la question de savoir si les hyperliens constituent une reproduction.

Je n’arrivais pas à comprendre dans quels cas des revenus seraient versés à qui que ce soit, car je ne comprenais pas à quel moment les redevances entreraient en jeu.

Me Finlay : Lorsque nous utilisons un hyperlien, nous pensons que c’est la seule chose qui se produit, mais des reproductions sont enregistrées sur les serveurs des plateformes. Nous pourrions certainement faire valoir que des œuvres entières sont reproduites. Des bases de données de contenu complètes sont créées. Ce sont toutes d’excellentes questions, et ce sont des questions d’ordre technique en ce qui concerne les dispositions de la loi qui seront invoquées ou non. Je serais prudente quant à l’exclusion des hyperliens dans un projet de loi comme celui-ci.

Comme je l’ai déjà mentionné ce soir, je ne suis pas favorable au projet de loi dans son ensemble, car je ne pense pas qu’il apporte quoi que ce soit. Au contraire, il réduit les droits dont jouissent déjà les journalistes et les éditeurs de médias d’information. Toutefois, si le projet de loi devait aller de l’avant, j’hésiterais à exclure les hyperliens à ce stade, car cette question n’est pas réglée. De nombreuses discussions devraient avoir lieu sur la question de savoir s’il faut payer pour utiliser des hyperliens et sur les reproductions qui se font en coulisses ou en amont. Comme je l’ai indiqué, si nous allons de l’avant en adoptant le projet de loi, je ne préjugerais pas de la situation en excluant les hyperliens.

[Français]

La sénatrice Forest-Niesing : Ma première question s’adresse à Me Finlay et fait suite à la réponse qu’elle vient de nous donner.

Vous dites que le projet de loi S-225, tel qu’il est rédigé, supprime certains droits qui existent déjà. Pouvez-vous nous expliquer quels droits existants sont affectés négativement par le projet de loi? J’aurai ensuite une deuxième question à vous poser, si cela vous va.

[Traduction]

Me Finlay : Merci, madame la sénatrice.

À première vue, la formulation du projet de loi ne supprime pas nécessairement des droits qui existent déjà. Toutefois, mon point de vue comporte deux volets.

Premièrement, ces droits existent déjà, et ils sont en fait plus importants que ceux qui sont actuellement décrits dans le projet de loi. Lorsque j’ai parcouru les droits prévus à l’article 3, j’ai constaté que les journalistes et les éditeurs de médias d’information jouissent déjà de ces droits — nous les appelons les droits complets ou exclusifs des titulaires de droits d’auteur. Ils ont le droit unique et exclusif d’autoriser l’utilisation ou la reproduction de l’œuvre. Ce sont les droits d’auteur les plus importants que l’on puisse détenir. Lorsque nous parlons de droits de rémunération, il s’agit généralement de quelque chose de différent. Ils reviennent généralement à quelqu’un qui n’est pas titulaire d’un droit d’auteur complet, mais qui a le droit d’être rémunéré en raison d’une autre utilisation.

L’article 81 de la loi prévoit par exemple une redevance pour la copie privée. Il s’agit d’un droit à une rémunération qui est versée aux titulaires de droits d’auteur qui ont des droits voisins sur des enregistrements sonores. Ce droit de rémunération est en fait payé par les personnes qui fabriquent ou importent des CD vierges. Les montants reversés ne sont pas destinés aux titulaires de droits d’auteur en tant que tels; ils sont versés à ceux qui possèdent des droits voisins.

Si ces droits sont appliqués ensemble ou côte à côte, ma préoccupation sera la suivante. Voici ce qui se passera selon moi : il y a un droit exclusif qui dure de 50 à 70 ans à partir de la date de décès de l’auteur. Il revient au journaliste ou à l’éditeur de journaux. Ensuite, il y a un droit de rémunération qui ne dure que deux ans. Que se passera-t-il dans deux ans et un jour? Google va-t-il vraiment dire : « Nous vous paierons pendant les 50, 70 ou 90 ans restants du droit d’auteur »? Bien sûr que non. Google va — peut-être — payer un droit de rémunération pendant les deux premières années, puis le reste des droits disparaîtront.

Donc, j’ai du mal à concevoir la façon dont les deux droits fonctionneront ensemble. Je ne pense pas qu’ils le fassent. Ce que je crains, c’est que le droit de rémunération ne prive les éditeurs et les journalistes des droits d’auteur qu’ils possèdent déjà.

[Français]

Le sénateur Cormier : Ma première question s’adresse à M. Roy et la deuxième, à M. Sonier.

Monsieur Roy, dans votre article intitulé « Facebook s’enrichit grâce aux médias canadiens », publié dans le magazine The Conversation, vous avez affirmé que près d’une publication sur six au Canada francophone a été diffusée sur un média d’information, et que les médias francophones auraient, à eux seuls, permis à Facebook de récolter 173 millions de dollars sur deux ans et demi.

En plus, vous avez dit tout à l’heure que, ultimement, pour vous, la solution pour régler ce déséquilibre ne passe peut-être pas par une modification des droits d’auteur, mais plutôt par une taxe.

Ma question, qui est toute simple, est la suivante : que contient le projet de loi S-225 qui permettrait de redresser ce déséquilibre entre Google, Facebook et les médias traditionnels?

Est-ce qu’il y a, dans ce projet de loi, quelque chose qui aiderait en ce sens, ou faudrait-il se tourner carrément vers une taxe?

M. Roy : En effet, il n’y a pas grand-chose dans le projet de loi qui pourrait régler ce problème. C’est pour cette raison que j’ai dit, à la fin de mon intervention, que la solution, à mon avis, se trouve ailleurs, peut-être même dans le modèle australien qui semble être privilégié par M. Guilbeault.

Sinon, comme le disait M. Greenspon, la taxe sur les services numériques pourrait être une solution.

Pour répondre à la première partie de votre question, j’ai remarqué qu’effectivement, en allant chercher des contenus, on parle de quelques millions de publications et de posts sur Facebook diffusés au Canada entre 2018 et 2020. J’ai aussi remarqué que les médias francophones semblent faire une plus grande utilisation de Facebook que les médias anglophones. C’est ce qui explique le déséquilibre entre anglophones et francophones.

Le sénateur Cormier : Ma deuxième question s’adresse à M. Sonier.

J’aimerais savoir de quelle façon les articles de vos membres sont le plus souvent partagés sur les plateformes numériques, quelle proportion ces articles occupent, et comment c’est, ou pas, une source de revenus pour les pigistes.

M. Sonier : Pour ce qui est de la proportion des articles partagés, ce n’est certainement pas la totalité des articles. On peut parler d’environ 25 % des articles qui sont partagés par l’intermédiaire de Facebook.

Facebook était, il y a plusieurs années, une façon de joindre facilement beaucoup de gens. Sur une plateforme numérique, il y avait environ 60 à 65 % des visiteurs qui venaient de Facebook. Aujourd’hui, ce nombre a vraiment diminué, et on parle davantage de 40 %. Facebook est donc un peu moins utilisé.

Avec les algorithmes, c’est un fait que certains médias ont carrément décidé d’utiliser Facebook, mais ils ont aussi décidé ne pas se fier uniquement là-dessus. Ils ont trouvé d’autres façons de garder le contact avec leur communauté.

Pouvez-vous me répéter votre deuxième question, s’il vous plaît?

Le sénateur Cormier : En fait, ce qui me préoccupe, c’est de quelle façon le projet de loi S-225 aide ou n’aide pas les pigistes.

Vous dites vous-mêmes que, de plus en plus, les organisations de médias, notamment dans le domaine de la francophonie, embauchent des pigistes.

J’aimerais mieux comprendre cette situation.

M. Sonier : À une certaine époque, les journaux avaient des employés, des journalistes permanents et, de ce fait, ils auraient été reconnus comme des organisations journalistiques canadiennes.

Avec les difficultés des 10-15 dernières années, les journaux se sont tournés vers des journalistes pigistes. Ce faisant, ils ne satisfont plus aux critères qui leur permettaient de se qualifier comme des organisations journalistiques canadiennes.

Voilà un premier problème.

De plus, depuis deux ans, à l’initiative de journaux locaux — où il y a un partage de contenu sur les plateformes —, il a fallu établir des contrats avec des pigistes, et cela a été un enjeu. On ne pouvait pas accorder et retirer des droits d’auteur, si vous voulez. Comme les pigistes ne sont pas toujours bien payés, ils veulent se donner la possibilité de vendre leurs droits à un média, mais par la suite, peut-être une semaine ou deux plus tard, ils veulent être en mesure de les revendre à un autre média.

C’est la réalité que nous vivons, et on ne peut pas vraiment jouer avec cette notion de droits d’auteur qui appartiennent à des pigistes.

Comme l’a mentionné plus tôt Me Finlay, nous, comme médias, avons des droits d’auteur complets; ça va. Par contre, c’est plus compliqué pour les pigistes, qui veulent garder la possibilité de vendre des droits d’utilisation à un média, mais qui veulent parfois être en mesure de les vendre aussi à d’autres médias, parce que c’est leur source de revenus. C’est un peu plus délicat.

Le sénateur Cormier : Merci beaucoup.

[Traduction]

La sénatrice Dasko : Je remercie tous les témoins présents. J’aimerais dire bonjour à Ed Greenspon. Je suis heureuse de vous voir. J’ai une question pour vous; j’aurai ensuite une question pour tous les témoins.

Monsieur Greenspon, je crois qu’en disant que les médias contribuent à la démocratie, on ne règle pas vraiment les problèmes économiques et les problèmes opérationnels des collectivités. Je suis tout à fait d’accord avec vous : les médias gratuits contribuent à la démocratie. Toutefois, je ne vois pas comment cela nous aide à distribuer l’argent. De nombreuses voix s’expriment dans notre démocratie : de petites et de grandes organisations médiatiques qui ont divers points de vue. Pourriez-vous nous expliquer comment cela nous aide à prendre une décision en matière de politiques publiques?

Je vais maintenant poser ma deuxième question, qui s’adresse à tout le monde.

Le sénateur Carignan nous a invités, en tant que comité, à proposer des amendements à son projet de loi. Il nous a exhortés de le faire si nous jugeons que le projet de loi n’est pas adéquat.

J’aimerais que nos témoins nous disent s’ils ont des amendements à proposer au projet de loi, qui pourraient l’améliorer ou le rendre plus approprié.

M. Greenspon : Merci. Je suis heureux de vous voir également, sénatrice Dasko.

Les besoins en matière de démocratie créent la nécessité d’agir et justifient l’action, ce qui n’est pas le cas, je crois, dans d’autres secteurs. Mais la nature de la démocratie rend l’action très complexe. Je crois qu’il s’agit de l’un des secteurs d’action les plus difficiles qui existent, parce que personne ne veut voir le gouvernement gérer les médias ou qu’il exerce une trop grande influence sur eux.

Comment pouvons-nous injecter des fonds dans le système? C’est la question fondamentale. Les revenus des journaux baissent. Les quotidiens et les journaux communautaires du pays ont vu leurs revenus passer de 4 milliards de dollars il y a 12 ans à environ 1 milliard de dollars cette année. C’est un coup dur. La fonction des nouvelles ne coûte pas si cher. Elle représente environ 20 à 25 % du coût des journaux, environ, et même moins dans certains autres médias.

Pour répondre à cette question complexe, on trouve des réponses ailleurs dans le monde. Certaines de ces réponses ne sont pas de très bonnes nouvelles. Il y a des milliardaires bienveillants. Je travaillais avant pour l’un d’eux, propriétaire du Globe and Mail. Bien honnêtement, la famille ne cherchait pas un rendement habituel sur l’investissement. Un autre milliardaire bienveillant, propriétaire de La Presse, a décidé qu’il valait mieux donner le journal — et 50 millions de dollars —, parce qu’il ne voulait plus en assumer les coûts.

Je ne crois pas que nous ayons accès à des milliardaires bienveillants. Je dois aussi dire, malheureusement, que tous les milliardaires ne sont pas bienveillants.

Ensuite, il y a la philanthropie. On a pris certaines mesures pour améliorer l’accès à la philanthropie, mais ces mesures ne se sont pas avérées adéquates jusqu’à présent, et les philanthropes ne s’intéressent pas vraiment à ce problème. Alors, on tente de trouver d’autres solutions. Bien franchement, on revient toujours aux fonds publics. Je ne crois pas qu’il y ait d’autres possibilités.

La question est la suivante : comment le gouvernement peut-il intervenir le moins possible, le moins longtemps possible, pour régler ce problème et trouver des façons de réparer les systèmes et les lois afin de nous puissions faire passer l’argent d’un pot à l’autre, comme l’a fait valoir le sénateur Carignan? Je crois — tout comme mon collègue du Yukon — que la meilleure façon de faire consiste à trouver un système qui permet de transférer les fonds par l’entremise de taxes ou de leviers, comme c’est le cas pour le système de télédistribution.

Pour améliorer le projet de loi — ce qui est possible —, je crois qu’il faut se fonder sur la désignation d’organisation journalistique canadienne qualifiée pour octroyer ou non les fonds. Nous voulons nous assurer que les fonds ne servent pas à produire des articles sur la famille Kardashian ou à des magazines sur la voile, par exemple. Il est possible d’établir des critères afin d’investir dans le bon journalisme civique. On le fait déjà. C’est une question de jugement qui ne devrait pas revenir au gouvernement.

M. Roy : Est-ce que je peux répondre à la question de la sénatrice Dasko, rapidement?

La sénatrice Dasko : Allez-y.

[Français]

M. Roy : On nous demande comment on peut améliorer le projet de loi. J’ai parlé, lors de mon intervention, de la définition d’une organisation journalistique. M. Greenspon a évoqué une façon de l’améliorer. J’en ai proposé une autre. Il s’agit de se baser sur une plateforme qui s’appelle la Journalism Trust Initiative (JTI) qui a été proposée par Reporters sans frontières. Le porteur de ballon pour ce projet au Canada est Michel Cormier, ancien responsable de l’information à Radio-Canada. Cela pourrait devenir une norme, un standard, comme une norme ISO, pour certifier des organisations journalistiques de qualité.

[Traduction]

La sénatrice Dasko : Maître Finlay, souhaiteriez-vous apporter des modifications au projet de loi?

Me Finlay : Oui. Très rapidement, on pourrait apporter de nombreuses modifications à la Loi sur le droit d’auteur, mais en ce qui a trait au droit à rémunération par l’entremise des licences collectives, certains amendements précis pourraient aider. Nous venons d’entendre les derniers témoignages devant la Cour suprême du Canada visant à déterminer si les tarifs approuvés par la Commission du droit d’auteur peuvent être exigés... si les utilisateurs doivent payer ces tarifs, en gros, ou s’il s’agit uniquement d’un point de départ pour les négociations.

Je crois que pour bien faire les choses en matière de rémunération, il faut resserrer les règles de la loi et établir clairement que les tarifs doivent être payés.

Je crois aussi qu’il est important d’examiner certaines dispositions relatives à l’exonération de responsabilité. À l’heure actuelle, elles visent à protéger les plateformes et les intermédiaires contre les plaintes relatives à la violation du droit d’auteur dans certains cas, mais elles sont souvent utilisées par les plateformes à d’autres fins, notamment pour dévaluer l’utilisation du contenu protégé par le droit d’auteur en ligne.

Je crois que ces deux amendements amélioreraient l’efficacité et l’utilité du projet de loi.

La sénatrice Dasko : Ce seraient des amendements au projet de loi?

Me Finlay : Oui.

La sénatrice Dasko : Merci.

[Français]

Le sénateur Carignan : Merci pour vos témoignages. Je suis peut-être un peu surpris de certains passages. Je ne suis pas certain que tout le monde a compris que le projet de loi forçait la négociation entre les plateformes numériques et les regroupements de médias pour en arriver à un tarif et que, s’il n’y a pas d’entente, un tiers fixera le tarif de façon obligatoire. Ce tarif sera négocié et les gens seront libres d’y adhérer ou non.

Donc, je suis un peu mal à l’aise de poser des questions, parce que j’en aurais beaucoup. Cependant, j’aimerais avoir une explication de la part de Me Finlay. Je ne comprends pas en quoi le fait que l’on puisse établir un droit de rémunération pourrait compromettre les droits d’auteur. C’est la façon dont la France a procédé et cela a forcé Google, Facebook et les grands de ce monde à s’asseoir avec les médias et à payer. Ils ont payé un milliard de dollars parce qu’ils ont été forcés de le faire et c’est le modèle qui est utilisé ici.

Je ne comprends pas pourquoi, en créant un droit à la rémunération, on compromettrait les droits d’auteur. Vous dites que ce droit existe déjà; oui, il existe comme droit d’auteur. Par contre, il n’y a pas de rémunération parce qu’ils vous diront qu’ils font une utilisation légitime, donc qu’ils font une exception pour recevoir des redevances. Pourtant, on crée là droit à la rémunération. J’ai de la difficulté à comprendre votre point de vue.

[Traduction]

Me Finlay : Premièrement, merci, sénateur. Selon ce que je comprends du système français, les éditeurs de journaux n’ont pas le droit d’auteur intégral. C’est pourquoi la loi française ne se transpose pas facilement au Canada. Ce sont deux régimes législatifs et deux administrations très différents.

Je comprends qu’il s’agit de la solution trouvée en France. Je comprends aussi qu’on soit tenté de l’importer ici. Mais il y a une différence importante entre les deux pays : la France n’a pas les mêmes droits d’auteur exclusifs que le Canada.

Certaines exceptions s’appliquent aux droits à rémunération. Ainsi, Google, Facebook et d’autres feront valoir — et nous en avons déjà parlé — au sujet des hyperliens qu’une partie insignifiante est utilisée seulement, et qu’une utilisation équitable s’applique. Tout cela fera partie de la discussion, qu’il s’agisse d’une négociation volontaire ou d’une audience devant une commission du droit d’auteur, ou devant tout autre arbitre, au sujet de la valeur de ce qui est sous licence.

Donc le droit à rémunération représente le droit d’être payé, mais la question qui demeure est : combien? Je ne vois aucun scénario où toutes les exceptions qui s’appliquent au droit d’auteur intégral ne s’appliqueraient pas également au droit à rémunération. Il faut encore prouver que le droit vaut quelque chose. Quelle est la valeur de ce droit?

Je crois que les deux ne se marient pas nécessairement très bien. J’aimerais qu’il y ait un droit à rémunération associé à un taux juste et équitable qui ne tienne pas compte de toutes les exceptions ou de la Loi sur le droit d’auteur; je crois que la discussion serait complètement différente, mais ce n’est habituellement pas la façon dont les droits à rémunération...

[Français]

Le sénateur Carignan : C’est l’objectif de mon projet de loi. C’est exactement ce que dit mon projet de loi.

[Traduction]

Me Finlay : Je le reconnais. Je vous en remercie; je reconnais que c’est l’intention du projet de loi. Malheureusement, je ne crois pas que c’est ainsi que les choses fonctionneront en pratique.

J’ai parlé plus tôt des deux années suivant la mort de l’auteur, par opposition aux 50 à 70 ans. C’est une situation précise où, à mon avis, les dispositions pourraient servir à diminuer les droits des titulaires de droit d’auteur.

J’ai du mal à rapprocher les deux. Il y a peut-être d’autres façons de faire dans la Loi sur le droit d’auteur. Malheureusement, je ne crois pas que ce soit la bonne façon de faire pour atteindre l’objectif souhaité, que je reconnais. Je suis tout à fait d’avis qu’il faut trouver un moyen d’amener les plateformes à la table des négociations afin qu’elles paient un montant équitable pour l’utilisation qui est faite.

[Français]

Le sénateur Carignan : Oui, il y a plusieurs membres. Sinon, je vais tomber dans l’argumentation et ce n’est pas mon objectif.

[Traduction]

Le sénateur Woo : Je remercie tous les témoins. Ma question porte sur un point soulevé par tous les témoins : il ne s’agit pas d’un problème de droit d’auteur, mais bien d’un problème de négociation. J’essaie de comprendre le pouvoir de négociation des parties.

Du côté des producteurs de médias, il est assez évident qu’en tant que fournisseurs de contenu, ils n’ont plus autant de revenus publicitaires qu’avant pour le contenu produit. Ils subissent d’importantes pertes, comme l’a fait valoir M. Greenspon.

De l’autre côté, je ne sais pas trop quel serait le coût, pour les plateformes, si elles n’avaient plus accès au contenu. Si elles ne publiaient pas d’information provenant des fournisseurs de médias, quelle serait l’ampleur des pertes? Est-ce qu’elles pourraient être grandement pénalisées si on leur interdisait par magie l’accès à ce contenu soi-disant gratuit?

Nous avons vu ce qui s’est passé en Australie avec le boycott. Il a été rapidement renversé.

Quelqu’un peut-il m’aider à comprendre la force de négociation des deux parties, surtout celle des plateformes en ce qui a trait à leur utilisation du contenu gratuit? Ma question s’adresse à M. Roy et à M. Greenspon. Allez-y.

[Français]

M. Roy : Il y a deux choses; d’abord, historiquement, il y a toute une littérature scientifique qui décrit la relation entre Facebook et les médias d’information, et qui en fait l’historique. À la fin de la première décennie du XXIe siècle, soit de 2005 à 2010, Facebook — et cela a été documenté — a tendu la main aux médias d’information et a proposé que ses utilisateurs puissent partager du contenu intéressant. Ils ont dit aux médias d’information de créer leurs pages et de mettre de l’information sur la plateforme, et que cela provoquerait de l’achalandage en retour. Au départ, c’était une formule « gagnant-gagnant ». Toutefois, au fur et à mesure que la deuxième décennie s’est écoulée, les revenus publicitaires de Facebook ont augmenté, et même si l’achalandage vers les médias d’information augmentait, les revenus publicitaires qu’ils pouvaient en tirer baissaient. Donc, la relation n’était plus équitable.

Il y a un deuxième point auquel votre question me fait penser, et c’est quand vous faites référence à ce que Facebook a fait pendant un moment en Australie. Je me suis posé la question : et si Facebook faisait la même chose au Canada? C’est un projet de recherche sur lequel je suis en train de travailler en ce moment. J’ai examiné seulement les contenus d’information en français au Canada et, pour comparer, j’ai recueilli des contenus d’information Facebook en France, en Belgique et en Suisse. J’ai recueilli uniquement des pages Facebook en français, et j’ai retranché de ces pages tous les contenus d’information. Il y a des millions de publications là-dedans; je n’ai pas terminé mon analyse, mais si on enlève l’information de Facebook, c’est vraiment ennuyant, pour synthétiser.

[Traduction]

M. Greenspon : Je vais donner mon point de vue également, sénateur Woo. Le pouvoir de négociation est le même que celui d’un géant contre un nain. Les géants sont des sociétés qui valent 500 ou 800 milliards de dollars et dont les revenus collectifs au Canada sont de l’ordre de 6, 7 ou 8 milliards de dollars. Les nains sont les membres de l’industrie de la presse, qui vaut environ 1 milliard de dollars et de l’industrie télévisuelle, dont la valeur est de 2,5 ou 3 milliards de dollars à l’heure actuelle. Les premiers sont donc beaucoup plus grands.

La question du besoin est très intéressante. Vous allez entendre Jason Kee, de Google, plus tard. Il est beaucoup mieux placé que moi pour vous parler des besoins de Google. Facebook n’a pas besoin de nouvelles. Elles représentent une valeur ajoutée pour la société. C’est le contenu généré par les utilisateurs qui est le moteur de Facebook. Je dirais que c’est aussi vrai pour Google et YouTube. Je dirais que Google Actualités est un élément très important de l’outil de recherche Google.

Mais cela nous ramènerait à la situation de l’Australie, d’une certaine façon. La question à laquelle je ne connais pas la réponse est la suivante : qui a flanché en Australie? Je crois qu’on présume que ce sont les plateformes, mais je ne crois pas que ce soit nécessairement le cas. Je crois qu’elles ont obtenu certains compromis de la part du gouvernement, qui leur ont permis de conclure un accord négocié. Elles n’ont pas reçu un coup de massue. C’est ce que je crois.

Ces accords négociés créent des inégalités en matière de négociation, ce qui m’inquiète. On négocie ici avec Rupert Murdoch, et non avec une petite entreprise en démarrage. M. Roy a parlé de Facebook et des 14 médias avec lesquels la société avait conclu une entente. J’ai regardé un webinaire de l’un d’entre eux hier soir, au sujet de la liberté d’expression. Il était commandité par Facebook, et je dirais que la conversation n’était pas très robuste sur le plan éditorial. C’est un organisme de presse que j’aime, et j’ai été découragé de voir cela.

Je crois qu’il y a un élément de corruption automatique lorsque l’argent des nouvelles provient des parties intéressées, qui sont puissantes. C’est l’enjeu qu’il faut aborder et c’est pourquoi M. Roy et moi-même disons qu’il faut attaquer le problème de front.

Le président : Merci.

Je vois que la sénatrice Miville-Dechêne s’est jointe à nous. Elle souhaite peut-être poser une question. Allez-y, sénatrice.

[Français]

La sénatrice Miville-Dechêne : Je veux aussi revenir sur cette question d’inégalité des parties. D’abord, je veux saluer Jean-Hugues Roy, mon ancien collègue à Radio-Canada. Nous avons travaillé côte à côte, et maintenant il est un grand professeur savant.

Ma question porte justement sur cette inégalité des forces. On le sait, en Australie, c’est Murdoch qui a négocié et signé; je ne sais pas si de petits joueurs ont signé encore. Toutefois, quand j’ai lu le projet de loi du sénateur Carignan, j’ai tout de suite pensé à cette différence entre les gros joueurs, qui pourraient toujours tirer leur épingle du jeu, car ils sont moins puissants qu’ils ne l’étaient, et les petits quotidiens régionaux comme Le Droit ou les journalistes pigistes. Je ne sais pas comment un tel système de négociation serait possible dans la mesure où, si je comprends bien, chacun négocie pour soi ou pour son petit groupe, et ne dévoile rien de ce qu’il a négocié. Par la suite, les autres petits joueurs essaient tant bien que mal de savoir ce qui a été négocié et d’obtenir la même chose, mais ils n’ont pas le pouvoir nécessaire pour y réussir.

Comment voyez-vous cela, monsieur Roy et maître Finlay, vous qui travaillez dans le domaine des droits d’auteur?

M. Roy : Merci, sénatrice. Oui, c’est selon moi un problème avec la loi australienne. Elle favorise les plus grands au détriment des plus petits. Au Canada, on ne voudrait pas qu’un projet de loi permette d’aller chercher de l’argent auprès des géants du Web, mais que cet argent aille en partie dans les poches des dirigeants de Québecor ou de Postmedia. Encore une fois, ma réflexion sur ce sujet est dynamique, mais plus j’y pense, plus une taxe sur les services numériques me semble un processus par lequel on irait chercher l’argent où il se trouve. Il y aurait par la suite un mécanisme de redistribution qui serait neutre et qui pourrait bénéficier au plus grand nombre. On pourrait même y inclure des projets de journalistes pigistes, qui pourraient recevoir de l’argent par l’entremise d’un tel mécanisme.

[Traduction]

La sénatrice Miville-Dechêne : J’aimerais entendre Mme Finlay au sujet des négociations. Il y a les très petits journaux et les grands, qui tentent tous d’obtenir le maximum. En lisant le projet de loi du sénateur Carignan, je me suis demandé quelle en serait l’incidence sur les plus petits joueurs.

Me Finlay : Cela fonctionne bien, en fait, avec les licences collectives en matière de droit d’auteur ou les licences associées aux sociétés de gestion collective. L’un des autres témoins a parlé de la Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique — la SOCAN — tout à l’heure... Ne serait-il pas bon d’avoir une SOCAN pour les journalistes et les éditeurs des médias d’information? Nous en avons une. Ils peuvent obtenir une licence de façon collective.

Je crois que les licences collectives permettent d’atteindre un équilibre entre le pouvoir de négociation des grands et des petits détenteurs de droits d’auteur. En règle générale, ils négocient de façon collective puis, selon l’utilisation, il y a diverses structures possibles, mais les grands obtiennent des paiements en fonction du nombre de fois où leur travail est utilisé. C’est la base, en gros.

Je crois que les licences collectives permettent d’atteindre un certain équilibre en vertu du projet de loi ou de la loi existante.

Le président : Merci.

La sénatrice Forest-Niesing : Après avoir entendu toutes les autres questions et réponses, et étant donné les préoccupations qui ont été soulevées par l’industrie, je comprends que l’objectif du projet de loi est louable, mais qu’il ne sera pas atteint. J’aimerais vous poser une question directe : est-ce qu’on devrait tout simplement abandonner le projet de loi ou est-ce qu’on peut l’améliorer?

Me Finlay : Il existe de meilleures solutions. M. Sonier et M. Roy en ont parlé de façon générale, pour toute l’industrie. Le modèle australien a souvent été évoqué, dans le but d’amener les plateformes à la table des négociations. Je crois qu’il est un peu trop tôt pour cela. Je trouve que c’est une façon intéressante de voir les choses. Est-ce que je crois que le projet de loi peut être amélioré? Il faudrait y apporter de nombreux amendements pour qu’il permette d’atteindre l’objectif souhaité, à mon avis.

[Français]

M. Roy : Je déposerais un autre projet de loi pour maintenir la pression sur les géants et je laisserais tomber celui-ci.

[Traduction]

M. Greenspon : Je sais, puisque je les connais depuis longtemps, que les éditeurs de journaux n’ont pas une très bonne capacité d’agir de façon concertée, comme on le constate dans de nombreuses administrations. Ces deux dernières semaines, deux importants membres de l’association des journaux ont décidé de se lancer dans le... avec Facebook. Je pense que toute solution doit probablement être axée sur l’intérêt public. En passant, les éditeurs de presse conventionnels ne représentent pas l’ensemble du monde du journalisme. Cela dit, toute solution doit venir d’une force plus puissante et davantage axée sur l’intérêt public, c’est-à-dire le gouvernement.

La sénatrice Simons : Cette question s’adresse à M. Greenspon. J’ai trouvé que vous insistiez sur le danger de la dépendance accrue des éditeurs canadiens aux grandes plateformes en tant que partenaires commerciaux et d’avoir à quémander, les rendant ainsi beaucoup plus vulnérables aux pressions. Or, n’y a-t-il pas un risque équivalent, dans un système fiscal plus transparent, de rendre les organismes de presse d’autant plus dépendants de plateformes dont les algorithmes déterminent ce que nous voyons et ce qui est une nouvelle et ce qui ne l’est pas? Je crains que toute relation inféodée avec les grandes plateformes ne nous rende particulièrement vulnérables.

M. Greenspon : Sénatrice Simons, permettez-moi d’apporter une précision. Je pensais que vous alliez me demander s’il serait plus dangereux de dépendre du gouvernement. Je pensais que c’était là que vous alliez, mais ce n’est pas le cas.

La sénatrice Simons : Cela aussi. Comme vous le savez, puisque nous en avons discuté ensemble, les journalistes n’aiment pas recevoir de l’argent du gouvernement et qu’il détermine qui est journaliste ou non, qui est digne ou non. C’est une autre question.

Ce qui me préoccupe vraiment, c’est la question de la relation parasitaire. Si l’avenir du journalisme canadien se résume à quémander d’une façon ou d’une autre auprès des grandes plateformes, ne perdons-nous pas alors une voix indépendante unique? Appartenir à un fonds spéculatif américain, c’est une chose, mais dépendre entièrement de Google, Apple ou Facebook pour survivre, c’est totalement différent.

M. Greenspon : Je ne saurais être plus d’accord. Dans le monde du journalisme dans lequel nous avons grandi, nous avions des centaines de sources de revenus. Lorsqu’on me demande si j’ai subi des pressions de la part d’un annonceur lorsque j’étais rédacteur en chef du The Globe and Mail ou reporter sur la scène locale, à Lloydminster, à la frontière de la Saskatchewan et de l’Alberta, la réponse est oui. C’était très rare, mais est-ce arrivé? Oui. Toutefois, puisque cet annonceur représentait la moitié de 1 % des revenus, disons, il était assez facile de refuser et d’avoir l’appui de l’éditeur en ce sens.

Ce qui pose problème, c’est lorsque les revenus d’une source unique — qui plus est un acteur puissant de la société — représentent 10 % de vos revenus, ou une part indéterminée. C’est de la mauvaise gouvernance. Dans ce cas, nous ne savons même pas alors à qui appartient la presse. Qui paie les violons choisit la musique, comme on dit. Ce qui fait du gouvernement une solution un peu meilleure, quoique mauvaise, c’est qu’on peut alors imposer des mécanismes pour assurer l’indépendance, éviter l’ingérence, mettre en place des formules, assurer la transparence et permettre à la presse d’exiger constamment des comptes au gouvernement à ce sujet, ce qui garde les gens un peu plus honnêtes. Les deux solutions sont mauvaises. Je tiens à le préciser. La question est de savoir quelle est la moins pire.

Le président : Je tiens à remercier les témoins d’avoir pris le temps de comparaître et de présenter leurs observations dans le cadre de notre examen du projet de loi S-225. Merci beaucoup.

Nous passons maintenant au deuxième groupe de témoins. Au cours de la prochaine heure, nous entendrons M. Jason Kee, conseiller en affaires gouvernementales et en politique publique chez Google Canada, et M. Mathew Ingram, rédacteur numérique en chef de Columbia Journalism Review.

Merci à ces deux messieurs de témoigner au comité ce soir. Monsieur Kee, vous pouvez faire votre déclaration d’ouverture.

Jason J. Kee, conseiller en affaires gouvernementales et en politique publique, Google Canada : Monsieur le président, honorables sénatrices et sénateurs, je vous remercie de me donner l’occasion de comparaître devant vous aujourd’hui. Le projet de loi S-225 et son étude par le comité s’inscrivent dans un important débat sur l’avenir du secteur de l’information, et nous sommes heureux d’avoir l’occasion de vous présenter notre point de vue sur le projet de loi et de contribuer à la réflexion générale sur les défis auxquels le secteur des médias du Canada est confronté.

Malheureusement, une bonne partie du discours politique sur les plateformes en ligne et les nouvelles repose sur de fausses hypothèses soit, premièrement, qu’un petit groupe de plateformes numériques multinationales est responsable des difficultés financières de certains éditeurs de presse conventionnels; deuxièmement, que ces plateformes tirent profit du secteur des médias d’information sans contribuer à son écosystème; troisièmement, que les éditeurs ne tirent aucun avantage des plateformes en ligne.

Bref, aucune de ces hypothèses n’est exacte. Sans une compréhension claire de l’écosystème de l’information et de l’échange de valeur entre les plateformes en ligne et les éditeurs de presse, il sera impossible de façonner une intervention politique cohérente s’attaquant correctement aux enjeux sous-jacents.

Il n’y a pas si longtemps, les éditeurs de presse constituaient l’une des rares sources d’information pour le public. Leur contenu ne se limitait pas aux nouvelles. Il y avait aussi les petites annonces et le contenu sur le style de vie, le divertissement et beaucoup d’autres, contenus qui étaient en fait leur principale source de revenus. En 2000, les petites annonces représentaient à elles seules plus du quart des revenus des journaux canadiens. L’émergence d’Internet a complètement changé la donne et mené à la création de sites et services concurrents offrant des solutions moins coûteuses, privant ainsi les éditeurs de presse de leur clientèle et de leurs revenus. Par exemple, plus de la moitié de la baisse des revenus des journaux canadiens entre 2000 et 2018 est attribuable à la perte de clients des petites annonces au profit de services émergents comme Craigslist et Kijiji.

En outre, pendant la même période, on a assisté à l’émergence de diverses méthodes publicitaires en ligne très ciblées, très efficaces et inégalées dans la presse écrite, qui ont permis aux annonceurs d’atteindre un auditoire beaucoup plus vaste à l’échelle nationale et internationale et ainsi réduire considérablement les frais de publicité grâce à des systèmes d’enchères automatisés très efficaces. Cette évolution a permis donc aux petites entreprises d’avoir accès à des services de publicité auparavant beaucoup trop coûteux pour elles, ce qui a été extrêmement avantageux pour les entreprises canadiennes et l’économie en général. Cela a aussi nui considérablement à la capacité des éditeurs de presse de tirer des revenus en utilisant les modèles existants.

Donc, en général, l’émergence d’Internet a ébranlé le modèle économique sous-jacent de l’industrie traditionnelle de l’information, mais ce n’est pas le fait d’une seule entreprise. D’aucuns affirment que Google tire profit du contenu d’actualité, mais c’est tout simplement faux. Nos produits sont conçus pour donner à tous un accès à des informations pertinentes et utiles, y compris du contenu d’actualité de qualité, mais nous ne fournissons pas de contenu d’actualité en soi. Nous ne fournissons pas d’articles. Nous affichons uniquement un titre accompagné d’un court extrait en guise d’aperçu, et un lien vers la source.

Il faut savoir que le référencement gratuit au contenu est un principe fondamental de la toile et est habituellement encouragé activement par les éditeurs, puisque cela génère sur leurs sites Web un trafic extrêmement précieux qu’ils peuvent ensuite monétiser. En 2019 seulement, Google a enregistré plus de cinq milliards de clics gratuits vers des sites de presse canadiens, ce qui représente, selon la firme Deloitte, une valeur d’un demi-milliard de dollars environ pour les éditeurs canadiens. De plus, les éditeurs sont toujours libres de demander leur retrait des résultats de recherche Google pour les produits d’actualité s’ils le souhaitent, mais la plupart ne le font pas parce que le trafic lié au référencement leur est extrêmement précieux.

En outre, Google ne tire aucun revenu important des actualités, qui ne représentent qu’une très faible proportion de l’ensemble des recherches. En 2019, les recherches liées aux actualités ne représentaient que 1,5 % du total des recherches au Canada. De plus, dans la grande majorité des cas, ces résultats de recherches ne sont accompagnés d’aucune publicité, car de manière générale, les annonceurs n’aiment pas soumissionner pour des recherches liées aux actualités. Google Actualités n’affiche aucune publicité. Donc, l’affirmation selon laquelle une société comme Google tire la majorité de ses revenus publicitaires du contenu d’actualité est tout simplement fausse.

Nous convenons que le journalisme est extrêmement important et qu’il est nécessaire d’aider le secteur canadien de l’information à s’adapter à la nouvelle réalité numérique. Nous collaborons directement avec le secteur de l’information par l’intermédiaire de l’initiative Google News afin d’atteindre de nouveaux publics et créer des modèles d’affaires durables. Par exemple, pendant la pandémie de COVID-19, notre Fonds mondial d’aide d’urgence pour le journalisme a appuyé directement quelque 150 salles de presse au Canada. Pour donner suite à ces engagements, nous avons récemment annoncé la création de Google News Showcase, un programme mondial de partenariat d’une valeur d’un milliard de dollars pour le secteur de l’information. News Showcase est conçu pour apporter une valeur ajoutée aux éditeurs et aux lecteurs par l’octroi de permis et l’affichage de contenu d’actualité supplémentaire, outre les titres et extraits que nous affichons actuellement. Les éditeurs de presse participants augmenteront leurs revenus grâce aux paiements directs de Google et assureront eux-mêmes la gestion du contenu affiché dans le service.

Ce programme vise à appuyer le journalisme d’intérêt public. Plus de 90 % des quelque 700 publications qui participent actuellement à Showcase sont des journaux locaux, régionaux ou communautaires. Nous discutons actuellement avec des éditeurs canadiens de toutes tailles et nous espérons annoncer d’autres partenariats bientôt.

Nous entrevoyons l’avenir du secteur des nouvelles au Canada avec optimisme. Ce pays est un chef de file mondial dans l’élaboration de modèles commerciaux novateurs et diversifiés dans ce secteur. Les nouveaux éditeurs numériques comme Village Media, Canadaland, Narcity, The Logic, The Discourse, The Peak et The Narwhal, pour n’en nommer que quelques-uns sont des pionniers qui essaient de nouveaux modèles, et ils connaissent du succès. Voilà où nous devons centrer nos efforts. Il faut appuyer des solutions innovantes et durables pour les éditeurs de toutes tailles, et pas seulement pour les médias traditionnels.

Je vous remercie encore une fois de l’occasion de contribuer à vos délibérations. C’est avec plaisir que je répondrai à vos questions et que je poursuivrai cette discussion.

Le président : Merci, monsieur Kee. Je donne maintenant la parole à M. Ingram.

Mathew Ingram, rédacteur numérique en chef, Columbia Journalism Review, à titre personnel : Bonsoir, honorables sénatrices et sénateurs. Merci de me recevoir pour parler du projet de loi S-225. Je ne veux pas prendre trop de votre temps, et je m’excuse si j’aborde certains aspects déjà mentionnés. Je veux vous donner un aperçu des raisons pour lesquelles j’estime que ce projet de loi, bien qu’il vise un problème très réel et pressant, propose des solutions fondamentalement malavisées à ce problème.

Le préambule de ce projet de loi énonce plusieurs vérités : le travail journalistique est important dans une société libre et démocratique; les diverses organisations journalistiques canadiennes sont de grande qualité; les plateformes numériques ont perturbé l’industrie de la publicité. Le préambule comprend aussi une affirmation qui n’est pas tout à fait vraie, à savoir que ces plateformes nourrissent leurs sites à partir du travail journalistique généré par les médias traditionnels. Je pense qu’il serait plus juste de dire que les médias fournissent eux-mêmes leur travail journalistique à leurs lecteurs potentiels par l’intermédiaire de ces plateformes. Ils publient leur contenu de leur plein gré, voire avec enthousiasme.

Facebook, Twitter et les autres réseaux sociaux ne prennent pas le contenu des organisations journalistiques, mais l’acceptent lorsqu’il est donné librement. En échange, ces plateformes aiguillent des lecteurs vers ces sites journalistiques et les aident à atteindre un nouveau lectorat, un service qui a sans doute une valeur importante.

Je pense qu’il importe aussi de souligner, comme d’autres l’ont mentionné, que les œuvres journalistiques apparaissent rarement dans leur intégralité sur ces réseaux. Elles sont plutôt présentées sous forme de liens cliquables accompagnés d’un court extrait, un type d’utilisation qui semble correspondre exactement à ce qui est visé par le principe de l’utilisation équitable ou loyale.

Un autre aspect qui me semble poser problème, dans ce projet de loi, c’est que la détermination des organisations journalistiques admissibles à ce genre de rémunération relèverait du gouvernement ou de ses agents. Ce genre d’effort favorise généralement les organisations journalistiques existantes, dont certaines se sont elles-mêmes causé du tort, ce qui a très peu à voir avec Google ou Facebook.

J’aimerais aussi souligner que même adopté dans sa forme actuelle, ce projet de loi serait loin d’aider à endiguer le flux d’encre rouge et la perte d’auditoire chez la plupart des organisations journalistiques canadiennes. Je pense qu’on peut affirmer que même si nous réussissions de façon remarquable à créer un mécanisme de rémunération pour les œuvres journalistiques, ce ne serait qu’une toute petite goutte d’eau dans l’océan.

En résumé, je ne pense pas que cette mesure législative sera d’une grande utilité, si tant est qu’elle soit utile, pour régler le problème qu’elle doit résoudre. Elle pourrait entraîner en cours de route de nombreux effets négatifs qui pourraient aggraver la situation de l’industrie au lieu de l’améliorer.

Si le Sénat veut aider financièrement les entreprises de médias, la meilleure façon serait probablement la taxation des revenus tirés de publicités numériques, et non une réinterprétation du droit d’auteur. Je vous remercie de votre temps. Je répondrai à vos questions avec plaisir.

Le président : Merci, monsieur Ingram.

Le sénateur Dawson : Monsieur Kee, j’ai aimé votre présentation, mais pour nous concentrer sur le projet de loi, nuit-il à la relation entre les médias et Google? Nuit-il à la relation entre vos clients et les clients journalistiques?

Vous avez parlé d’un grand nombre de questions, mais pour ce qui est du projet de loi en soi, je pense qu’il vise en partie à exercer des pressions pour favoriser la négociation. C’est ce qui s’est passé avec d’autres modèles, comme l’Australie. Je pense que nous avons besoin de ce projet de loi et que nous devrions continuer à en débattre. D’après ce que j’ai entendu ce soir, en tout cas, il a beaucoup de défauts, et même le témoin nous demande des amendements. À cette période du mois de juin, la saison des folies, comme disent les parlementaires, je pense que nous devons faire attention à la façon de traiter ce projet de loi.

Vous n’avez pas abordé le projet de loi dans votre présentation. Je m’excuse de vous avoir invité à si court préavis; cela ne vous a pas laissé beaucoup de temps pour vous préparer. Quel est votre point de vue sur le projet de loi lui-même?

Monsieur Ingram, je suppose que c’est une question d’utilisation équitable. J’aimerais que vous reveniez sur votre définition de cette notion, dans le contexte du projet de loi.

M. Kee : Je pense que mes observations vont dans le sens de la critique très éloquente de la sénatrice Simons à l’égard du projet de loi, critique qui a été renforcée par Me Finlay et d’autres intervenants, à savoir que, bien que je comprenne l’intention — il s’agissait certainement d’essayer de reproduire le modèle qui avait été suivi en Europe —, le droit d’auteur canadien est une bête fondamentalement différente du système de droit d’auteur européen. Je ne pense pas qu’il atteigne nécessairement l’objectif visé.

Encore une fois, comme je l’ai dit dans ma déclaration liminaire, nous fournissons des liens, des titres et des extraits. Ils ne sont pas couverts par le droit d’auteur; ils ne constituent pas une reproduction d’une partie substantielle, ou ils sont couverts par l’utilisation équitable. Cela ne change pas avec ce projet de loi, donc je ne pense pas qu’il atteigne cet objectif particulier. Je pense qu’il ajoute des complications.

En fait, j’ajouterais deux autres points aux critiques : premièrement, je pense que la création d’une nouvelle société de gestion habilitée à administrer un nouveau droit à rémunération est une entreprise très compliquée qui prend de nombreuses années. En moyenne, il faut 6,5 ans pour que les tarifs des droits d’auteur fassent leur chemin dans le système, donc je ne pense pas que cela se traduira par des revenus significatifs pour les médias d’information.

Deuxièmement, si vous cherchez à étendre la portée du droit d’auteur pour inclure, par exemple, les hyperliens, je pense également que vous vous heurterez à des défis et des problèmes liés à la Charte, car vous vous heurtez en fait à des problèmes d’expression.

Le sénateur Dawson : Merci, monsieur Ingram, en ce qui concerne l’utilisation équitable?

M. Ingram : Oui. Je veux juste dire que je ne suis pas un avocat. Ma seule compréhension de l’utilisation équitable vient du fait que j’écris des articles à ce sujet. J’ai cru comprendre qu’un lien et quelques phrases correspondaient à la classification d’utilisation équitable ou de traitement équitable. Je peux me tromper, mais je pense que l’on peut affirmer que Google Actualités, plus particulièrement, fournit un service public. À mon avis, cela n’enlève rien à la valeur commerciale de l’article d’actualité dans son intégralité.

Le sénateur Dawson : Encore une fois, je tiens à vous remercier de votre participation, et je m’excuse de vous avoir invité à la dernière minute. C’est un débat en cours qui, de toute évidence, ne se réglera pas ce soir. Merci.

[Français]

Le sénateur Carignan : Ma question s’adresse au représentant de Google Canada. Vous avez glissé quelques mots au sujet de Google News et de Google News Showcase. Pouvez-vous nous parler des sommes que vous avez distribuées sous forme de revenus aux entreprises médiatiques qui se sont inscrites à votre Centre pour les éditeurs?

Je remarque qu’un média peut s’inscrire pour se servir de la publicité que vous générez ou pour diffuser sa propre publicité. Je serais curieux de connaître les montants que vous avez distribués jusqu’à maintenant grâce à l’application Google News au Canada.

[Traduction]

M. Kee : Si vous parlez de Google News Showcase, qui est un nouveau programme de licence dont j’ai parlé dans mes remarques préliminaires, nous n’avons pas encore lancé ce produit au Canada. Nous avons signé un certain nombre de contrats initiaux avec plusieurs éditeurs. Nos partenaires de lancement sont Village Media et Narcity, et nous sommes en train de négocier avec d’autres éditeurs de base.

Si vous parlez des autres aspects de l’activité, et moins de Google Actualités — qui n’est pas du tout monétisé —, nous fournissons un certain nombre de services en partenariat avec les éditeurs de presse pour les aider à monétiser leur contenu. Je n’ai pas les chiffres à ma disposition concernant le montant que nous avons attribué, mais pour faire une histoire courte, si un éditeur de presse utilise la technologie publicitaire de Google pour aider à monétiser son contenu, il obtient la grande majorité des revenus — entre 70 % et 95 %, voire plus — de ce contenu, mais je n’ai pas les chiffres à ma disposition.

[Français]

Le sénateur Carignan : Google News fonctionne au Canada. J’ai l’application et je vois les titres du Journal de Montréal, du Journal de Québec et de La Presse. Pouvez-vous prendre l’engagement de nous faire part des sommes qui sont distribuées aux différents médias grâce à l’application Google News?

[Traduction]

M. Kee : En ce qui concerne l’application Google Actualités, je pense que vous faites référence à celle qui est disponible au Canada à l’heure actuelle, et qui n’est pas du tout monétisée. Elle fournit simplement des liens vers des publications d’actualités existantes. Il n’y a pas d’échange de revenus. Bref, les éditeurs ont le pouvoir d’être inclus ou non dans cette application comme ils l’entendent. L’application fournit un lien et un extrait, puis elle génère du trafic vers le site en question. Il n’y a donc pas d’échange de revenus, car nous leur apportons du trafic qu’ils peuvent ensuite monétiser à leur tour. Nous n’avons pas de détails sur la façon dont ils monétisent ce trafic.

[Français]

Le sénateur Carignan : Donc, votre application est gratuite. Quel est l’intérêt de votre application pour Google?

[Traduction]

M. Kee : Il y en a plusieurs. Tout d’abord, il s’agit d’une application précise axée sur l’actualité, destinée à générer du trafic vers nos partenaires éditeurs de presse, avec lesquels nous nous engageons et que nous voulons voir réussir. Nous voulons leur apporter un trafic dû aux références de valeur qu’ils peuvent monétiser pour être fondamentalement durables à long terme.

Elle est également utile à nos utilisateurs grâce à ce que nous avons appris. L’application Google Actualités a vu le jour parce qu’après le 11 septembre, le moteur de recherche Google n’était pas optimisé pour traiter les requêtes liées aux actualités. Nous avons donc créé une application par l’entremise de Google Actualités qui se concentre précisément sur les nouvelles. Elle s’articule autour d’articles d’actualité et vous pouvez sélectionner un article et obtenir les noms des différents éditeurs qui publient des articles liés à ce sujet particulier d’une manière plus utile si vous recherchez des articles d’actualité que si vous utilisez le moteur de recherche Google en général.

Il s’agit d’un avantage pour nos partenaires éditeurs de presse et pour nos utilisateurs. Comme je l’ai dit, il n’est pas clairement monétisé; nous n’en tirons aucun revenu publicitaire.

La sénatrice Simons : Monsieur Kee, je tiens à souligner qu’il n’y a pas si longtemps, Google a conclu un accord avec un groupe d’éditeurs français, un syndicat d’organismes de presse français, pour une sorte d’arrangement financier — je ne veux pas parler de partage des bénéfices. J’ai également noté avec intérêt que ces éditeurs de presse appartenaient à un consortium où ils étaient validés et approuvés par une organisation en tant qu’organismes de presse légitimes.

C’est un sujet qui a été abordé dans nos questions précédentes, où certains de nos témoins ont parlé de la nécessité d’établir ce qu’est un journaliste canadien officiel. Comme j’ai passé 30 ans comme journaliste canadien, cela me fait frémir.

Je voulais poser cette question à chacun d’entre vous. Pour M. Kee, tout d’abord, j’aimerais que vous expliquiez l’accord français et le modèle. Ensuite, pour M. Ingram, quelles inquiétudes pouvez-vous avoir à l’idée qu’un organisme gouvernemental décide qui est ou n’est pas un journaliste légitime et digne d’un soutien financier?

M. Kee : Certainement. Il s’agit en fait de l’approche du droit d’auteur. En Europe, ils ont introduit, par l’entremise de la directive européenne sur le droit d’auteur, ce nouvel article 13, qui allait essentiellement exiger que Google participe aux négociations et verse des redevances pour l’utilisation de certains types de contenu d’actualité. Il est très important de noter que, même dans le modèle européen, il excluait les hyperliens et ce que nous appelons les courts extraits — les bribes d’information —, mais il y a un débat en cours sur ce qu’est exactement un court extrait, car il n’a pas été défini dans la loi.

La France a été le premier pays à transposer cette directive en loi nationale, ce qui a donné lieu à une conversation continue avec un certain nombre de sociétés de gestion en France sur la portée de cette directive. Nous avons conclu des accords principalement avec l’APIG, qui est le principal éditeur de presse en France, surtout pour qu’il reconnaisse que la tribune Google Actualités — que nous négocions actuellement au Canada — serait également acceptable comme résolution équivalente à cette question en France. Quelques questions ont été soulevées à ce sujet récemment en ce qui concerne d’autres sociétés, et nous travaillons actuellement sur ces processus. Il s’agit essentiellement de travailler par l’entremise de conventions collectives, parce que la loi française l’exige d’une manière que la loi canadienne n’exige pas. C’est la principale différence.

Comme je l’ai souligné, et comme d’autres l’ont également souligné, le régime canadien du droit d’auteur ne se prête pas à cette approche en matière de redevances comme le fait le système civil européen. De manière générale, nous avons tendance à favoriser les approches de rechange. C’est la raison pour laquelle nous nous sommes présentés à la table de négociations sans qu’un plan législatif ne soit brandi au-dessus de notre tête. Nous voulons en fait conclure ces arrangements et ces accords sans avoir à recourir nécessairement à une solution réglementaire. Je cède la parole à M. Ingram, qui pourra vous dire comment les journalistes pourraient réagir à cette situation.

M. Ingram : Merci, sénatrice Simons. Je partage vos préoccupations concernant un système qui prétend définir une organisation journalistique de qualité, un journaliste de qualité ou déterminer ce qui relève du journalisme et ce qui n’en relève pas. Je ne pense pas que ce soit une bonne voie à suivre. Dans un cas, vous finiriez par choisir toutes les choses dont nous avons tous entendu parler — toutes les entités que nous connaissons —, les grandes, celles qui sont établies et, pour être honnête, je ne suis pas convaincu que c’est là que se trouve l’avenir du journalisme. Je pourrais choisir une liste d’organisations complètement différente, mais si ce n’était pas moi qui choisissais, alors elles seraient exclues. Lorsque vous tracez un cercle trop serré et que vous laissez des organisations de côté, vous courez le risque de passer à côté de quelque chose d’important.

Le président : Merci, monsieur Ingram.

La sénatrice Dasko : Ma question s’adresse à M. Kee. Merci à vous deux d’être ici. C’est très important pour nous de résoudre ce problème.

Dois-je comprendre de vos observations, monsieur Kee, qu’il n’y a pas de problème ici? Qu’il n’y a pas de problème avec le journalisme? Ou, s’il y a un problème, dois-je comprendre que vous considérez que cela fait partie de la solution? Voyez-vous un problème ici? Et comment décririez-vous votre rôle dans ce problème à l’heure actuelle?

M. Kee : Je pense qu’il y a clairement un problème. Je souscris entièrement aux déclarations liminaires de M. Ingram. Il y a clairement un problème et un défi important auquel le journalisme dans le monde, et certainement au Canada, est confronté, en partie à cause des perturbations qui sont survenues dans les médias d’information traditionnels.

La question est la suivante : comment devons-nous aborder le problème? Quelle est la solution politique que nous adoptons pour examiner cette question? Je pense qu’il n’est pas controversé d’affirmer que le journalisme est essentiel à la démocratie. Il est extrêmement important que les citoyens canadiens disposent d’un journalisme durable et de qualité, ainsi que d’informations faisant autorité, pour le bon fonctionnement de notre société démocratique. Je ne pense pas du tout que cette affirmation soit controversée. Nous serions tout à fait d’accord avec cela.

La question qui se pose est la suivante : comment devons-nous aborder cet enjeu? Je pense que le projet de loi S-225 est une approche, que je considère comme bien intentionnée mais pas nécessairement la meilleure. Il n’est pas surprenant que nous ayons tendance à nous concentrer davantage sur nos solutions fondées sur le marché, qui sont axées sur l’innovation, en partie parce que le défi auquel de nombreux éditeurs de presse sont confrontés est que leurs modèles économiques ont été profondément perturbés par Internet en général. La question est donc la suivante : comment trouver des solutions qui permettent aux médias d’information d’être durables à long terme?

Certains organismes de presse traditionnels, dont les structures de coûts sont basées sur un modèle d’impression, vont être mis à rude épreuve. Il y a aussi l’émergence de publications numériques, telles que The Logic et Village Media que j’ai citées, qui sont à l’avant-garde pour ce qui est d’élaborer des modèles d’entreprise durables qui leur permettront de s’autofinancer.

L’autre élément essentiel — et cela renvoie à la conversation finale que vous avez eue avec M. Greenspon et d’autres — est le suivant : quel est le modèle que nous envisageons pour nous assurer que les organismes de presse ne développent pas de dépendance à l’égard d’un intervenant individuel, qu’il s’agisse d’une plateforme, d’un gouvernement ou autre? Je pense que c’est d’une importance capitale, ne serait-ce que pour l’aspect visuel et pour la perception de l’indépendance que les organismes de presse doivent avoir pour être crédibles. Je m’inquiète des approches qui sont conçues pour s’engager dans une forme de transfert de richesse ou de financement direct des sources de nouvelles, car je pense que vous allez vous heurter à ces problèmes. Qu’il s’agisse de plateformes ou de gouvernements, je pense que l’on sera confronté au même problème.

Nous devons nous concentrer sur l’élaboration de solutions axées sur des modèles d’entreprise novateurs et autonomes à long terme, où l’on peut considérer qu’il s’agit d’un investissement de lancement, mais que l’on peut ensuite prendre du recul et que l’organisme est capable de s’autofinancer, alors qu’il est nécessaire d’octroyer constamment des subventions, qu’elles proviennent de plateformes ou du gouvernement.

La sénatrice Dasko : Que pensez-vous des solutions fiscales que M. Ingram a suggérées? Cela fait-il partie de l’ensemble des solutions — les modèles et les idées d’imposition qu’il a exprimés et que M. Greenspon et d’autres ont mentionnés plus tôt? Cela fait-il partie de l’ensemble des solutions ou non?

M. Kee : Je pense que c’est une question qui doit absolument faire l’objet d’un débat approfondi. Comme on l’a observé au cours de cette discussion, il y a la taxe sur les services numériques, que le gouvernement a annoncé qu’il allait mettre en place, et le transfert à l’OCDE, qui s’engage dans une conversation solide sur la modification des règles internationales en matière de fiscalité, mais je ne vous ennuierai pas tous avec cela. Mais je pense que c’est une partie de la solution : comment obtenons-nous les recettes générales qui vont au gouvernement, et ensuite comment le gouvernement applique-t-il ces recettes? Qu’il y ait ou non un nouveau système d’imposition qui s’applique aux plateformes numériques est une préoccupation secondaire. La question est vraiment de savoir comment nous allons appliquer les recettes gouvernementales.

Actuellement, nous avons deux programmes principaux qui ont été introduits il y a quelques années, à savoir l’Initiative sur le journalisme local et le crédit d’impôt pour la main-d’œuvre journalistique. Encore une fois, je pense que ces programmes sont bien intentionnés. Ils n’étaient pas sans controverse, mais je pense qu’ils étaient axés sur le financement du journalisme plutôt que sur le financement de modèles d’affaires novateurs qui aidaient les organismes de presse à devenir autonomes à long terme. Je pense que ce sont deux considérations très différentes.

La sénatrice Dasko : Merci.

La sénatrice Miville-Dechêne : J’aimerais vous entendre tous les deux. Vous vous êtes présenté, monsieur Kee, comme faisant partie de la solution et comme sachant quoi offrir aux journalistes pour qu’ils soient heureux. Par ailleurs, nous avons Facebook, qui fait cette entente avec quelques journaux au Québec; généralement, les journaux de taille moyenne et petite. Est-ce là l’avenir — des accords individuels? M. Ingram pourrait peut-être nous en parler. Est-ce l’avenir, que Google dise : « Nous allons faire un fonds. Nous ferons ceci »? Voyez-vous cela? Évidemment, je suis une législatrice, alors je me demande si ce sera la voie de l’avenir — les accords individuels et les secrets entre les plateformes et les groupes de médias et de journaux.

M. Kee : Cela dépend. En ce qui nous concerne — je ne peux pas parler pour Facebook, bien sûr —, nous avons actuellement les négociations que nous menons pour Google News Showcase, les programmes que nous finançons par l’entremise de l’initiative Google Actualités et nous avons un certain nombre de défis et de fonds d’innovation. Deux sont en cours en ce moment même au Canada. Ils sont vraiment conçus pour clarifier la façon dont nous travaillons avec nos partenaires pour les aider à être durables à long terme. À bien des égards, nous nous présentons à la table des négociations sans pression du gouvernement, en partie parce que nous croyons en la mission. Nous sommes en fait alignés...

La sénatrice Miville-Dechêne : Est-ce parce que vous ne voulez pas de projet de loi?

M. Kee : Pas vraiment. Le fait est que nous nous présentons à la table des négociations parce qu’il est dans notre intérêt de veiller à ce que l’écosystème de l’information soit durable à long terme. Nous cherchons à aider les organisations à être durables.

Je pense qu’il est nécessaire d’avoir une conversation approfondie, qui consiste — si je devais être mis sur la sellette — à demander ce que le gouvernement peut faire. Eh bien, la première chose qu’il pourrait faire est de commencer à convoquer toutes les parties pour qu’elles se réunissent afin de travailler sur des solutions. Parce qu’à l’heure actuelle, nous avons diverses campagnes qui sont menées par différents partis sur ce à quoi cela pourrait ressembler, et elles ne sont pas vraiment productives.

Je pense que nous allons devoir nous réunir et déterminer à quoi cela ressemble réellement et si une législation ou une réglementation est nécessaire pour y parvenir. Une chose que je dirai — et je ne veux pas enlever l’occasion à M. Ingram — Google News Showcase est un programme conçu pour travailler avec les éditeurs qui nous fournissent du contenu que nous affichons dans nos services. Il s’agit de bien plus que de simples liens et extraits, mais nous exigeons des éditeurs qu’ils soient en mesure de fournir cette catégorie de contenu à une certaine fréquence. Certains petits éditeurs locaux peuvent ne pas avoir cette capacité.

Showcase n’est pas conçu pour tout le monde. Il est conçu pour les gros joueurs. La question qui se pose est donc la suivante : comment traiter avec les petits exploitants? Nous avons déjà de sérieuses discussions à ce sujet.

Press Forward est une association de très petits éditeurs qui vient d’être créée et qui privilégie le numérique. Nous discutons avec eux de la forme que cela revêt. Est-ce que cela ressemble à un fonds? Si c’est un fonds, est-il facultatif, ou est-ce qu’il est supervisé par le gouvernement? Quels sont les avantages et les inconvénients de ces approches?

Je note que M. Greenspon a articulé une approche de type FMC — Fonds des médias du Canada. Je peux en comprendre l’attrait, mais je dirai aussi que les revenus que Google tire des actualités ne sont pas très importants. Il n’apportera pas les contributions nettes que le secteur attend, je pense.

Dans ce cas, est-il préférable de recourir à une négociation collective à ce sujet? Permettez-moi de laisser la place à M. Ingram. Je suis sûr qu’il a quelques idées.

M. Ingram : Sénatrice, si j’étais une entreprise de médias, je ne refuserais certainement pas de recevoir des paiements de quiconque souhaite me donner de l’argent. Je ne pense pas que l’argent de Google et de Facebook va changer la donne pour de nombreuses entités médiatiques. Je ne pense pas que cela va les sauver. Je ne pense pas que cela va produire une sorte d’avenir durable. Pour être honnête, je ne pense pas qu’il soit bon de trop compter sur ce type de paiements.

Je suis beaucoup plus intéressé par les changements qui ont permis à des fondations ou à des personnes fortunées de faire des dons ou de fournir un financement durable, ce qui est assez courant aux États-Unis pour certains organes de journalisme assez importants. Ce qui m’intéresse plus, c’est le pouvoir des abonnements dans les collectivités, pour financer leurs propres entités de nouvelles, plutôt que de compter sur un chèque ici ou là d’une grande entreprise qui n’a peut-être même jamais entendu parler de la ville où vous essayez de produire du journalisme.

La sénatrice Miville-Dechêne : Merci à vous deux.

Le sénateur Woo : J’ai une question technique pour M. Kee. Vous avez mentionné, je crois, que 1,5 % de toutes les recherches sont réalisées au moyen de la fonction Actualités de la recherche de Google. Est-ce ce que vous vouliez dire?

M. Kee : Non. C’était en fait pour la recherche Google en général. Donc, 1,5 % de toutes les recherches réalisées en 2019 sur Google au Canada étaient celles que nous avons pu identifier comme étant liées aux actualités. C’est un pourcentage assez faible de l’ensemble des requêtes.

Pensez à votre propre utilisation des recherches sur Google. La grande majorité des recherches sur Google sont des requêtes basées sur des faits, comme « que vaut le dollar américain lorsqu’il est converti en dollar canadien ». Les utilisateurs se demandent « comment puis-je mesurer ceci » et ne recherchent pas des renseignements liés aux actualités. Les requêtes liées aux actualités représentent un pourcentage relativement faible. Il est certain que la plupart des requêtes liées aux actualités, comme je l’ai dit, ne sont pas réellement monétisées; elles ne génèrent pas de revenus.

Le sénateur Woo : Oui, j’ai compris cela. Il ne s’agit pas de cliquer sur « Actualités » sur la page de recherche Google, même si je ne suis pas sûr que vous puissiez faire la distinction entre une recherche liée aux actualités et une recherche plus générique basée sur des faits. Si je veux trouver un article d’actualité, il me suffit d’entrer quelques mots clés. Cela pourrait être perçu comme une sorte de question basée sur des faits. Mais laissons cela de côté.

Je m’intéresse à Showcase. Vous dites qu’il pourrait arriver au Canada, mais ce n’est pas encore le cas. Vous travaillez avec un certain nombre d’entreprises spécialement choisies pour produire, si je peux utiliser ce terme, des services à valeur ajoutée, au-delà des liens et des courts extraits. Devenez-vous un agrégateur?

M. Kee : Pas plus que nous ne le sommes peut-être déjà. Certains qualifieraient déjà Google Actualités de service d’agrégation. Encore une fois, nous nous contentons de fournir des liens, des titres et des extraits et de générer du trafic, mais le service est organisé autour d’histoires. En ce sens, il fonctionne comme un agrégateur.

Le sénateur Woo : Donc agrégateur, plus, plus?

M. Kee : C’est la différence entre ce que nous faisons actuellement avec Google Actualités et ce que représente Showcase. Showcase est une extension de Google Actualités visant à inclure non seulement des extraits, mais aussi un contenu complet qui nous est fourni par l’éditeur de manière personnalisée.

Le sénateur Woo : Je comprends tout à fait. Les entreprises qui ne font pas partie de Google Showcase doivent-elles craindre de se retrouver parmi les fournisseurs du deuxième ou troisième rang qui n’obtiennent pas le trafic que vous voudrez naturellement favoriser?

M. Kee : Cela n’affectera pas le trafic. Cela n’affecte que la disponibilité du contenu qui se trouve dans les services Google Actualités et Google Discover. Cette question est un sujet de discussion actuellement dans un certain nombre de pays où nous avons lancé le produit.

Il y a bien sûr des préoccupations qui ont été soulevées à ce sujet. Comme je l’ai dit, nous sommes très attachés au journalisme d’intérêt public. Nous nous concentrons sur un large éventail de publications diverses qui ont la possibilité de participer au programme, qui comprend, encore une fois, le français et l’anglais, le local, le régional et le national, dans tous les domaines. Tout dépend vraiment de leur capacité de participer au programme, de nous fournir le niveau de contenu à la fréquence dont nous avons besoin, par rapport à toute autre chose, et c’est la raison pour laquelle nous avons ces discussions qui se poursuivent.

Je ne m’attends pas à ce que cela ait nécessairement un effet considérable sur le trafic qu’ils reçoivent, mais encore une fois, nous verrons comment cela se passe.

Le sénateur Woo : J’ai peut-être eu l’air sceptique. Peut-être que je le suis un peu, mais il y a un avantage potentiel, car si vous aviez divers types de vitrines très étendues qui élargiraient leur couverture de différents types de nouvelles — essentiellement, si vous ajoutiez plus de valeur à ce que les fournisseurs vous donnent sous forme brute —, peut-être que cela pourrait être utile à l’industrie dans son ensemble. Mais si cela se limite à un groupe de fournisseurs de premier plan que vous avez désignés, la concurrence sera limitée. Quoi qu’il en soit, c’est un commentaire plutôt qu’une question. Peut-être voulez-vous réagir, puis la parole reviendra à la présidence.

M. Kee : Tout d’abord, je dirais que votre préoccupation est tout à fait juste, et c’est la raison pour laquelle nous sommes très concentrés sur les petits éditeurs locaux. L’écrasante majorité d’entre eux sont de petits éditeurs locaux et communautaires, et non pas de grands éditeurs nationaux.

Le sénateur Woo : Merci.

[Français]

Le sénateur Cormier : Je vais essayer de synthétiser ce que j’ai compris de ce que nous avons entendu ce soir — et peut-être que je m’écarte du projet de loi S-225. Quand on parle des médias, des enjeux, on parle de l’accès au revenu, de la durabilité des médias, de l’indépendance de l’industrie journalistique. Quand on parle des revenus, on pense aux grandes compagnies, au gouvernement, aux abonnements, à la publicité. On ne veut pas que les médias dépendent des gouvernements ou des grandes plateformes. Or, les organisations médiatiques ne partent pas toutes du même point. Il y a les grandes compagnies et les petites organisations médiatiques. Les solutions sont complexes. Dans ce contexte, quel est le rôle d’un projet de loi comme le projet de loi S-225? Est-ce que, effectivement, la solution est une taxe? Qui peut répondre à cette question? Je pose la question à M. Kee et à M. Ingram. Quel rôle chacun d’entre vous peut-il jouer dans ce système assez complexe où la solution ne se limite pas à un seul élément?

[Traduction]

M. Kee : Premièrement, vous avez tout à fait raison de dire qu’il n’y a pas une seule solution. Ce n’est pas un problème facile à résoudre. Il n’y a pas de solution miracle ou de solution unique pour le résoudre. Même avec l’émergence de certains des nouveaux modèles commerciaux que nous avons vus avec les éditeurs numériques, il n’y a pas d’approche cohérente. Il y a une grande diversité.

L’une des principales choses que le gouvernement devrait faire — encore une fois, les initiatives comme celle-ci sont utiles pour faire avancer les choses —, c’est d’amener les parties à la table, non pas pour négocier des accords, mais pour écouter. Nous devons commencer à discuter sérieusement de la façon d’avancer collectivement, car c’est ainsi que nous construirons un écosystème durable d’actualités qui fonctionnera pour tout le monde à long terme. Ce n’est la faute de personne si nous sommes arrivés là où nous sommes. C’est ainsi. Cependant, tout le monde s’accorde à dire que le journalisme est un bien public, alors comment résoudre ce problème? Je n’ai pas de solution facile, car il n’y en a pas.

Je pense que nous devons avoir une approche flexible qui s’adapte aux réalités auxquelles chaque éditeur de presse sera confronté. Je pense que le projet de loi S-225 part d’une bonne intention, mais je pense simplement qu’il s’agit d’une approche particulière qui ne va pas nécessairement fonctionner de la manière prévue. Cependant, je pense qu’il serait bon, comme événement déclencheur, de réunir les parties afin que nous puissions avoir des discussions collectives sur la voie à suivre et sur la façon de construire ensemble un écosystème durable.

Le président : Monsieur Ingram, vous avez le dernier mot.

M. Ingram : Je ressens beaucoup de pression.

Le sénateur Cormier : Il ne faut pas.

M. Ingram : Je suis tout à fait d’accord pour dire que nous devons tout essayer — presque tout. Nous avons besoin de tous les outils que nous pouvons trouver. Nous avons besoin d’outils qui n’ont même pas encore été inventés. Je ne suis pas convaincu que le projet de loi S-225 sera l’un de ces outils. C’est peut-être un marteau cassé, si vous voulez. J’essaie de trouver une bonne analogie. Cependant, nous avons certainement besoin d’autant de types de solutions différentes que nous pouvons en trouver.

Le président : Merci.

Le sénateur Cormier : Merci.

Le président : Merci à tous. Ceci nous amène à la fin de la séance. J’aimerais remercier M. Kee et M. Ingram de leurs témoignages, ainsi que tous les témoins d’aujourd’hui, d’avoir pris le temps de nous rencontrer. Vos contributions sont extrêmement utiles pour notre examen de ce projet de loi.

La prochaine séance du comité aura lieu le mercredi 16 juin, à notre heure habituelle, soit 18 h 30, HNE. Sur ce, je souhaite à tous une bonne soirée. Je vous remercie de votre participation.

(La séance est levée.)

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