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SOCI - Comité permanent

Affaires sociales, sciences et technologie

 

La santé des Canadiens – Le rôle du gouvernement fédéral

Rapport final

Volume six : Recommandations en vue d'une réforme


PARTIE III: LA GARANTIE DE SOINS DE SANTÉ


CHAPITRE CINQ

Des soins de santé en temps opportun 

La plus grande partie du volume six est consacrée à des aspects particuliers de la prestation des soins de santé. La restructuration des hôpitaux, le financement des soins, la réforme des soins de santé primaires et l’élargissement du système public d’assurance-médicaments, de même que certains types de soins de santé à domicile et de soins palliatifs sont autant d’éléments cruciaux d’un régime de soins de santé viable. Toutefois, le présent chapitre abordera une question qui, si elle est moins débattue, reste pourtant très importante : le droit de recevoir des soins de santé et l’incidence de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte) sur la prestation en temps opportun des soins de santé nécessaires sur le plan médical.  

L’accès en temps opportun à des soins médicaux ne signifie pas nécessairement un accès immédiat, pas plus que la question de la rapidité d’accès ne s’applique qu’aux affections graves. Cela veut plutôt dire que le service est offert en conformité avec les lignes directrices des pratiques cliniques garantissant que le délai d’attente n’entraîne pas d’effet nocif sur l’état de santé du patient.

La question de l’accès en temps opportun aux soins de santé revêt une importance particulière à l’heure actuelle, pour les raisons suivantes. En premier lieu, de multiples sondages d’opinion ont révélé que, de plus en plus, la principale inquiétude des Canadiens vis-à-vis du système public de soins de santé concerne les délais d’attente pour l’obtention d’un diagnostic, de soins hospitaliers et des services d’un spécialiste. Ces sondages mettent tous en lumière l’absence fréquente d’un accès rapide aux soins de santé, tel que le définissent les patients.

Ensuite, l’impossibilité d’obtenir en temps opportun des soins nécessaires peut nuire de façon significative à l’état de santé et au bien-être du patient. Par conséquent, les pressions vont probablement s’intensifier sur les gouvernements, les hôpitaux et les médecins pour qu’ils s’assurent que les soins de santé médicalement nécessaires sont fournis en temps opportun dans le cadre du système public Il est aussi fort probable qu’à défaut d’améliorations importantes, les Canadiens vont insister auprès du gouvernement pour qu’il prenne les mesures législatives qui leur permettront de recevoir rapidement des soins dans un système privé parallèle de services hospitaliers et de services fournis par les médecins.

Enfin, si ces pressions s’avèrent inefficaces, pour les raisons précisées plus loin, le Comité croit que les tribunaux vont probablement déclarer inconstitutionnelles les lois actuelles qui empêchent effectivement les Canadiens d’acheter au secteur privé, au Canada, des services couverts par l’assurance-santé.

Par conséquent, il est essentiel de trouver une solution au problème de la rapidité d’accès aux soins afin de préserver, au Canada, le modèle de l’assureur unique du système public de soins hospitaliers et de soins dispensés par les médecins, que les Canadiens – et le Comité – appuient si fortement.

Les soins de santé constituent-ils un droit pour les Canadiens?  Peut-on empêcher les Canadiens de prendre des mesures pour obtenir rapidement des soins que le système public ne parvient pas à leur assurer dans les délais voulus?  Ces questions sont abordées dans le présent chapitre.

 

5.1     Le droit aux soins de santé – Perception du public ou droit reconnu par la loi?

D’abord, il importe d’établir une distinction entre un droit aux soins de santé reconnu par la loi et l’opinion du public quant à l’existence de ce droit. Dans le volume quatre, le Comité signale que des sondages d’opinion publique révèlent que les Canadiens, confortés dans cette opinion par les politiciens et les médias, estiment jouir du droit constitutionnel de recevoir des soins de santé, bien que la Charte n’en fasse pas mention de façon explicite[1]. En fait, aucune loi canadienne ne confère explicitement ce droit, bien que les gouvernements aient mis en place des programmes établissant un régime de soins de santé financé par l’État[2].

Le préambule de la Loi canadienne sur la santé[3] (la Loi) indique ce qui suit :

[…] l’accès continu à des soins de santé de qualité, sans obstacle financier ou autre, sera déterminant pour la conservation et l’amélioration de la santé et du bien-être des Canadiens.

De même, l’article 3 de la Loi énonce l’objectif premier de la politique canadienne de la santé, soit :

de protéger, de favoriser et d’améliorer le bien-être physique et mental des habitants du Canada et de faciliter un accès satisfaisant aux services de santé, sans obstacles d’ordre financier ou autre.

Ces énoncés de la Loi canadienne sur la santé, aussi favorables soient-ils, n’établissent pas le droit aux soins de santé.

De même, des instruments internationaux comme la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, dont le Canada est signataire, font état du droit à un niveau de vie assurant la santé et le bien-être, y compris les soins de santé et le droit à la sécurité en cas de maladie ou d’invalidité, mais ils ne constituent pas le fondement d’un droit constitutionnel, ni même juridique, aux soins de santé[4].

Il est clair que le public est convaincu de jouir d’un droit juridique aux soins de santé qui, dans les faits, n’existe pas.

Malgré l’absence d’un droit juridique aux soins de santé, les effets de la Charte canadienne des droits et libertés dans le contexte des soins de santé font l’objet d’une documentation et d’une jurisprudence toujours plus considérables. Il est particulièrement intéressant d’examiner l’incidence de l’article 7 de la Charte sur la prestation en temps opportun de soins de santé au Canada.

 

5.2     Disponibilité des services couverts par le régime public à l’extérieur du système public de soins de santé

Dans le volume quatre, le Comité examine l’incidence de la Loi canadienne sur la santé sur la prestation de soins de santé privés. Nous avons souligné le fait que la Loi n’interdit pas la prestation de services de santé privés. Elle fixe plutôt les conditions dans lesquelles les provinces et les territoires recevront ou non la contribution totale du gouvernement fédéral pour le paiement des services hospitaliers ou fournis par les médecins jugés médicalement nécessaires que reçoivent leurs résidents[5].

Pour recevoir la pleine contribution du gouvernement fédéral, les régimes publics d’assurance-santé des provinces et des territoires doivent respecter cinq conditions essentielles : gestion publique, intégralité, universalité, transférabilité et accessibilité. La Loi canadienne sur la santé incite fortement les provinces et les territoires à décourager les médecins et les hôpitaux d’imposer aux patients des frais additionnels ou des frais d’utilisation pour la prestation de services nécessaires sur le plan médical. La contribution pécuniaire versée par le gouvernement fédéral dans le cadre du TCSPS peut être réduite du montant correspondant à la surcharge ou aux frais d’utilisation.

La Loi canadienne sur la santé n’interdit pas aux fournisseurs de soins de santé d’offrir des soins couverts par les régimes d’assurance-santé provinciaux et de facturer le secteur privé plutôt que le régime d’assurance provincial. De plus, elle ne limite aucunement la prestation, par des établissements privés (à but lucratif ou non lucratif ), de services couverts par le régime public d’assurance-santé. D’ailleurs, à l’heure actuelle, des établissements privés offrent ce type de services dans toutes les provinces. Cependant, la Loi impose des sanctions pécuniaires considérables aux provinces qui permettent le paiement, à titre privé, de services couverts par le régime public d’assurance-santé, surtout si cela suppose l’imposition d’une surcharge ou de frais d’utilisation.

De concert avec la Loi canadienne sur la santé, les lois provinciales et territoriales tentent de décourager et de prévenir la prestation, à l’extérieur du régime public d’assurance-santé, de services jugés médicalement nécessaires. Les médecins peuvent choisir de fournir leurs services en marge du régime public et de facturer les services directement au patient, mais divers règlements provinciaux découragent cette pratique. Bon nombre de provinces interdisent aux médecins qui ont choisi de se retirer du régime d’assurance-santé d’imposer aux patients un tarif supérieur à celui que prévoit le régime. Certaines provinces refusent de rembourser les patients qui reçoivent des services de santé assurés de médecins qui se sont retirés du régime d’assurance-santé. De plus, la majorité des provinces interdisent l’achat de régimes privés d’assurance-santé en vue de services couverts par le système provincial, bien que toutes les provinces permettent à leurs résidents d’acheter une assurance privée pour les services médicaux et hospitaliers ou fournis par les médecins exclus des services jugés nécessaires sur le plan médical[6].

Comme l’indique le Comité dans le volume quatre  de son étude:

La Loi canadienne sur la santé, tout comme les lois provinciales et territoriales, a empêché l’émergence d’un système privé de soins de santé qui ferait directement concurrence au système public. Il n’est tout simplement pas possible, sur le plan économique, pour les patients, les médecins ou les établissements de soins de santé de participer à un système parallèle[7].

En définitive, les Canadiens n’ont guère de possibilités, s’il en est, de pallier au Canada l’incapacité du système public de soins de santé de leur offrir les soins requis en temps voulu. Ceux qui en ont les moyens peuvent obtenir des soins aux États-Unis, mais la plupart des patients se contentent d’attendre, parfois en vain, que le régime public puisse les accueillir.

 

5.3     Prestation de soins de santé en temps opportun et article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés

La réalité des longues listes d’attente pour l’obtention de certains traitements jugés nécessaires sur le plan médical – donc, l’impossibilité de recevoir des soins en temps opportun – soulève diverses questions, et les droits des patients en attente de soins n’est certainement pas la moindre. À cet égard, le Comité pose les questions suivantes, dans le volume quatre :

Si un droit aux soins de santé est reconnu en vertu de l’article 7 de la Charte et si l’accès à des services de santé financés par les fonds publics n’est pas obtenu en temps opportun, est-ce que les gouvernements peuvent continuer à décourager la prestation de services de santé privés en interdisant les assurances privées?

Est-il juste et raisonnable dans une société libre et démocratique que le gouvernement rationne l’offre de services de santé financés par l’État (au moyen d’affectations budgétaires aux soins de santé) et que, simultanément, il empêche les particuliers d’obtenir ces services au Canada, même à leurs propres frais[8]?

Ces questions ont fait l’objet de vives discussions qui, de l’avis du Comité, ont des conséquences importantes pour le système canadien de soins de santé, sous sa forme actuelle. En fait, le Comité a soulevé ces questions à la fois pour stimuler la discussion et pour indiquer aux gouvernements qu’il sera de plus en plus difficile, sinon impossible, de maintenir des politiques et des lois qui limitent ou découragent l’accès aux soins de santé privés si le régime public ne fournit pas les soins médicalement nécessaires en temps opportun.  

Par conséquent, le Comité estime que l’incapacité du système public de soins de santé à fournir les soins en temps opportun, démontrée par les longues listes d’attente pour l’obtention des services, ouvre vraisemblablement la porte à une contestation judiciaire en vertu de la Charte; cette contestation pourrait réussir à abroger les lois qui empêchent ou dissuadent les Canadiens de payer personnellement pour obtenir, au Canada, des services jugés nécessaires sur le plan médical, même quand ces derniers sont couverts par le régime public d’assurance-santé.

La Charte canadienne des droits et libertés garantit certains droits et libertés fondamentaux. L’article 7 énonce ce qui suit :

Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale.

Bien que la Charte ne mentionne pas explicitement les soins de santé, certains commentateurs estiment que l’article 7 a une signification particulière à ce chapitre. Ce n’est pas que l’article 7 garantisse la prestation de soins de santé dans le cadre d’un régime public; mais il assure le droit à la liberté et à la sécurité de la personne, droit qui, selon certains, pourrait subir un préjudice si le système public de soins de santé ne peut offrir des soins adéquats en temps opportun.

Ce droit permettrait l’interprétation suivante : si les citoyens ne peuvent pas obtenir des soins en temps opportun au sein du régime public, les gouvernements ne sauraient les empêcher de payer pour les obtenir ailleurs au Canada. Autrement dit, même si l’obtention de soins de santé ne constitue pas un droit, il reste que les citoyens ont le droit de ne pas être empêchés par le gouvernement d’obtenir des soins ailleurs au Canada, si le service ne peut être fourni en temps opportun dans le cadre du régime public.

En 1994, le Groupe de travail sur les soins de santé de l’Association du Barreau canadien a jugé que la Charte ne garantit pas le droit aux soins de santé. Il en est venu à cette conclusion en faisant sienne l’idée voulant que la Charte est souvent interprétée comme un instrument négatif plutôt que positif, qui n’oblige généralement pas les gouvernements à adopter un comportement en particulier, mais qui protège plutôt les Canadiens contre les actions gouvernementales coercitives[9].

Ainsi, dans le contexte des soins de santé, la Charte n’exige peut-être pas des gouvernements qu’ils veillent à ce que le système public offre un certain niveau de soins, mais elle pourrait être invoquée pour les empêcher d’imposer des mesures coercitives refusant aux citoyens la liberté d’obtenir, à leurs frais, des soins de santé au Canada, lorsque le régime public ne peut leur offrir ces soins en temps opportun.

D’ailleurs, d’après le Groupe de travail, des particuliers pourraient faire valoir en cour que l’article 7 comprend un droit de recourir à des services de santé privés lorsque le gouvernement ne peut pas ou ne veut pas assurer la prestation de services adéquats (ce qui, de toute évidence, pourrait comprendre l’incapacité d’un gouvernement à offrir le service en temps opportun)[10].

Des juristes ont expliqué au Comité que l’article 7 a des implications en matière de soins de santé et que ce n’est qu’une question de temps avant que ses paramètres ne soient examinés plus en détail par les tribunaux. Des jugements récents laissent entrevoir que la Charte prendra sans doute plus de place dans le domaine des soins de santé. Certaines causes fondées sur l’article 15 de la Charte, soit le droit à l’égalité, ont été gagnées[11].  Cependant, les tribunaux n’ont pas encore été saisis de toutes les implications de l’article 7 pour ce qui est de la prestation des soins de santé en temps opportun.

Dans un commentaire rédigé récemment par l’Institut C.D. Howe, intitulé
The Charter and Health Care: Guaranteeing Timely Access to Health Care for Canadians[12], Stanley Hartt et Patrick Monahan tentent de déterminer si les gouvernements peuvent empêcher ou dissuader les Canadiens de payer eux-mêmes des services de santé jugés médicalement nécessaires lorsqu’il est impossible d’obtenir ces services dans le système public.

Dans leur analyse fondée sur l’article 7[13] de la Charte, Hartt et Monahan concluent que, dans le cas où le système public ne fournit pas, en temps opportun, des soins de santé jugés nécessaires sur le plan médical, les restrictions concernant le paiement des soins à titre personnel ou l’achat d’une assurance-santé privée violent le droit de la personne à la liberté et à la sécurité garanti par l’article 7 et vont à l’encontre des principes de justice fondamentale. Puisque ce commentaire est probablement l’étude la plus détaillée effectuée à ce jour sur l’application de l’article 7 dans le contexte des soins de santé, le Comité estime qu’il convient d’examiner plus avant l’argumentation des auteurs.

Hartt et Monahan soutiennent que les décisions individuelles en matière de soins de santé sont des décisions personnelles fondamentales concernant la santé, la vie et la mort; à ce titre, elles sont couvertes par la garantie de liberté établie à l’article 7. Par conséquent, les gouvernements qui empêchent les particuliers d’obtenir  des soins à l’extérieur du régime public ont l’obligation concomitante de veiller à ce que des soins soient fournis en temps opportun dans le cadre de ce système.

Ainsi, lorsque le régime public ne peut pas ou ne veut pas offrir les soins en temps opportun, Hartt et Monahan affirment que les particuliers doivent être libres d’obtenir les soins nécessaires ailleurs. Par conséquent, dans ces circonstances, les restrictions quant à la capacité d’obtenir des soins en dehors du régime public, y compris celles qui concernent le droit d’acheter une assurance-santé privée, violent le droit de la personne de prendre des décisions personnelles qui concernent sa vie et sa santé, garanti à l’article 7[14].

Le droit à la sécurité de la personne garanti à l’article 7 comporte un aspect à la fois physique et psychologique qui, selon Hartt et Monahan, invoquent la décision prise en 1988 par la Cour suprême du Canada dans la cause Morgentaler, engloberait les préjudices physiques et psychologiques associés à l’attente excessive du patient pour obtenir des soins. Ils écrivent :

Lorsque les gouvernements adoptent des mesures qui retardent ou freinent l’accès aux services jugés nécessaires sur le plan médical ou lorsque ce délai augmente concrètement les risques médicaux ou entraîne d’autres préjudices en matière de santé, il y a manifestement violation de la sécurité de la personne[15].

Toutefois, même en cas de restriction du droit à la liberté et à la sécurité, il n’y a pas de violation de l’article 7 à moins qu’il ne soit prouvé que la restriction va à l’encontre des « principes de justice fondamentale ». Bien que les tribunaux aient conclu que la justice fondamentale comporte un aspect de procédure et un aspect de fond, ce terme n’a pas été défini explicitement. Hartt et Monahan estiment qu’il est manifestement injuste, et donc contraire aux principes de justice fondamentale, d’établir un système dans lequel les services jugés médicalement nécessaires ne sont, à tous égards, accessibles que par le biais du système public de soins de santé, mais ne sont pas offerts en temps opportun[16].  

Par conséquent, Hartt et Monahan soutiennent que, si les services de soins de santé ne sont pas offerts en temps opportun, les gouvernements provinciaux ne peuvent légalement interdire aux Canadiens d’obtenir ces services au Canada, pas plus que le gouvernement fédéral ne peut user des sanctions financières prévues dans la Loi canadienne sur la santé pour forcer les provinces à appliquer des restrictions qui sont inconstitutionnelles[17]. Autrement dit, les gouvernements ne peuvent se trouver dans l’incapacité d’assurer la prestation en temps opportun des services de santé jugés médicalement nécessaires, tout en interdisant aux Canadiens d’obtenir ces services en marge du système public de soins de santé. Cela suppose donc que les gouvernements ne peuvent empêcher les Canadiens de souscrire une assurance-santé privée pour couvrir le coût de ces services reçus à l’extérieur du système public de soins.

Il s’ensuit, si Hartt et Monahan voient juste, que la Charte interdit à un gouvernement de refuser à un particulier le droit d’obtenir des soins de santé privés lorsque le gouvernement n’offre pas ces services en temps opportun :

Les dispositions qui interdisent le paiement, à titre personnel, de services jugés nécessaires sur le plan médical sont tout à fait justifiables lorsque le système public est en mesure de fournir ces services en temps opportun […][18]

Dans le cas où le système public de soins de santé n’offre pas les soins nécessaires en temps opportun, les gouvernements vont à l’encontre de la loi en interdisant aux Canadiens d’utiliser leurs propres ressources pour acheter ces services à titre personnel, dans leur pays. Dans ces circonstances, en appliquant des limites au paiement de soins de santé à titre personnel et aux régimes privés d’assurance-santé, les lois de différentes provinces imposent aux Canadiens un système qui, à tout le moins, compromet leur santé et pourrait mettre leur vie en danger[19].  

Toutefois, l’analyse de Hartt et Monahan ne conclut pas que l’unique solution au problème est que le gouvernement assouplisse les restrictions quant à la capacité d’un particulier d’acquérir une assurance-santé privée. Les auteurs de l’étude estiment que le gouvernement a deux options : financer et structurer le système public de soins de santé de façon à ce qu’il puisse offrir, en temps opportun, les soins de santé jugés nécessaires sur le plan médical, ou permettre aux Canadiens de payer eux-mêmes ces soins s’ils ne peuvent les obtenir en temps opportun dans le cadre du système public[20].

Le Comité trouve convaincante cette analyse de Hartt et Monahan. Cependant, il convient de noter que la Cour supérieure du Québec en est venue à une conclusion différente dans une cause [Chaoulli c. Québec (Procureure générale)[21]] dans laquelle on a invoqué l’article 7 de la Charte pour contester la décision du gouvernement du Québec d’interdire à un particulier de souscrire un régime privé d’assurance-santé dans le but de payer, à titre personnel, des soins de santé couverts par le régime provincial d’assurance-maladie. La cause Chaoulli portait sur le désir du plaignant de souscrire un régime privé d’assurance-santé pour des soins et des traitements futurs auxquels il aurait pu ne pas avoir accès en temps opportun. Autrement dit, la cause Chaoulli portait sur des événements futurs hypothétiques et non sur des événements qui s’étaient déjà produits; par conséquent, la cause Chaoulli ne concerne pas directement la question examinée dans l’étude de Hartt et Monahan.

La Cour supérieure du Québec a rejeté la requête Chaoulli et a conclu que, bien que l’interdiction de souscrire un régime privé d’assurance-santé puisse violer les droits de liberté et de sécurité de la personne en vertu de l’article 7 de la Charte, il était toutefois conforme aux principes de justice fondamentale évoqués à l’article 7 de refuser la possibilité de souscrire un régime privé d’assurance-santé au regard de services couverts par le régime public d’assurance-maladie du Québec[22].

Pour déterminer si les restrictions du gouvernement québécois respectaient les « principes de justice fondamentale » et, donc, ne violaient pas l’article 7, la Cour a pesé le pour et le contre entre le droit de souscrire un régime privé d’assurance-santé et l’objectif collectif d’assurer à tous les résidents du Québec l’égalité d’accès aux services jugés médicalement nécessaires. De l’avis de la Cour, le fait de souscrire un régime privé aurait pour effet de compromettre l’intégrité, le bon fonctionnement et la viabilité du système public de soins de santé[23].  En examinant ce jugement, il importe de se rappeler qu’il s’agit d’une décision d’un tribunal de première instance, qui n’a pas encore été commentée par une cour d’appel ni par la Cour suprême du Canada.

Il convient aussi de signaler que cette décision a été rendue malgré le fait que certains pays d’Europe et l’Australie, qui disposent d’un système public de soins de santé, n’interdisent pas la souscription à un régime privé d’assurance-santé et que cette pratique ne semble pas avoir causé de torts irréparables au fonctionnement ou à la viabilité de leur système public.  

Il faut aussi souligner que l’expérience de ces pays affaiblit considérablement l’argument voulant que, même si l’interdiction de souscrire une assurance-santé viole le droit de la personne à recevoir des soins de santé en temps opportun, une telle violation peut se justifier en vertu de l’article 1 de la Charte. Pour que cet argument soit valide, il doit s’agir d’une violation respectant « des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique ». Puisque d’autres sociétés démocratiques et libres ont un régime universel de soins de santé et permettent à des particuliers de souscrire une assurance-santé pouvant servir à couvrir les coûts de ces services en marge du régime public, et puisque les systèmes de soins de santé de ces pays semblent fonctionner efficacement, les tribunaux pourraient réfuter l’argument voulant que la violation du droit de la personne à recevoir des soins de santé en temps opportun (soit l’interdiction d’établir un système privé parallèle) constitue une limite raisonnable « et dont la justification puisse se démontrer ».

Une autre cause québécoise (Stein c. Québec (Régie de l’Assurance-maladie)), plutôt que de se fonder sur la Charte, a suivi une approche différente et exigé du gouvernement provincial qu’il rembourse les dépenses médicales engagées par un patient aux États-Unis pour le traitement d’une affection grave, qu’il ne pouvait recevoir en temps opportun au Québec[24].  Dans l’affaire Stein, le patient avait été informé qu’il devait subir une intervention chirurgicale pour un cancer grave au plus tard quatre à huit semaines après le diagnostic. Après avoir dépassé la période d’attente prescrite pour recevoir son traitement, le patient s’est rendu à New York pour y recevoir des soins. Par la suite, il a contesté le refus de la Commission de l’assurance-maladie du Québec de rembourser ses dépenses médicales. Le tribunal a tranché en faveur de Stein, en indiquant que, puisque chaque jour de retard augmentait les risques de décès, il n’était pas raisonnable d’obliger le patient à attendre d’être opéré à Montréal. Dans cette cause, il importe de noter l’insistance du tribunal sur l’accès aux soins en temps opportun.

 

5.4 Commentaires du Comité

Bien que les tribunaux canadiens n’aient pas encore établi l’existence d’un droit aux soins de santé en vertu de la Charte, il apparaît clairement au Comité que, lorsque le système public de soins de santé n’est pas en mesure d’offrir des soins adéquats en temps opportun, il devient de plus en plus difficile, voire impossible, de justifier l’interdiction de recourir au secteur privé. Il est vraisemblable que l’impossibilité d’obtenir des soins de santé en temps opportun dans le cadre du système public et l’interdiction concomitante, pour les Canadiens, d’obtenir ces soins ailleurs au Canada violent le droit à la liberté et à la sécurité de la personne établi à l’article 7 de la Charte.

L’incapacité de régler efficacement la question de l’accès aux soins en temps opportun mènera très vraisemblablement à l’apparition d’un régime parallèle de soins hospitaliers et de soins dispensés par les médecins. Par conséquent, il est crucial de régler le problème des délais d’attente, ou du manque d’accès en temps opportun, afin de préserver, au Canada, le modèle du payeur unique des soins de santé, que les Canadiens – et le Comité – appuient  si vivement.

Les membres du Comité croient fermement que les gouvernements ne peuvent attendre passivement que les tribunaux décident comment les Canadiens recevront les soins jugés nécessaires sur le plan médical. Il est temps pour eux de prendre des mesures pour régler le problème des périodes d’attente.

Les gouvernements ne peuvent plus faire abstraction du problème croissant que pose l’accès aux soins de santé en temps opportun. Ils doivent – comme les fournisseurs de soins eux-mêmes, particulièrement les hôpitaux et les médecins – trouver une solution afin d’offrir un accès rapide à des soins appropriés.

L’approche que favorise le Comité pour régler le problème des longs délais d’attente et, ainsi, éviter l’émergence d’un système privé parallèle, comporte deux volets : d’abord, investir davantage dans les soins de santé en fonction des objectifs décrits dans les autres chapitres du rapport; ensuite, faire en sorte que les gouvernements offrent une garantie nationale de soins de santé, c’est-à-dire un ensemble de normes nationales assurant un accès rapide aux principaux soins de santé, dont les paramètres seront examinés dans le prochain chapitre.


CHAPITRE SIX

La garantie de soins de santé 

6.1 Le problème des listes d’attente : la perception du public 

 Le principe d’accessibilité de la Loi canadienne sur la santé établit que les Canadiens doivent jouir d’un « accès satisfaisant » aux services de santé assurés. Cependant, la Loi ne définit pas ce qui constitue un accès satisfaisant. Depuis quelque temps, l’accès aux soins de santé a été mis en cause par le problème des listes d’attente et des délais pour l’obtention des soins : la difficulté d’obtenir des soins en temps opportun est de plus en plus perçue comme un problème majeur du système de soins de santé. Bien sûr, la notion de prestation de services « en temps opportun » est subjective : ce qui semble un délai acceptable pour une personne peut paraître une éternité pour quelqu’un d’autre, surtout lorsque la santé est en jeu. Quoi qu’il en soit, le Comité estime que l’expression « accès en temps opportun » décrit mieux que le terme « accès satisfaisant » les attentes du public au regard du système public de soins de santé.  

Les résultats d’une étude menée par Statistique Canada et publiée en juillet 2002[25]donnent, pour la première fois, une indication fiable de la mesure dans laquelle les Canadiens voient dans la prolongation des délais d’attente une lacune majeure du système public de soins de santé. Le sondage révèle que « près d’un Canadien sur cinq ayant eu recours à des soins de santé en 2001, soit pour lui-même ou pour un membre de sa famille, s’est heurté à certaines difficultés, allant de la difficulté à obtenir un rendez-vous à une longue attente avant d’obtenir les soins »[26]. Sur les quelque cinq millions de personnes qui ont consulté un spécialiste, environ 18 %, soit 900 000 personnes, ont indiqué que le fait d’avoir attendu pour obtenir les soins avait eu des répercussions sur leur vie. La majorité d’entre elles (59 %) ont dit avoir éprouvé de l’inquiétude, de l’anxiété ou du stress. Environ 37 % de ces personnes ont affirmé avoir ressenti de la douleur.

Les auteurs de l’étude en arrivent à la conclusion suivante :

Les renseignements nouveaux les plus importants en ce qui concerne l’accès aux services de soins de santé sont peut-être ceux recueillis au sujet des périodes d’attente. Selon les données de l’enquête, les Canadiens et Canadiennes ont clairement indiqué que de devoir attendre pour obtenir les soins est manifestement une barrière à l’obtention des soins. […] De toute évidence, les Canadiens et Canadiennes jugent ces longues périodes d’attente inacceptables, surtout lorsque celles-ci ont des effets indésirables sur leur vie, comme l’inquiétude, l’anxiété ou la douleur éprouvée durant l’attente[27].

Ces nouvelles données de Statistique Canada incitent fortement à penser que les preuves empiriques tendant à démontrer l’ampleur croissante du problème des listes d’attente, dont le Comité a déjà fait mention, témoignent d’un problème réel et de plus en plus répandu dans le système public de soins de santé au Canada. Les membres du Comité sont convaincus de la nécessité de résoudre ce problème. Le statu quo est tout simplement inacceptable. Avant d’exposer les recommandations du Comité, le présent chapitre examine l’expérience canadienne et internationale du problème des périodes d’attente.

6.2     Le problème des listes d’attente : la situation réelle

Pour le Comité, l’un des aspects les plus troublants du dossier des listes d’attente réside dans l’absence de données précises sur le nombre de Canadiens qui doivent attendre avant de pouvoir consulter un spécialiste, obtenir un diagnostic ou recevoir un traitement à l’hôpital, sur la durée de la période d’attente ainsi que sur les services en cause (maladies, états et signes). Ce manque de données pose un sérieux problème aux décideurs. Dans l’esprit du public, la gravité du problème des listes d’attente ne fait aucun doute, mais il existe peu ou pas de données qui permettent d’en mesurer l’ampleur et il n’y a pratiquement pas de normes ou de protocoles auxquels se reporter pour établir un ordre de priorité en fonction des besoins pour ceux qui sont en attente de traitement.

D’une part, les gouvernements vont naturellement chercher à se montrer sensibles à un problème social, que celui-ci soit réel ou soit simplement perçu comme tel. D’autre part, si, du point de vue des besoins cliniques réels (et non des attentes du patient), le délai d’attente pour obtenir un traitement ou un diagnostic ne met pas en péril la santé du patient, il est peu justifié alors de dépenser beaucoup d’argent pour augmenter l’offre de ressources de santé en question. Il est essentiel de pouvoir mesurer la véritable portée du problème des listes d’attente et son impact sur la santé et le bien-être des patients pour être en mesure d’adapter la politique gouvernementale en conséquence.

Nous savons qu’il existe au Canada deux excellents exemples de listes d’attente dont le classement par ordre de priorité est fait de façon objective – le Réseau de soins cardiaques de l’Ontario et le projet de rationalisation des listes d’attente dans l’Ouest canadien. Ces exemples montrent qu’il est possible, avec un régime rigoureux de gestion des listes d’attente, grâce auquel les patients sont traités en fonction du degré de priorité de leur cas et dans un délai fixé à partir de lignes directrices cliniques, d’atténuer et même d’éliminer, dans bien des cas, le problème de l’attente et la perception selon laquelle les délais sont trop longs.

Ces exemples montrent aussi que l’application de lignes directrices cliniques fondées sur les besoins pour gérer les listes d’attente permet d’établir clairement le besoin réel de nouvelles ressources, c’est-à-dire lorsque la gestion des listes d’attente ne suffit pas à elle seule à assurer aux patients dont les besoins sont prioritaires un accès aux soins en temps opportun et que le recours à de nouvelles ressources s’impose. Dans un cas semblable, un mode de gestion des listes d’attente axé sur les besoins permet en outre de déterminer clairement le genre et la quantité des différentes ressources nécessaires – qu’il s’agisse d’argent, d’équipement, de fournisseurs de soins ou de lits d’hôpitaux.

Par conséquent, du point de vue stratégique, il est essentiel que le Canada commence dès que possible à établir une base de données précises sur les listes d’attente ainsi que des critères de service en fonction des besoins pour les personnes en attente de soins, du genre de ceux décrits à la section suivante. D’ailleurs, l’une des raisons pour lesquelles le Comité insiste sur la nécessité d’améliorer radicalement les systèmes d’information sur la santé et d’en accélérer la mise en œuvre (voir le chapitre dix) réside précisément dans la possibilité ainsi offerte d’établir des listes d’attente par ordre de priorité et de produire des données sur leur application.

Cependant, le Comité estime que les Canadiens ne devraient pas devoir attendre qu’on en ait fini avec cette étape essentielle au règlement d’un problème auquel il aurait fallu s’attaquer il y a des années. Déjà, les patients et leurs familles doivent avoir des signes évidents de la volonté d’agir des gouvernements et des progrès accomplis dans la recherche d’une solution au problème des listes d’attente. C’est pourquoi le Comité recommande, à la section 6.5, l’établissement immédiat d’une garantie de soins de santé, c’est-à-dire l’adoption d’un barème de périodes d’attente maximales, établies en fonction des besoins.

 

6.3     L’expérience canadienne

Comme nous l’avons mentionné, il existe au Canada deux exemples d’initiatives qui montrent de façon probante qu’il est possible de s’attaquer au problème des listes d’attente.

 

6.3.1   Réseau de soins cardiaques de l’Ontario (RSCO)

Le Réseau de soins cardiaques de l’Ontario (RSCO) est reconnu depuis longtemps comme un modèle de gestion des périodes d’attente qui repose principalement sur l’établissement d’un ordre de priorité en fonction des besoins. Créé en 1990 pour coordonner, faciliter et surveiller l’accès aux soins cardiaques spécialisés et pour conseiller le Ministère sur les questions touchant les soins cardiaques dispensés aux adultes, le RSCO a, depuis, mis au point des méthodes permettant de faciliter et de surveiller l’accessibilité des soins, une grande variété de lignes directrices concernant les services cardiaques ainsi qu’un système provincial d’information en cardiologie, afin d’appuyer la prestation des soins, la recherche et l’amélioration continue des services. Axées au départ sur la chirurgie cardiaque, les priorités du RSCO ont été élargies pour englober le cathétérisme, l’angioplastie et les endoprothèses, ainsi que les stimulateurs cardiaques, les défibrillateurs internes et la réadaptation cardiologique.

Le RSCO utilise les renseignements sur les patients et leur état pathologique pour calculer l’indice d’urgence (URS – Urgency Rating Score). L’URS est un outil de référence servant à établir l’ordre de priorité des besoins des patients, c’est-à-dire à dresser une liste d’attente de façon rigoureuse, en fonction des besoins relatifs des patients pour l’obtention des services concernés. Il sert aussi à surveiller l’accessibilité des soins en temps voulu dans l’ensemble de la province. Quel que soit le service requis, le patient présentant l’état pathologique le plus sérieux (selon son URS) reçoit les soins en priorité. Les efforts du RSCO ont réduit considérablement les périodes d’attente pour les pontages coronariens depuis le milieu des années 90. Les périodes d’attente médianes des cas considérés comme urgents se maintiennent autour de trois jours, sans égard aux fluctuations dans le nombre total de patients inscrits sur la liste[28].

 

6.3.2   Projet de rationalisation des listes d’attente dans l’Ouest canadien

Les résultats du projet de rationalisation des listes d’attente dans l’Ouest canadien (Western Canada Waiting List – WCWL), publiés en mars 2001[29], indiquent qu’il est possible d’appliquer le type de système utilisé par le RSCO à d’autres maladies et interventions graves. Le projet WCWL est mené conjointement par divers organismes, comme les régies régionales de la santé, les associations médicales provinciales, les ministères provinciaux de la Santé ainsi que les centres de recherche en santé. Ce projet a été lancé dans le but de trouver une solution à ce qui est perçu comme un problème important et persistant d’accessibilité des soins de santé dans l’Ouest canadien, et d’influencer la façon dont les listes d’attente sont structurées, gérées et perçues par le public.

Au Canada, il n’existe aucune norme pour l’établissement d’un ordre de priorité des patients en ce qui a trait aux différents services médicaux (à l’exception du RSCO, en Ontario). Cela signifie qu’il n’existe pas de méthode provinciale ou nationale de mesure ou de détermination des périodes d’attente pour les services médicaux, ni de normes et de critères universels quant aux délais jugés « acceptables » au Canada pour l’obtention de la grande majorité des services de santé. Il est donc impossible de déterminer si, d’un point de vue clinique, les patients ont attendu durant une période raisonnable ou déraisonnable pour recevoir des soins. L’absence de critères et de méthodes uniformes permettant d’établir l’ordre de priorité des patients en attente de soins signifie que l’ordre des patients sur les listes d’attente dépend de critères cliniques et non cliniques qui varient selon le médecin traitant d’un établissement, d’une régie régionale de la santé et d’une province à l’autre.

Le but premier du projet WCWL a été de produire des outils permettant d’établir l’ordre de priorité des patients sur les listes d’attente en fonction de points attribués par des médecins. Cette tâche a été menée dans cinq domaines cliniques présentant des différences appréciables : chirurgie de la cataracte, interventions chirurgicales générales, arthroplastie de la hanche et du genou, examen IRM et santé mentale des enfants. Un ensemble de critères permettant de déterminer le degré de priorité et un système de pointage ont été élaborés en étroite collaboration avec un groupe d’experts. Les critères et le système de pointage ont été soumis aux diverses étapes des travaux empiriques visant à en évaluer la validité et la fiabilité. Les cliniciens qui ont mis à l’essai les outils servant à établir l’ordre de priorité ont généralement conclu qu’ils pouvaient s’avérer utiles dans un contexte clinique.

Les résultats du projet WCWL établissent que les cliniciens, les administrateurs et le public croient qu’une meilleure gestion des listes d’attente est à la fois nécessaire, possible et bienvenue. Ce qu’il reste à faire maintenant, c’est d’élaborer des normes et des critères pour établir des délais d’attente convenables et acceptables, en fonction des différents degrés de priorité des besoins. Le projet WCWL n’a pu s’attaquer à cette tâche puisqu’elle dépassait le mandat pour lequel il était financé.

Quoi qu’il en soit, les auteurs du rapport final du projet WCWL soutiennent qu’il est tout à fait possible d’établir un certain ordre dans les priorités de traitement et d’accès au soins facultatifs. L’expérience d’autres instances a montré qu’il est possible de recourir à des approches systématiques et à des techniques de détermination des priorités pour améliorer la gestion des périodes d’attente. Les recherches menées pour le projet WCWL[30] mettent en lumière un certain nombre de méthodes pour y parvenir, entre autres :

·        veiller à ce que le processus d’établissement des normes régissant les périodes d’attente soit de portée nationale;

·        faire porter les normes régissant les périodes d’attente sur quatre principaux types d’intervention : consultation pour soins primaires, première consultation d’un spécialiste, test diagnostique et chirurgie.  

Comme le montrent les expériences du RSCO et du WCWL, il est possible d’atténuer grandement le problème des listes d’attente – tel qu’il se pose en réalité et tel qu’il est perçu – en adoptant une méthode fondée sur les besoins cliniques des patients inscrits sur une liste d’attente. Puisqu’il n’y a encore que peu ou pas de données permettant d’établir dans quelle mesure il est possible d’atténuer le problème au moyen de ces nouvelles techniques de gestion des listes, certains sont d’avis qu’il serait prématuré d’agir avant de connaître pleinement la portée du problème réel – et non perçu – des listes d’attente. Ils sont d’avis qu’il est trop tôt pour mettre en œuvre des mesures telles que la garantie de soins de santé (voir la section 6.5) proposée par le Comité. Le Comité réfute ce point de vue et estime que les Canadiens méritent qu’on applique maintenant la garantie de soins de santé. À tout le moins, cette garantie aiguillonnerait la création des normes, critères et systèmes d’information nécessaires. Nul doute aussi que la garantie de soins de santé soulagerait aussi en grande partie l’anxiété actuelle des patients et de leurs familles.

 

6.4     Expérience internationale

Bien qu’on ne puisse tirer de conclusions définitives de l’expérience internationale, des indices permettent de croire que l’établissement de périodes d’attente maximales au regard de certaines interventions peut contribuer à réduire les périodes d’attente. Plusieurs facteurs restreignent les conclusions qu’il est possible de tirer de l’expérience internationale. D’abord, les systèmes de soins de santé sont extrêmement complexes et ancrés dans l’histoire et la culture de chaque pays. En ce qui concerne l’établissement de périodes d’attente maximales – ce que le Comité appelle la « garantie de soins de santé » –, l’expérience est très récente et se limite à une poignée de pays. De plus, les périodes d’attente maximales ont fait l’objet de révisions. Malgré ces réserves, le Comité estime que l’expérience internationale peut éclairer la recherche de solutions pour réduire les périodes d’attente au Canada.

 

6.4.1   Suède

Dans ses rapports précédents[31], le Comité a mentionné que la Suède a expérimenté une forme de « garantie de soins de santé » au début des années 90. Cette garantie fixait un temps d’attente maximal pour les tests diagnostiques (90 jours), pour certains types de chirurgies électives (90 jours) ainsi que pour les consultations de médecins de soins primaires (8 jours) et de spécialistes (90 jours). La Suède a aussi mis en place un système grâce auquel les temps d’attente des interventions majeures sont affichés tous les jours sur un site Web. Les patients peuvent consulter ce site et choisir l’hôpital ayant les délais les plus courts ou s’adresser au premier médecin ou chirurgien libre.

En 1997, un nouveau système est entré en vigueur : la garantie de soins de santé « 0/7/90 ». Ce système établit que le patient doit recevoir les soins d’un infirmier praticien dans un centre de soins primaires le jour même de la consultation et obtenir un rendez-vous avec un médecin dans les sept jours. Enfin, le cas échéant, le patient doit se voir offrir un rendez-vous avec un spécialiste dans les trois mois. S’il ne peut obtenir de rendez-vous, le patient a le droit de recevoir des soins dans un autre pays sans devoir assumer de frais additionnels. La garantie stipule que les traitements nécessaires doivent être fournis dans les meilleurs délais, sans toutefois fixer de période d’attente maximale à cet égard.

Dans l’ensemble, il semble que la garantie de soins offerte en Suède contribue davantage à accroître la liberté de choix des patients qu’à réglementer les périodes d’attente. Dans le conseil de comté de Stockholm, par exemple, les patients ont le choix entre de nombreux fournisseurs de soins et établissements, mais en pratique relativement peu d’entre eux exercent cette liberté de choix et un bon nombre ne sont même pas conscients qu’ils peuvent. En général, les Suédois accordent beaucoup d’importance à la proximité d’accès aux soins; une grande majorité des patients préfèrent en effet recevoir des soins dans leur pays plutôt qu’à l’étranger, même s’il leur faut pour cela attendre plus longtemps.

 

6.4.2   Danemark[32]

Au Danemark, le ministre de la Santé et l’Association des conseils de comté, qui sont conjointement responsables du financement et de la prestation des services de santé, se sont fixé comme objectif en 1993 de ramener à trois mois, au plus tard à la fin de 1995, la période d’attente maximale pour tout traitement chirurgical non urgent. Cette garantie s’accompagnait d’encouragements financiers pour inciter les comtés à atteindre cet objectif. Cependant, malgré l’intensification de l’activité et la réduction générale des périodes d’attentes, les comtés n’ont pas été en mesure de respecter cette garantie et celle-ci a par la suite été révoquée en 1997.

Jusqu’à tout récemment, on a eu recours à une approche « politique » pour faciliter la réduction des périodes d’attente et l’on a augmenté en conséquence le budget des soins de santé. Des objectifs différenciés ont été établis en fonction de l’évaluation de l’incidence des périodes d’attente sur les différents groupes de patients. Dès mars 2000, on avait fixé des objectifs pour les troubles cardiaques graves (deux, trois ou cinq semaines, selon le diagnostic et le traitement offert), le cancer du sein, le cancer du poumon, le cancer de l’utérus et le cancer de l’intestin (attente de deux semaines, entre le renvoi du patient et l’examen préliminaire, entre l’acceptation du patient en chirurgie et l’intervention chirurgicale ainsi qu’entre la chirurgie et le début du traitement postchirurgical).

Un rapport du gouvernement central, publié en 2000, indique que, dans l’ensemble, le pourcentage de patients devant attendre plus de trois mois est tombé de 32 % à 28 % en 1997 et à 21 % en 1998. Cette même année, 71 % des patients ont été traités immédiatement, 14 % ont reçu un traitement le même mois et 8 % ont dû attendre plus de trois mois. La période d’attente moyenne pour les interventions chirurgicales est passée de 93 jours en 1995 à 87 en 1997.

Depuis 1997, le ministère de la Santé affiche sur Internet les périodes d’attente prévues à différents hôpitaux au regard de 24 types de diagnostic. Cette mesure vise à élargir le choix des patients parmi les hôpitaux du pays. En juin 2001, le gouvernement social-démocrate a annoncé un investissement de 500 millions de couronnes (environ 100 M$ CAN) afin de réduire encore davantage le temps d’attente pour obtenir un traitement contre le cancer, et a ensuite promulgué une loi visant à garantir à tous les patients atteints de cancer une période d’attente minimale.

Malgré tout, l’inquiétude concernant la prolongation des périodes d’attente dans les hôpitaux publics a été l’un des facteurs qui a mené à la défaite des sociaux-démocrates aux mains du Parti libéral, formation politique de droite. Depuis, le nouveau gouvernement a annoncé un nouvel investissement de 1,5 milliard de couronnes (environ 290 M$ CAN) réparti dans l’ensemble du réseau hospitalier public à seule fin de réduire les listes d’attente.

Le gouvernement a aussi déclaré que les patients qui doivent attendre plus de deux mois pour recevoir un traitement de quelque nature que ce soit dans le système public pourront, à compter du 1er juillet, choisir de se faire soigner dans un hôpital privé ou dans un autre pays, sans frais additionnels. Comme en Suède, les Danois voient cette mesure comme un élargissement du choix du patient plutôt que comme une véritable « garantie de soins de santé ». Dans le témoignage qu’il a livré au Comité par conférence téléphonique, M. John Erik Petersen, chef du ministère de la Santé et de l’Intérieur, gouvernement du Danemark, a fourni l’explication suivante :

Il y a une dizaine d'années, nous avons lancé le concept du libre choix des hôpitaux, parmi les hôpitaux publics. Toutefois, il n’y a toujours pas de liberté de choix à l’égard des quelques hôpitaux privés au Danemark, ni à l’égard des hôpitaux à l’étranger.

Au 1er juillet, cependant, nous élargissons ce concept de liberté de choix pour inclure les hôpitaux privés et les hôpitaux d'autres pays dans des cas où le malade ne peut être traité dans un hôpital public dans son propre pays ou dans un pays avoisinant en moins de deux mois. C’est là qu’intervient cette notion de garantie. Il ne s’agit pas vraiment d’une garantie, mais disons qu'après un délai d’attente de deux mois, le libre choix est élargi.

Nous avons également une garantie de soins, mais seulement dans les cas limités, par exemple lorsqu’il s'agit de cancer ou de maladies cardio-vasculaires très graves où la vie du malade est en danger. Cette garantie existe depuis un an. Et c’est une garantie en ce sens que les conseils et les hôpitaux sont tenus de trouver les soins requis pour le malade dans le délai fixé, qui est inférieur au délai de deux mois. Ils ont donc l’obligation de lui trouver les soins dont il a besoin, ce qui n’est pas le cas pour le libre choix élargi. Dans ce dernier cas, vous pouvez choisir librement de vous faire soigner dans un hôpital privé ou un hôpital à l’étranger si vous attendez plus de deux mois, mais rien ne garantit que l’hôpital privé que vous choisissez pourra vous soigner[33].

Il est intéressant de noter que les Danois, à l’instar des Suédois, ne s’attendent pas à ce que beaucoup de patients se prévalent de ces nouvelles garanties. M. Petersen a poursuivi en ces termes :

En ce qui concerne le délai de deux mois, nous ne prévoyons pas que les périodes d’attente de plus de deux mois vont disparaître au Danemark. Nous savons déjà que depuis l’introduction du concept de la liberté de choix parmi les hôpitaux publics, les patients décident souvent d’attendre plus longtemps pour être traités à leur hôpital local, plutôt que d’avoir à se faire soigner en Europe ou dans d’autres régions du pays, bien que le Danemark soit un assez petit pays. Par conséquent, nous ne pensons pas que beaucoup de citoyens voudront profiter de cette offre[34].

Les témoins danois ont indiqué au Comité que la décision de fixer à deux mois la période au terme de laquelle les patients ont le libre choix de l’hôpital se fonde davantage sur la dynamique politique que sur des conclusions cliniques et scientifiques. Cette situation tranche nettement avec les périodes d’attente maximales fixées pour les cancers et les maladies cardiaques, qui ont été décidées en fonction de critères cliniques. Quoi qu’il en soit, la garantie de deux mois représente, selon le Dr Steen Friberg Nielsen, président-directeur général, de la Top Management Academy, gouvernement du Danemark, « une décision politique qui était fondée sur le niveau de service »[35] que le gouvernement désirait offrir aux citoyens.

 

6.5     Recommandations du Comité

Le Comité estime que deux facteurs alimentent la perception selon laquelle le problème des délais d’attente va en s’aggravant au Canada.

Le premier est la pénurie apparente de personnel et d’équipement de diagnostic. Selon le Comité, ces carences ont été gravement exacerbées ces dix dernières années par les décisions successives des gouvernements de tous ordres, qui ont cherché à tout prix à réduire de façon drastique les coûts des soins de santé (et d’autres dépenses publiques). Ces compressions ont créé une situation dans laquelle certaines composantes du système de soins de santé sont de moins en moins aptes à répondre à la demande. Dans un système qui vise l’égalité de traitement pour tous, ce déséquilibre entre l’offre et la demande de services a allongé les périodes d’attente et, comme en font foi les données de Statistique Canada, a alimenté l’inquiétude du public à ce sujet.

Toutefois, l’absence de listes d’attente établies avec rigueur selon un ordre de priorité dicté par des critères et des données cliniques fondés sur les besoins, qui permettent de bien évaluer l’état des patients en attente de traitement, aggrave sensiblement le problème. L’absence de données complique certes la recherche de solutions. En fait, dans le système de soins de santé canadien, il est impossible d’établir une distinction valable entre, d’une part, les véritables besoins du patient, établis selon des critères cliniques, et, d’autre part, le désir du patient et de son médecin traitant d’obtenir des soins immédiats (lorsque le fait de devoir attendre ne compromet en rien la santé du principal intéressé).

 

Ce ne sont pas toujours les pénuries qui sont à l’origine des listes d’attente. Comme nous l’avons mentionné, tout indique qu’il est possible de réduire les périodes d’attente en s’attaquant directement au problème, comme l’a fait le RSCO en Ontario. Nous sommes convaincus que l’un des principaux facteurs à l’origine de la prolongation des périodes d’attente réside dans la lenteur des « intervenants » du système – les hôpitaux et leurs médecins spécialistes et chirurgiens en particulier - à systématiser la gestion des listes d’attente pour l’ensemble des interventions importantes, tests diagnostiques et consultations. Tout comme il appuie les mesures visant à rendre le système de soins de santé plus efficace, le Comité accueille favorablement les efforts pour améliorer la gestion des listes d’attente, comme le projet WCWL, qui font que les patients qui en ont le plus besoin reçoivent les soins en premier et que, dans la mesure du possible, les périodes d’attentes sont réduites au minimum pour tout le monde. Le Comité croit toutefois qu’il est fort peu probable qu’une meilleure gestion puisse, à elle seule, résoudre le problème des listes d’attente, qui est sans doute en partie attribuable aux pénuries.

On peut ensuite se demander pourquoi on a laissé la situation se détériorer au point que près d’un Canadien sur cinq dit avoir éprouvé des difficultés à obtenir des services de santé en temps opportun. Selon le Comité, cela s’explique en partie par le fait que la compression des coûts – ou plus précisément le refus de continuer à accroître le financement au même rythme que la hausse des coûts des soins de santé – était une solution attrayante pour le gouvernement. Elle a pu être mise en œuvre avec relativement de facilité, la raison étant que jusqu’ici, le gouvernement n’a pas eu à subir le contrecoup de ses mesures de compression. À la place, ce sont les patients surtout qui ont écopé, puisqu’ils doivent maintenant attendre plus longtemps pour obtenir des services de santé.

Fidèle à sa philosophie voulant que le meilleur moyen de réformer un système complexe comme le régime de soins de santé consiste à mettre en œuvre des mesures d’encouragement pour tous les intervenants en cause, le Comité est convaincu qu’il faut faire assumer aux gouvernements la responsabilité de leurs décisions. Il estime donc que ce sont les vrais responsables du problème des listes d’attente qui doivent en porter le blâme, à savoir, les gouvernements, qui n’ont pas fourni les ressources financières suffisantes; les gouvernements et les fournisseurs de services, qui n’ont pas élaboré de systèmes de gestion des listes d’attente en fonction des besoins et des évaluations cliniques; enfin, les gouvernements, qui n’ont pas demandé et financé la mise en place de ces systèmes pour rationaliser les listes d’attente, notamment celles attribuables au sous-financement du système. Le Comité est donc d’avis qu’il revient aux gouvernements d’assumer le coût des mesures de redressement, c’est-à-dire le traitement des patients dans un autre territoire, d’ici à ce que l’élaboration et la mise en place de systèmes de gestion des listes d’attente se concrétisent.

Par conséquent, le Comité recommande :

Qu’un délai d’attente maximum tenant compte des besoins soit fixé et rendu public pour chaque type d’intervention ou de traitement majeur;

Qu’une fois ce délai expiré, l’assureur (le gouvernement) paie pour que le patient puisse immédiatement faire des démarches pour subir l’intervention ou le traitement en question ailleurs au Canada ou, au besoin, à l’étranger (par exemple, aux États-Unis). C’est ce qu’on appelle la garantie de soins de santé.

Le Comité est conscient que les gouvernements pourront fort bien tenter de faire valoir que si un patient ne reçoit pas en temps opportun un service médicalement nécessaire et est autorisé en conséquence à s’adresser ailleurs pour obtenir le service en question en vertu de la garantie de soins de santé, la responsabilité (ou le blâme) repose peut-être sur les épaules de l’hôpital ou de ses médecins, qui n’ont pas bien utilisé les ressources existantes ou n’ont pas bien géré les listes d’attente. Dans ces circonstances, il se peut qu’ils cherchent à recouvrer les frais subis au titre de la garantie de soins auprès des hôpitaux ou des médecins concernés. En d’autres termes, il se peut que les gouvernements imputent la responsabilité de respecter les délais d’attente maximums à ceux qui doivent effectivement gérer le système. C’est là une mesure raisonnable, s’il peut être démontré que le sous-financement est la seule ou même la principale raison à l’origine du délai d’attente trop long.  

C’est toutefois là une question qui doit être résolue entre les gouvernements et les établissements et médecins faisant partie du système public de soins de santé. Les patients ne devraient pas avoir à subir de conséquences. Leur seul souci devrait être d’obtenir les traitements dont ils ont besoin en temps opportun et d’en faire assumer le coût par l’État. C’est donc, au départ, aux gouvernements que devrait incomber, en tant qu’assureurs du patient, la responsabilité de respecter la garantie de soins de santé.

Le moment où cette garantie de soins de santé s’appliquerait pour chaque intervention serait établi en fonction d’une évaluation du moment à partir duquel une prolongation de l’attente risquerait de compromettre sensiblement la santé ou la qualité de vie du patient. Les périodes d’attente seraient établies par des organismes scientifiques, à partir de données cliniques et scientifiques. À cette fin, le Comité recommande :

Que le processus d’établissement des normes régissant les périodes d’attente soit de portée nationale;

Qu’un organisme indépendant, chargé d’examiner les données scientifiques et cliniques pertinentes, soit mis sur pied;

Que les normes régissant les périodes d’attente portent sur quatre principaux types d’intervention : consultation pour soins primaires, première consultation d’un spécialiste, test diagnostique et chirurgie.

Le Comité reconnaît la nécessité d’aborder simultanément les deux groupes de facteurs susmentionnés. Premièrement, il faut appliquer les techniques de gestion efficace des listes d’attente fondées sur de saines méthodes cliniques, afin de gérer les périodes d’attente de façon efficace et équitable. Deuxièmement, l’accès aux ressources suffisantes pour y arriver exigera une volonté politique et il faudra donc encourager le gouvernement à agir en conséquence.

Puisque le gouvernement a la responsabilité d’assurer le financement d’un éventail suffisant de services essentiels offerts par les hôpitaux et les médecins, il a l’obligation de les aider à respecter des normes acceptables de service aux patients. C’est là l’essence d’un système axé sur le patient et du « contrat » conclu entre les Canadiens et leurs gouvernements en matière de soins de santé.

Une période d’attente maximale garantie constitue une représentation concrète de cette obligation. En offrant une telle garantie, le gouvernement devra assumer la responsabilité si les soins requis ne sont pas fournis en temps opportun, dans la mesure, bien sûr, où les hôpitaux et les médecins du régime public respectent leur part du contrat en établissant et en appliquant des critères cliniques de priorisation des listes d’attente en fonction des besoins et en utilisant leurs ressources le plus efficacement possible. Les gouvernements n’auront plus le loisir de laisser les périodes d’attente se prolonger sans devoir subir de conséquences financières. Il en sera de même pour les hôpitaux et les médecins, lorsque le sous-financement n’est pas le principal facteur responsable de la prolongation des délais d’attente, puisqu’il incombera à l’assureur d’assumer les frais nécessaires pour permettre aux patients d’aller se faire traiter ailleurs.

D’autres rapports produits au Canada ont recommandé des solutions semblables au problème des périodes d’attente. Après avoir examiné l’expérience suédoise, le conseil consultatif sur la santé de l’Alberta a présenté un rapport (le rapport Mazankowski) recommandant l’établissement d’une garantie de soins de 90 jours pour certains services. Selon le conseil, cette garantie encouragerait les fournisseurs de soins et les régies régionales de la santé à prendre les mesures nécessaires pour gérer et raccourcir les listes d’attente. Le rapport précise que le patient pourra devoir renoncer au choix du médecin ou de l’hôpital s’il veut être traité dans le délai de 90 jours. De plus, si les régies régionales de la santé ne peuvent fournir le service dans ce délai, d’autres options devront être envisagées, comme celle d’obtenir le service dans une autre région. Les services pourraient être offerts par un fournisseur public ou privé.

Plus récemment, l’Association médicale canadienne a appuyé le concept de garantie de soins de santé proposé par le Comité et l’a inclus dans son document intitulé Ordonnance pour la viabilité, publié le 6 juin 2002. L’AMC propose que soient établies, « au sujet de la qualité et des périodes d’attente, des lignes directrices et des normes claires »[36] au regard d’un ensemble bien défini de services de base, et estime que « si le système public de santé ne réussit pas à se conformer aux normes convenues et prescrites relativement à l’accès aux services de base en temps opportun, les patients doivent alors avoir accès à d’autres options qui leur permettent d’obtenir les soins requis par d’autres moyens »[37]. Le Comité se réjouit que l’AMC ait fait sienne sa proposition.

 

6.6     Les conséquences possibles d’une non-application de la garantie de soins de santé

Deux éléments doivent se conjuguer pour qu’il y ait des progrès significatifs au chapitre de la réduction des périodes d’attente, du renouvellement du contrat conclu entre les Canadiens et leurs gouvernements en matière de soins de santé et du rétablissement de la confiance du public canadien dans son système de soins de santé. D’abord, les gouvernements de tous ordres doivent joindre le geste à la parole et appliquer une garantie de soins de santé établissant le droit des Canadiens à recevoir les soins nécessaires dans les meilleurs délais. Ensuite, cet engagement doit reposer sur le meilleur système de gestion des périodes d’attente qu’il soit possible de mettre en œuvre.

Puisque la prestation des soins de santé est une responsabilité provinciale au Canada, la garantie de soins de santé ne peut s’appliquer sans l’adhésion des provinces et des territoires. Le Comité estime que le principal apport du gouvernement fédéral à la mise en œuvre de la garantie de soins de santé consiste à veiller à ce que les gouvernements fédéral et provinciaux s’entendent sur les moyens d’assurer la stabilité et la prévisibilité du financement au titre du système public de soins de santé. Le Comité est persuadé de la nécessité de maintenir la contribution financière du gouvernement fédéral à un niveau suffisant et prévisible. Les questions touchant le financement sont examinées en détail aux chapitres 14 et 15 du présent rapport.

Il importe néanmoins de mesurer les conséquences d’un refus de la part des provinces d’adhérer à la garantie de soins de santé. Au chapitre précédent, le Comité a fait valoir que les gouvernements ne peuvent plus jouer sur deux tableaux, c’est-à-dire ne pas offrir l’accès en temps opportun aux soins médicalement nécessaires par l’intermédiaire du système public de soins de santé et empêcher par ailleurs les Canadiens d’obtenir ces services auprès d’établissements privés. Ainsi, l’une des conséquences du refus d’appliquer une garantie de soins de santé serait de rendre hautement probable l’accueil favorable par les tribunaux d’une éventuelle contestation de la loi interdisant la création parallèle d’un régime privé de soins de santé et d’assurance-maladie.

Une deuxième conséquence serait qu’il incomberait au gouvernement fédéral d’envisager de promulguer lui-même une loi pour faire appliquer la garantie de soins de santé. Il pourrait, par exemple, fixer lui-même des périodes maximales d’attente applicables à l’échelle nationale pour diverses interventions, à l’issue desquelles la garantie de soins de santé s’appliquerait. À l’expiration du délai, le gouvernement fédéral pourrait assumer les coûts subis pour permette au patient de se faire traiter ailleurs, notamment aux États-Unis, et en déduire le montant des sommes versées à la province de résidence du patient au titre du TCSPS.

Ainsi, la pénalité imposée dans le cas d’une violation de la garantie de soins de santé serait comparable à celle assumée par les provinces qui dérogent à la Loi canadienne sur la santé. Actuellement, lorsqu’il établit qu’une province a imposé des frais modérateurs ou une surcharge interdite par la Loi canadienne sur la santé, le gouvernement fédéral peut retenir des fonds qu’il aurait normalement transférés à la province une somme équivalant à celle qu’elle a perçue.

Évidemment, l’adoption d’une telle mesure législative par le gouvernement fédéral ne manquerait pas de soulever des protestations. Cependant, elle permettrait la mise en œuvre d’une garantie nationale de soins de santé pour limiter les délais d’attente, mesure qui, de l’avis du Comité, est absolument nécessaire et serait largement approuvée par le public canadien.

 

6.7     Quelques réflexions sur la garantie de soins de santé

Le Comité estime que les gouvernements fédéral et provinciaux - territoriaux devraient pouvoir s’entendre sur un ensemble national de périodes d’attente maximales pour diverses interventions. Il espère vivement que le gouvernement fédéral n’aura pas à intervenir unilatéralement, ni qu’aucun système parallèle de soins financé par un régime d’assurance privé ne verra le jour à la suite de décisions judiciaires. Si le Comité a souligné les conséquences possibles d’une non-application de la garantie de soins de santé, c’est qu’il rejette catégoriquement le statu quo : les Canadiens qui en ont besoin doivent avoir accès en temps opportun aux services médicalement nécessaires.

Il importe également de noter que la recommandation du Comité concernant la mise en œuvre de la garantie de soins de santé se superpose à d’autres recommandations importantes formulées dans le présent rapport. Par exemple, les systèmes d’information sur la santé et les méthodes permettant d’évaluer le rendement et les résultats, qui font l’objet de recommandations au chapitre dix, doivent être mis en place pour assurer le suivi des périodes d’attente d’un bout à l’autre du pays et ainsi veiller à ce que les patients soient traités en temps opportun et à ce que les normes imposées par la garantie de soins de santé soient respectées. De plus, la réforme des soins de santé primaires, que propose le Comité au chapitre quatre, est essentielle à la prestation efficace et rapide des soins de santé au XXIe siècle.


[1] Volume quatre, p. 38.

[2] Colleen Flood et Tracy Epps, Can a Patients’ Bill of Rights Address Concerns About Waiting Lists? document de travail provisoire, Groupe du droit de la santé, faculté de droit, Université de Toronto, 9 octobre 2001, p. 7.

[3] L.R. (1985), ch. 6.

[4] Association du Barreau canadien, Groupe de travail sur les soins de santé, What’s Law Got To Do With It? Health Care Reform in Canada, (Ottawa, Association du Barreau canadien, août 1994) p. 24.

[5] Volume quatre p. 41-42.

[6] Colleen M. Flood, Tom Archibald, « The illegality of private health care in Canada », Journal de l’Association médicale canadienne, 20 mars 2001, 164 (6), p. 825-830.

[7] Volume quatre, p. 42.

[8] Ibid.

[9] What’s Law Got To Do With It? Health Care Reform in Canada, (1994), p. 26.

[10] Ibid., p. 94.

[11] Dans Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général) [1997] 3 RCS 624, la Cour suprême du Canada a établi que le défaut du gouvernement provincial de payer les services d’interprètes gestuels dans les hôpitaux dans le cadre de son régime public d’assurance-santé était discriminatoire à l’égard des patients sourds en vertu de leur incapacité physique et violait leur droit à l’égalité établi à l’article 15 de la Charte.

[12] Stanley H. Hartt, c.r.,et Patrick J. Monahan, The Charter and Health Care: Guaranteeing Timely Access to Health Care for Canadians, Institut C.D. Howe, commentaire no 164, mai 2002.

[13] Selon Hartt et Monahan (p. 9), une revendication présentée au regard de l’article 7 de la Charte comporte trois éléments :

1) L’action d’une législature ou d’un gouvernement prive une personne d’au moins un des droits « à la vie, à la liberté et à la sécurité ». 2) Cette dépossession doit être contraire aux principes de justice fondamentale. 3) La violation ne peut être justifiée en vertu de l’article 1 de la Charte, qui prescrit qu’un droit garanti ne peut être limité que dans des « limites raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique ».

[14] Ibid., p. 17.

[15] Ibid., p. 15.

[16] Ibid., p. 20-21.

[17] Ibid., p. 5.

[18] Ibid., p. 3.

[19] Ibid., p. 4.

[20] Ibid.

[21] [2000] J. Q. No. 470 (QL) (C.S.Q., juge Piché).

[22] Ibid., paragr. no. 243.

[23] Ibid., paragr. no  261-263.

[24] Stein c. Québec (Régie de l’Assurance-maladie), [1999] QJ No. 2724.

[25] Accès aux services de soins de santé au Canada, 2001, Claudia Sanmartin, Christian Houle, Jean-Marie Berthelot et Kathleen White, Statistique Canada, juin 2002.

[26] Statistique Canada, Le Quotidien, 15 juillet 2002.

[27]Accès aux services de soins de santé au Canada, p. 24.

[28] Voir la présentation du Réseau de soins cardiaques de l’Ontario à la Commission sur l’avenir des soins de santé au Canada, 29 octobre 2001.

[29] Du chaos à l’ordre : Rationaliser les listes d’attente au Canada, rapport final, projet de rationalisation des listes d’attente dans l’Ouest canadien, mars 2001.

[30] Sanmartin, Claudia, Toward Standard Definitions of Waiting Times for Health Care Services, p. 361.

[31] Voir, par exemple, vol. 5, p. 59, et vol. 3, p. 31.

[32] On trouvera une description détaillée du régime de soins de santé danois dans Health Care Systems in Transition: Denmark, Signild Vallgarda, Allan Krasnik et Karsten Vrangbaek, Observatoire européen des systèmes de soins de santé, 2001.

[33] Compte rendu des délibérations du Comité, 17 juin 2002, 64:4.

[34] Ibid..

[35] Ibid.

[36] Association médicale canadienne, Ordonnance pour la viabilité, p. 16.

[37] Ibid., p. 16-17.


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