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Le Code criminel

Motion d'amendement

9 juin 2016


L’honorable Sénatrice Denise Batters :

Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd'hui au sujet de la nécessité d'exiger qu'une maladie soit en phase terminale et que la personne soit en fin de vie dans le projet de loi C-14, exigence qui découle d'une recommandation qui a été adoptée par la majorité des membres du Comité sénatorial des affaires juridiques et constitutionnelles lors de l'étude préliminaire du projet de loi C-14.

Comme nombre d'entre vous le savent, je crois fermement que l'aide médicale au suicide ne devrait être offerte qu'aux personnes dont la maladie est en phase terminale et qui sont en fin de vie. Je maintiens cette position depuis que j'ai commencé à me pencher sur cette question, il y a plus d'un an, quand je me suis opposée au projet de loi du Sénat S-225, un projet de loi qui aurait permis un régime d'accès bien plus permissif d'accès à l'aide au suicide.

Tout au long du présent débat, certains sénateurs ont parlé de l'aide médicale au suicide comme si le Canada faisait figure d'aberration sur la scène mondiale parce qu'il n'a pas encore de régime d'aide à mourir. À vrai dire, seulement neuf États dans le monde permettent l'euthanasie ou l'aide au suicide. D'entre eux, six, soit les deux tiers, exigent qu'une personne soit atteinte d'une maladie en phase terminale pour avoir droit à de l'aide au suicide, y compris les États-Unis et, bien entendu, le Québec.

Le Québec en est venu à cette décision au terme de délibérations minutieuses sur l'aide médicale au suicide, qui ont duré six ans. Au Sénat, nous sommes saisis de cette mesure législative depuis environ cinq jours de séance. Il serait intéressant de se demander si nous serions arrivés à la même conclusion au sujet de la phase terminale si nous avions eu plus de temps pour étudier cette question.

Les Canadiens ont à maintes reprises fait connaître leur point de vue au Parlement sur l'aide médicale au suicide, mais il nous incombe, en cette enceinte, de déterminer si nous les écouterons ou non. Presque toutes les personnes — il y en a des centaines — à qui j'ai parlé personnellement de l'aide médicale au suicide sont choquées d'entendre que le projet de loi C-14 n'exige pas que la maladie soit en phase terminale. Les sondages nationaux reflètent ce point de vue. Les sondages montrent que la grande majorité des Canadiens estiment que les personnes dont la maladie est en phase terminale devraient pouvoir recevoir de l'aide au suicide, mais il en va autrement lorsqu'il est question de maladies ou de troubles qui ne sont pas en phase terminale.

À titre d'exemple, dans le cadre d'un sondage Angus Reid réalisé cette année, 78 p. 100 des répondants ont indiqué qu'une personne qui éprouve des souffrances psychologique aiguës mais n'est pas en phase terminale ne devrait pas avoir accès à l'aide au suicide. Par ailleurs, selon 88 p. 100 des répondants, les jeunes de 16 et de 17 ans qui éprouvent des souffrances psychologique aiguës mais qui ne sont pas en phase terminale ne devraient pas avoir accès à l'aide au suicide.

Dans le cas de patients en phase terminale qui ont six mois d'espérance de vie, 76 p. 100 des répondants considèrent qu'on pourrait offrir une aide au suicide. Le pourcentage chute toutefois à 36 p. 100 s'il s'agit d'une personne souffrant de plusieurs problèmes de santé, tels l'arthrite et le diabète, qui se sent dépassée et désire mourir.

Les consultations menées par le comité externe du gouvernement fédéral allaient dans le même sens. Voici un extrait du rapport du comité :

Les répondants avaient davantage tendance à être d'accord pour dire que l'aide médicale à mourir devrait être autorisée lorsqu'une personne fait face à une maladie grave qui menace sa vie et/ou est évolutive.

Le sondage, réalisé auprès d'un vaste échantillon comportant plus de 2 000 personnes, a aussi révélé ceci :

Les répondants étaient en général davantage préoccupés par les risques encourus par les personnes atteintes d'une maladie mentale, en particulier celles souffrant de troubles épisodiques, et les personnes isolées ou seules.

Les Canadiens s'attendent à ce que seuls les patients en phase terminale ou en fin de vie aient accès à une aide au suicide; si ce n'est pas le cas, ils considèrent qu'on doit mettre en place des mesures de sauvegarde très strictes.

Honorables sénateurs, quelques personnes ont soutenu, en ces lieux, que nous devrions faire fi de l'opinion publique dans ce dossier et que les sondages ne comptent pas lorsqu'il s'agit de droits. Je crois toutefois que ce point de vue néglige un point important : l'aide médicale à mourir touche tous les Canadiens. Nous perdrons tous des êtres chers, et nous mourrons tous à notre tour. C'est inévitable.

Les Canadiens s'attendent, à juste titre, à avoir leur mot à dire quand on détermine ce qui sera acceptable dans notre société. C'est particulièrement vrai dans ce cas-ci, puisque l'aide au suicide suppose que l'État participe à des activités menant à la mort des gens.

Nous, parlementaires, devons tenir compte de la gravité de nos votes sur le projet de loi qui nous occupe et de ce qu'ils représentent. La Saskatchewan compte 1,1 million d'habitants, mais seulement 20 Saskatchewanais auront eu l'occasion de se prononcer sur l'aide médicale à mourir : 14 députés et 6 sénateurs. Il ne faut pas oublier la gravité de ce choix. Oui, j'estime qu'il faut tenir compte de la volonté des Canadiens avant de nous prononcer. Qui sommes-nous, honorables sénateurs, pour passer outre à la volonté des Canadiens sous prétexte que nous savons mieux qu'eux ce qui doit être fait?

Nous avons discuté abondamment de la constitutionnalité du projet de loi C-14 et de la question de savoir s'il va trop loin ou si, au contraire, il ne va pas assez loin, selon le point de vue de chacun. Un grand nombre d'éminents constitutionnalistes et professeurs ont déclaré au Comité sénatorial des affaires juridiques et constitutionnelles que le projet de loi C-14 respectait bel et bien la Charte canadienne des droits et libertés. Le très respecté professeur de droit constitutionnel Dwight Dean Newman a déclaré ce qui suit :

[...] l'arrêt Carter n'a pas un caractère législatif. Ce n'est tout simplement pas le rôle de la Cour suprême, et le Parlement n'a pas à s'assujettir à la Cour suprême comme s'il s'agissait d'un corps législatif. Le vocabulaire employé par la Cour suprême dans cet arrêt n'a donc pas à être entièrement déterminant.

M. Newman poursuit en disant ceci :

[...] la déclaration de la cour n'est pas une loi, et c'est au Parlement qu'il incombe en fin de compte d'élaborer une loi qui réponde aux objectifs qui semblent le plus valables au Parlement.

M. Hamish Stewart a quant à lui dit ceci :

[...] du moins peut-il survivre à une contestation constitutionnelle en tant que limitation justifiée des droits garantis par l'article 7 si le gouvernement peut convaincre le tribunal que c'est le mieux qu'on puisse faire pour distinguer entre les personnes vulnérables et les personnes non vulnérables qui veulent obtenir une aide médicale à mourir.

Le constitutionnaliste Gerald Chipeur et le professeur adjoint de droit Tom McMorrow ont tous deux réaffirmé le droit et la responsabilité du Parlement d'établir des régimes réglementaires complexes. Le professeur McMorrow a écrit ce qui suit, dans Options politiques :

La Cour suprême n'a pas imposé comme condition qu'il fallait être atteint d'une maladie mortelle, mais cela ne signifie pas nécessairement que le Parlement ne le peut pas. Ce qu'il faut montrer, c'est que les restrictions constituent des « limites raisonnables », et non pas ce que la cour peut considérer comme des limites « optimales ».

De fait, il est nécessaire d'établir certaines limites raisonnables pour protéger les personnes vulnérables. Le professeur Trudo Lemmens a déclaré que, dans le projet de loi C-14 :

[...] nous devons établir l'équilibre entre l'autonomie des personnes et les intérêts des personnes vulnérables et porter atteinte le moins possible à la valeur de la vie humaine. Je considère que cela exige que l'euthanasie ne soit offerte qu'aux malades en phase terminale.

Il est clair que la question de resserrer ou non les critères d'admissibilité à l'aide médicale à mourir relève du gouvernement libéral. En fait, le mois dernier, au moment où le projet de loi C-14 était débattu à la Chambre des communes, les avocats du gouvernement fédéral comparaissaient devant la Cour d'appel de l'Alberta dans l'affaire E.F., réclamant l'inclusion de la maladie mortelle dans l'interprétation de la décision Carter de la Cour suprême du Canada.

Le gouvernement fédéral a le devoir de s'assurer que la loi reflète le point de vue des Canadiens, que des mesures de sauvegarde strictes entourant le processus d'aide médicale à mourir sont mises en œuvre et que le projet de loi est amendé en conséquence.

Motion d'amendement

L'honorable Denise Batters : Par conséquent, honorables sénateurs, je propose :

Que le projet de loi C-14, tel que modifié, ne soit pas maintenant lu une troisième fois, mais qu'il soit modifié à l'article 3, à la page 5 :

a) par adjonction, après la ligne 32, de ce qui suit :

« b.1) elle est en fin de vie; »;

b) par adjonction, après la ligne 34 (telle qu'elle a été remplacée par décision du Sénat le 8 juin 2016), de ce qui suit :

« c.1) les problèmes de santé graves et irrémédiables dont elle est affectée sont une maladie ou une affection en phase terminale; ».

Merci.

Son Honneur le Président : L'honorable sénatrice Batters, avec l'appui de l'honorable sénateur Tannas, propose :

Que le projet de loi C-14, tel que modifié, ne soit pas maintenant lu une troisième fois, mais qu'il soit modifié à l'article 3, à la page 5 :

a) par adjonction, après la ligne 32, de ce qui suit :

« b.1) elle est en fin de vie; »;

b) par adjonction, après la ligne 34 (telle qu'elle a été remplacée par décision du Sénat le 8 juin 2016), de ce qui suit :

« c.1) les problèmes de santé graves et irrémédiables dont elle est affectée sont une maladie ou une affection en phase terminale; ».

Nous poursuivons le débat.

Les sénateurs sont-ils prêts à se prononcer?

Des voix : Le vote!

Son Honneur le Président : Madame la sénatrice Fraser?

L'honorable Joan Fraser (leader adjointe des libéraux au Sénat) : Je voudrais en fait poser une question à la sénatrice Batters.

Je pense que nous sommes en train de tourner frénétiquement les pages du projet de loi parce que, comme vous en avez le droit, vous avez choisi de ne pas nous communiquer cette motion d'amendement à l'avance. Pourriez-vous nous en expliquer un peu le sens et nous dire quelle conséquence aurait l'amendement?

La sénatrice Batters : Certainement. J'ai beaucoup parlé de la question des maladies terminales et des soins de fin de vie, et ce, depuis longtemps, alors aucun sénateur ne sera étonné de m'entendre dire que c'est une question qui me tient beaucoup à cœur.

J'ai modifié légèrement ma motion pour tenir compte de ce qui s'est passé hier soir, de manière à ce que la formulation soit juste, mais je peux vous dire que mon amendement ferait en sorte que seules les personnes qui sont en fin de vie puissent être admissibles au suicide assisté, comme c'est le cas au Québec et dans six des neuf pays où cette pratique est autorisée. La personne doit être atteinte d'une maladie terminale.

Son Honneur le Président : Un rappel au Règlement, sénatrice Fraser?

Recours au Règlement

L'honorable Joan Fraser (leader adjointe des libéraux au Sénat) : Votre Honneur, je n'ai pas eu le temps de vérifier les ouvrages faisant autorité, et j'espère que vous l'avez fait, mais il me semble que cet amendement est en contradiction directe avec celui que le Sénat a adopté il y a 24 heures, et j'estimais qu'il n'était pas conforme au Règlement de revoir des décisions qui avaient été prises lors d'une séance donnée du Sénat.

J'espère que les autres sénateurs pourront nous éclairer. Je ne suis pas en mesure de présenter des documents faisant autorité, mais il me semble que ce n'est pas recevable.

Son Honneur le Président : Je vous remercie d'avoir invoqué le Règlement, sénatrice Fraser.

L'article 10-5 du Règlement permet à tout sénateur de proposer le réexamen d'un article déjà approuvé d'un projet de loi avant son adoption. Donc en vertu de ceci, l'amendement est recevable.

La sénatrice Batters : Puis-je répondre également?

Son Honneur le Président : Question ou débat? Sénatrice Raine?

La sénatrice Raine : Voulez-vous répondre?

Son Honneur le Président : Il y a eu un recours au Règlement, et il a été réglé. Voulez-vous poser une question ou participer au débat, sénatrice Raine?

L'honorable Nancy Greene Raine : J'aimerais poser une question à la sénatrice Batters.

Son Honneur le Président : Acceptez-vous de répondre à une question, sénatrice Batters?

La sénatrice Batters : Oui, bien sûr.

La sénatrice Raine : À l'alinéa 2d) du projet de loi, à la page 6, l'un des critères est le suivant :

d) sa mort naturelle est devenue raisonnablement prévisible compte tenu de l'ensemble de sa situation médicale, sans pour autant qu'un pronostic ait été établi quant à son espérance de vie.

Votre amendement se concilie-t-il avec ce paragraphe?

La sénatrice Batters : En fait, sénatrice Raine, tout le paragraphe 2 qui portait sur les problèmes de santé graves et irrémédiables a été supprimé avec l'amendement proposé par le sénateur Joyal. Seule une partie du paragraphe a été conservée et elle fait maintenant partie de l'article qui précède. Le concept de mort naturelle raisonnablement prévisible ne fait donc plus partie du projet de loi. C'est pourquoi mon amendement a été légèrement modifié pour tenir compte de la décision adoptée par le Sénat le 8 juin 2016.

Mon amendement sera donc inclus à la page 5, qui précède. Il ajoute « b.1) elle est en fin de vie; » et « c.1) les problèmes de santé graves et irrémédiables dont elle est affectée sont une maladie ou une affection en phase terminale; ».

La sénatrice Raine : Vous vous rendez compte que cela resserre considérablement les critères d'admissibilité comparativement à la version initiale du projet de loi, qui n'exigeait pas de pronostic quant à la durée de vie?

La sénatrice Batters : J'en suis consciente et c'est pourquoi je présente l'amendement. J'affirme depuis longtemps que les Canadiens s'attendent à ce que le fait d'être en phase terminale soit un critère d'admissibilité. Dans les centaines de conversations que j'ai eues sur le sujet — que ce soit à l'occasion de discours ou de conversations —, les Canadiens ont exprimé leur stupéfaction par rapport au fait que, dans le projet de loi sur le suicide assisté au Canada, on n'exige pas que le demandeur soit en phase terminale. C'est ce à quoi les Canadiens s'attendent. C'est pourquoi j'ai jugé important de proposer cet amendement.

Par ailleurs, j'aimerais seulement souligner que, plusieurs heures avant le vote du Sénat sur l'amendement d'hier soir, la ministre de la Justice, Mme Wilson-Raybould, a dit que si cet amendement était soumis à la Chambre des communes, il serait rejeté et nous serait renvoyé.

Par conséquent, je tiens à ce que nous proposions un amendement qui a des chances raisonnables d'être adopté et d'avoir l'appui du gouvernement libéral.

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