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Le Code criminel

Projet de loi modificatif—Deuxième lecture—Suite du débat

23 novembre 2017


L’honorable Sénateur Marc Gold :

Honorables sénateurs, le projet de loi C-46 s’attaque à un grave problème social, soit la conduite avec capacités affaiblies, et il le fait de façon prudente et responsable. Néanmoins, il s’agit d’un projet de loi complexe qui soulève plusieurs questions quant à son application concrète. Je pense notamment aux répercussions sur les ressources municipales et policières, à la possibilité que les groupes minoritaires soient ciblés de façon disproportionnée et à l’incidence sur notre système judiciaire. Je suis persuadé que certains de nos collègues aborderont ces questions importantes, entre autres, à mesure que nos travaux progresseront.

Aujourd’hui, je me pencherai sur les aspects constitutionnels du projet de loi C-46, dans l’espoir que mes propos aideront à orienter nos délibérations au sein du comité et dans cette Chambre.

[Traduction]

Néanmoins, je vous assure que je ne vous traiterai pas comme des étudiants de première année en droit constitutionnel.

Je commence en parlant des modifications que le projet de loi apporte en ce qui concerne l’alcool au volant.

Le projet de loi introduit un système de contrôles routiers aléatoires pour détecter la consommation d’alcool. Ce système pourrait remplacer celui qui est en place à l’heure actuelle, qui exige uniquement que le conducteur d’un véhicule se soumette à un alcootest s’il y a des raisons de croire qu’il a consommé de l’alcool ou que ses facultés sont affaiblies.

Le Comité permanent de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes a examiné très attentivement les aspects constitutionnels de la question. Les nombreux experts juridiques qui ont témoigné ont tous convenu que les alcootests aléatoires contrevenaient bel et bien à la Charte, plus précisément au droit à la protection contre la détention ou l’emprisonnement arbitraires, de même qu’au droit d’avoir recours sans délai à l’assistance d’un avocat et d’être informé de ce droit. Certains experts ne s’entendent pas sur le fait que les alcootests pourraient également empiéter sur le droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives.

Quoi qu’il en soit, d’après l’article 1 de la Charte, les droits dont nous jouissons ne sont pas absolus, mais ils « ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique ».

La Cour suprême du Canada a établi un critère à quatre volets qui permet de déterminer si une restriction donnée, bien que prescrite par la loi, s’inscrit bel et bien dans des limites raisonnables.

Le projet de loi C-46 respecterait les deux premiers volets du critère, d’une part, parce que les tribunaux ont déjà conclu que la réduction des préjudices causés par la conduite avec facultés affaiblies est un objectif important qui justifie qu’on restreigne les droits garantis par la Charte et, d’autre part, parce que les contrôles aléatoires de l’alcoolémie sont directement liés à l’objectif du projet de loi, qui consiste à dissuader les automobilistes ayant bu de l’alcool de prendre le volant. Ce sont toutefois les autres volets de l’analyse de l’article 1 qui suscitent davantage la controverse et qui ont provoqué des réactions au comité de l’autre endroit.

Le troisième volet du critère exige que la mesure législative ne porte pas atteinte au droit garanti par la Charte plus qu’il n’est nécessaire pour réaliser l’objectif. Quant au quatrième volet, il exige que les moyens choisis soient proportionnels à l’objectif, c’est-à-dire qu’il faut trouver le juste équilibre entre la restriction des droits garantis par la Charte et les avantages voulus par la loi.

Je traiterai ces deux derniers aspects ensemble, car bon nombre d’universitaires ont fait valoir, à juste titre, selon moi, qu’il y est question de la même chose, c’est-à-dire de l’ampleur de la restriction des droits par rapport aux avantages voulus.

[Français]

Ceux qui appuient le projet de loi C-46 font valoir le fait que la vérification aléatoire sur la route est rapide, non invasive et non stigmatisante, et qu’elle est comparable au contrôle aléatoire permettant de vérifier si un conducteur a un permis valide, un certificat d’immatriculation ou une preuve d’assurance. Même si les détracteurs du projet de loi contestent ces affirmations, du moins en partie, j’ai tendance à me ranger du côté de ceux qui soutiennent que les dérogations à la Charte sont relativement mineures dans le contexte d’une activité comme la conduite, qui est déjà fortement réglementée.

Cependant, cela n’est pas suffisant. L’article 1 requiert aussi une analyse visant à déterminer la mesure dans laquelle les moyens proposés dans la loi sont nécessaires pour permettre l’atteinte des objectifs de la loi, et si ces objectifs peuvent être réalisés sans enfreindre nos droits ou en les enfreignant moins. Dans le cas du projet de loi C-46, cela revient à évaluer l’efficacité des tests d’haleine aléatoires.

[Traduction]

C’est donc là le cœur du problème.

Comme l’a mentionné la sénatrice Boniface dans son discours au Sénat, de nombreuses études montrent les bienfaits qu’a eus le contrôle aléatoire de l’alcoolémie pour réduire la conduite avec facultés affaiblies par l’alcool ailleurs dans le monde. Les partisans du projet de loi se fondent sur ces études pour appuyer leur interprétation de l’article 1 dans ce contexte.

Par contre, les détracteurs du projet de loi remettent en question l’importance que l’on doit accorder à ces études. Ils soutiennent que les études comparatives ne tiennent pas compte des pratiques actuelles du Canada relativement au contrôle sélectif de l’alcoolémie et que l’incidence et les bienfaits prévus du contrôle aléatoire demeurent hypothétiques.

Honorables sénateurs, si les détracteurs ont raison, cela affaiblit considérablement l’argument selon lequel le projet de loi respecte l’article 1.

(1500)

C’est pourquoi le comité sénatorial qui étudiera ce projet de loi devrait avoir pour tâche principale de tenter de résoudre les interprétations contradictoires de ces études. En outre, il devrait s’assurer qu’il existe un plan exhaustif visant à faire connaître le nouveau régime de tests routiers, car c’est un élément clé pour que la loi ait l’effet dissuasif escompté. Le comité devrait aussi veiller à ce que des ressources adéquates soient prévues pour que le programme soit efficace.

Il est évident que le système fédéral canadien complique l’application des dispositions prévues dans le projet de loi, car ce sont les provinces, les municipalités et les services de police locaux qui en sont responsables. Néanmoins, à titre de législateurs, nous avons la responsabilité de nous assurer qu’un plan adéquat de mise en œuvre est prévu et est accompagné des ressources nécessaires. Cette condition doit absolument être respectée pour que le projet de loi soit conforme à la Charte.

Parlons maintenant brièvement des dispositions du projet de loi C-46 concernant les infractions de conduite après avoir consommé de la drogue.

Comme vous le savez, le projet de loi crée de nouvelles infractions dont seront coupables les personnes qui prendront le volant lorsque le taux d’une drogue comme le THC dans leur organisme dépassera une certaine limite. Ce projet de loi est important, que le cannabis soit légalisé ou non. Des gens se droguent, puis prennent le volant. Il y en a qui l’ont fait hier et d’autres, aujourd’hui. Des gens le feront aussi demain. C’est un problème dont on ne parle pas assez et dont il faut s’occuper.

Contrairement à la règle en vigueur pour les alcootests effectués au hasard, le projet de loi prévoit qu’un conducteur ne pourra être obligé de fournir un échantillon de salive pour y détecter la présence de drogue que s’il existe un motif raisonnable de le soupçonner d’avoir les facultés affaiblies. Cependant, si le test effectué sur la route indique la présence de drogue dans l’organisme, le conducteur pourra être obligé de fournir un échantillon de sang. Puis, s’il s’avère que le taux de THC dans le sang dépasse une certaine limite, qui doit être précisée dans un règlement, le conducteur aura commis un acte criminel. La gravité de cet acte et la peine qui en résultera dépendront du taux lui-même et de l’éventuelle présence simultanée d’alcool.

Il convient cependant de noter, honorables sénateurs, qu’il s’agit d’infractions en soi. Il n’est pas nécessaire que le conducteur ait les capacités affaiblies.

[Français]

Honorables sénateurs et sénatrices, la conduite avec capacités affaiblies par la drogue est depuis longtemps un crime au Canada, mais prouver que l’affaiblissement des capacités est causé par la drogue n’a jamais été chose facile.

Premièrement, ce n’est que récemment que des appareils pouvant être utilisés sur le terrain pour détecter la présence de drogues dans le système ont été mis à la disposition des policiers. De plus, ces appareils peuvent seulement détecter la présence de certaines drogues dans la salive, pas leur concentration.

Deuxièmement, les appareils qui mesurent la concentration de drogues dans les liquides corporels, comme le sang ou l’urine, ne font que cela. Ils ne peuvent établir le fait qu’une personne est en état de capacités affaiblies.

Il faut admettre que les connaissances scientifiques dont nous disposons actuellement ne nous permettent pas d’établir clairement un lien entre la quantité de THC dans l’organisme et l’affaiblissement des capacités, car l’effet du THC varie grandement selon la quantité consommée, le moyen d’ingestion, le temps écoulé depuis l’utilisation et les différences individuelles entre les gens. Autrement dit, il est impossible d’établir clairement une corrélation entre une concentration donnée dans le sang et la mesure dans laquelle les capacités sont affaiblies.

[Traduction]

Honorables sénateurs, cela ouvre la porte à la possibilité que les infractions en soi puissent enfreindre l’article 7 de la Charte, qui stipule que chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne et qu’il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de la justice fondamentale.

Nos tribunaux ont établi qu’une loi imposant la peine d’emprisonnement, même si elle repose sur un pouvoir discrétionnaire, constitue, du fait même de cette peine, une privation de liberté. À cet égard, la seule question est de savoir si la violation est conforme aux principes de la justice fondamentale.

Nous, sénateurs, n’avons pas à nous préoccuper de la signification au sens procédural du concept de justice fondamentale — la justice naturelle pour les avocats dans la pièce. Quant à la justice fondamentale au sens concret — et je choisis mes mots soigneusement ici —, nos tribunaux ont été quelque peu incohérents, pour ne pas dire extrêmement inutiles, pour ce qui est d’énoncer des critères clairs et prévisibles visant à déterminer si une loi enfreint la justice fondamentale.

Néanmoins, pour nos fins, il est suffisant de savoir que les principes de la justice fondamentale, quel qu’en soit le sens, sont violés par des lois qui sont vagues, ou arbitraires, ou excessives.

Les infractions en soi dont nous discutons aujourd’hui sont tout sauf vagues. Elles sont très précises. À mon avis, honorables sénateurs, elles ne sont pas non plus arbitraires. Les données présentées aux membres du comité de la Chambre établissent clairement que l’utilisation du cannabis a effectivement un effet sur les activités mentales et motrices nécessaires à une conduite sécuritaire sur la route. De plus, les niveaux de THC qui sont actuellement proposés dans le projet de règlement correspondent aux données scientifiques dont nous disposons. Ces niveaux sont fondés sur l’expérience d’autres États. Peu importe ce qu’on pourrait dire, ils ne sont pas arbitraires.

Toutefois, cette mesure législative ratisse-t-elle plus large que nécessaire pour atteindre ses objectifs? Cela dépend, bien entendu, de la façon dont nous définissons les objectifs.

En lisant le projet de loi, j’ai vu que l’un des objectifs était de dissuader les gens de consommer de la drogue avant de prendre la route. Dans cette optique, les règles de l’illégalité en soi peuvent être justifiées justement parce que nous n’avons pas la base scientifique qui nous permettrait de corréler avec plus de précision la concentration de THC dans l’organisme et l’affaiblissement des facultés. C’est une approche prudente, un premier pas, en attendant de disposer de plus de connaissances scientifiques.

À tout le moins, dans le cas de l’usage récréatif du cannabis, je suis raisonnablement certain que les dispositions sont conformes à la Charte, mais que dire de ceux qui consomment actuellement du cannabis à des fins médicales?

Honorables sénateurs, la Cour suprême, dans l’arrêt Carter, a déterminé que le droit de prendre des décisions concernant les soins qui nous sont prodigués fait partie du droit à la liberté protégé par l’article 7 de la Charte. Dans l’affaire Smith, le tribunal a jugé que l’accès à des produits du cannabis à des fins médicales était aussi couvert par l’article 7.

Pour les raisons invoquées par la sénatrice Saint-Germain hier, il est possible que le projet de loi empiète sur les droits protégés par la Charte des personnes qui consomment du cannabis pour des raisons médicales. Pourquoi? Parce que le THC peut demeurer détectable dans le sang des consommateurs réguliers pendant des jours, voire des semaines, après la dernière prise. Les utilisateurs à des fins médicales se retrouvent donc devant un dilemme : soit ils doivent cesser toute consommation plusieurs jours avant de conduire, soit ils renoncent pour toujours à conduire. De plus, un consommateur de cannabis à des fins médicales aura tendance à avoir un seuil de tolérance plus élevé qu’un utilisateur fréquent et, par conséquent, n’aura pas les facultés autant affaiblies que le consommateur occasionnel, même avec la même concentration de THC dans l’organisme. Un consommateur de marijuana à des fins médicales pourrait donc être reconnu coupable d’un des délits considérés comme une infraction en soi tout en n'ayant nullement les facultés affaiblies.

Je reconnais que cette dernière observation semble s’appliquer également à ceux qui consomment régulièrement du cannabis à des fins récréatives. Je vois toutefois une différence entre une personne qui choisit de consommer de la drogue puis de conduire sans se préoccuper de la loi, et quelqu’un à qui on a prescrit du cannabis à des fins médicales conformément à ses droits constitutionnels, à tort ou à raison, et qui ne peut donc pas conduire sans commettre une infraction.

Il faut se demander s’il y aurait moyen d’atteindre les objectifs visés par le projet de loi sans pénaliser les personnes qui exercent leur droit à un traitement médical, conformément à la Constitution.

Honorables sénateurs, nous pouvons envisager différentes options, séparées ou combinées. Je tiens toutefois à dire d’entrée de jeu, en toute franchise, qu’elles créeraient peut-être autant de problèmes qu’elles n’en régleraient.

On pourrait, par exemple, prévoir une exception aux règles de l’illégalité en soi à l’intention des consommateurs de drogue à des fins médicales. La conduite avec facultés affaiblies par la drogue serait toujours criminelle, bien sûr. Il en a toujours été ainsi, que les drogues aient été fournies sur ordonnance ou non, et cela restera.

Il y a une autre option : on pourrait créer une exception fondée sur la diligence raisonnable. Ainsi, il reviendrait au consommateur de drogue à des fins médicales de démontrer qu’il a laissé passer assez de temps entre la consommation de la drogue et le moment où il a pris le volant, et qu’il avait de bonnes raisons de croire que ses facultés ne seraient plus affaiblies par la drogue.

Une troisième option serait de voir à ce que les consommateurs de drogue à des fins médicales ne soient pas passibles d’emprisonnement. On éviterait ainsi les contestations fondées sur l’article 7, puisque les tribunaux canadiens ont statué que l’imposition d’une amende ou la suspension du permis de conduire ne portent pas atteinte au droit à la liberté prévu par la Charte.

J’espère que le comité se penchera sur ces enjeux. La situation n’est pas exactement la même que pour les contrôles aléatoires de l’alcoolémie, et l’autre endroit ne semble pas avoir étudié suffisamment les enjeux constitutionnels qui découleraient de l’application des infractions en soi aux consommateurs de drogue à des fins médicales.

Honorables sénateurs, je conclurai en revenant à mon point de départ. Le projet de loi C-46 vise à résoudre un problème social important de façon prudente et responsable, et j’en appuie le principe. Cependant, comme c’est un projet de loi complexe qui aurait certainement une incidence sur les droits constitutionnels garantis par la Charte, il mérite une étude approfondie tant au comité qu’au Sénat.

(1510)

Merci de votre attention.

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