Aller au contenu

La Loi canadienne sur les droits de la personne - Le Code criminel

Projet de loi modificatif—Troisième lecture—Suite du débat

6 juin 2017


L’honorable Sénatrice Mobina S. B. Jaffer :

Honorables sénateurs, je prends également la parole pour appuyer le projet de loi C-16, Loi modifiant la Loi canadienne sur les droits de la personne et le Code criminel.

Le projet de loi modifie la Loi canadienne sur les droits de la personne pour ajouter « l'identité de genre » et « l'expression de genre » à la liste des motifs de distinction illicite. Le texte modifie également le Code criminel pour étendre la protection contre la propagande haineuse à toute section du public qui se différencie des autres par l'identité ou l'expression de genre et pour établir clairement que les éléments prouvant qu'une infraction est motivée par des préjugés ou de la haine fondés sur l'identité ou l'expression de genre constituent une circonstance aggravante que le tribunal doit prendre en compte lorsqu'il détermine la peine à infliger.

Honorables sénateurs, il est inutile de rappeler à cette assemblée les souffrances que les personnes trans ont dû endurer au Canada au fil des ans. Vous avez entendu le parrain du projet de loi, le sénateur Mitchell, et bien d'autres sénateurs s'exprimer avec éloquence. Je m'efforcerai de ne pas répéter ce qu'ils vous ont dit.

C'est maintenant comme grand-mère que je voudrais vous parler. Mes deux petits-enfants chéris sont la vraie raison qui m'incite à lutter en faveur du projet de loi. Je veux participer à l'édification d'une société accueillante pour tous. Permettez-moi tout d'abord de vous parler de ce que j'ai observé pendant les audiences que le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles a consacrées au projet de loi C-16.

Dans toutes les années où j'ai siégé au Sénat, je n'ai jamais vu autant de jeunes enfants assister aux audiences d'un comité. Dans la salle, j'ai vu de jeunes garçons très bien vêtus, et ils écoutaient attentivement tout ce qu'on disait d'eux. Il y avait aussi des petites filles pleines d'innocence, avec de belles robes roses et des rubans, et pourtant très touchées par ce que nous disions. À la plupart des audiences, je ne pouvais pas faire autre chose que regarder ces garçons et filles et ressentir de la peine. Honorables sénateurs, il est arrivé bien souvent que je doive quitter la salle et renoncer à suivre le reste de l'audience. La vue de ces jeunes enfants faisait naître trop de douleur.

Je me disais constamment que, trop longtemps, nous avons déçu ces enfants et que tant que nous ne viendrons pas à leur secours, nous prolongerons leurs souffrances. Je pouvais ressentir leur peine et je me sentais gênée que ces jeunes enfants doivent encore une fois comparaître devant le comité.

Depuis des années, de jeunes enfants se présentent devant le comité. Je pouvais sentir leur douleur, car je sais ce que c'est que d'être différent des autres.

Honorables sénateurs, à mon âge, je me suis sentie obligée de discuter avec mes collaborateurs : fallait-il vraiment que je répète ce que je suis sur le point de dire? L'heure n'est-elle pas venue pour moi de me retirer et de laisser un sénateur plus jeune exprimer certaines des choses que j'ai dites? Mais l'heure n'est pas encore venue. J'ose donc prendre aujourd'hui le risque de vous expliquer ce que c'est que d'être différent des autres.

Toute ma vie, j'ai été différente, que ce soit en Ouganda ou au Canada. Adulte, je sais mieux comment affronter cette réalité.

Quand j'étais jeune, j'ai d'abord voulu être blanche au lieu d'avoir la peau brune. J'étais sûre que, si j'étais blanche, je m'intégrerais et que je ne serais pas victime d'intimidation. J'étais convaincue que, si je devenais blanche et que si ma peau n'était plus foncée, tous mes problèmes s'envoleraient.

Un jour, ma mère m'a surprise en train d'essayer de blanchir mon visage. Je me souviens encore aujourd'hui des larmes qui ont roulé sur ses joues. Ma mère ne pleurait presque jamais, mais je sens encore aujourd'hui la chaleur de son étreinte et je sais toujours qu'elle essayait de me protéger de ce qui se passait autour de moi. Elle essayait toujours de m'encourager à être fière de la couleur de ma peau; elle voulait que je sois fière de la personne que j'étais. Je la regardais dans les yeux et lui disais qu'elle n'avait pas à aller dans cette classe-là; elle ne savait pas ce que c'est que d'être différente. Je voulais désespérément me lier d'amitié avec mes compagnons et mes compagnes qui étaient blancs. Je ne voulais pas être différente.

Honorables sénateurs, ces enfants trans veulent eux aussi être traités comme les autres. Ils veulent être respectés et acceptés pour ce qu'ils sont. Ils s'adressent à nous et nous demandent de trouver les moyens d'y arriver. Demain, lorsque le projet de loi sera adopté, tout ne sera pas rose pour eux, mais ils auront les moyens de lutter pour faire respecter leurs droits.

Pourquoi vous faire part ainsi d'une expérience profondément personnelle? Parce que j'ai vu, au fil des ans, que mes petits-enfants ne sont plus considérés comme différents à Vancouver. Ils sont intégrés dans les écoles de la ville. Ils n'ont plus à se sentir différents parce que d'autres ont mené cette lutte pour eux. Voilà pourquoi je vous dis que le projet de loi est une étape importante. Ce ne sera pas la fin de la lutte pour ces enfants, mais une étape importante sera franchie.

J'ai décidé de m'engager dans la voie législative parce que je voudrais rappeler au Sénat que ces enfants se sont adressés à nous à plusieurs reprises. En juillet 2012, le projet de loi C-304 a modifié la Loi canadienne sur les droits de la personne en abrogeant la totalité de son article 13, couramment désignée comme la disposition sur le discours haineux. Elle disait que toute personne ou groupe qui lance de façon répétée, par des moyens de télécommunication, des messages qui exposeront probablement une personne à la haine ou au mépris pour un motif illicite de discrimination se livre à des pratiques discriminatoires.

Selon Shelina Ali, avocate et chroniqueuse, le gouvernement estimait alors que cette disposition limitait la liberté d'expression, en dépit d'un arrêt très clair de la Cour suprême du Canada, dans l'affaire Canada c. Taylor, selon lequel cet article visait à limiter les activités qui s'opposent à la promotion de l'égalité et de la tolérance dans la société. Ce qui veut dire que ces limites à la liberté d'expression étaient constitutionnelles.

En novembre 2013, l'ancien gouvernement a aussi fait adopter le projet de loi C-13, qui modifiait le Code criminel afin de criminaliser l'incitation à la violence contre un groupe identifiable pour des raisons de sexe, d'âge et de déficience mentale ou physique. Malheureusement, les personnes transgenre n'ont pas été ajoutées comme groupe protégé dans le cadre de cette mesure législative.

Finalement, en 2015, la Chambre des communes a adopté le projet de loi C-279, Loi modifiant la Loi canadienne sur les droits de la personne et le Code criminel. Plus précisément, ce projet de loi visait à protéger les droits, l'intégrité physique et le bien-être psychologique des personnes transgenres ainsi qu'à affirmer et à reconnaître l'importance du problème de la discrimination dont ces personnes sont victimes dans notre société. Malheureusement, comme vous le savez, ce projet de loi est mort au Feuilleton.

Cependant, ces projets de loi ont tous un point en commun : ils ont échoué à protéger les droits fondamentaux des personnes transgenres. C'est pourquoi, aujourd'hui, il est grand temps de remédier à cette situation et d'adopter le projet de loi dont nous sommes saisis.

Le projet de loi C-16 a été présenté à la Chambre des communes par la ministre de la Justice l'an dernier. Comme il en est maintenant à l'étape de la troisième lecture au Sénat, j'aimerais profiter de l'occasion pour répondre aux inquiétudes soulevées par certains de mes collègues.

La première réserve exprimée est que les droits des personnes trans sont déjà protégés par la Commission canadienne des droits de la personne, car ces personnes font partie d'un groupe identifiable selon le facteur de l'identité de genre. Pour répondre à cet argument, permettez-moi de citer la ministre de la Justice :

[La Loi canadienne sur les droits de la personne] fournit déjà certaines protections aux transgenres. [...] Or, la loi telle qu'elle est écrite ne suffit pas.

Tous les Canadiens doivent pouvoir consulter nos lois fondamentales, comme la Loi canadienne sur les droits de la personne et le Code criminel, et y trouver leurs droits et obligations énoncés clairement et explicitement. Les personnes trans et de diverses identités de genre qui estiment avoir subi des discriminations ne devraient pas avoir à devenir des spécialistes de l'interprétation des lois et de la jurisprudence en matière des droits de la personne pour défendre leurs droits fondamentaux.

J'aimerais ajouter que la Commission canadienne des droits de la personne et les tribunaux canadiens ont trouvé une solution temporaire afin de protéger les droits des transgenres, puisque leurs droits n'étaient pas explicitement protégés par la loi. Le fait que la commission et les tribunaux aient décidé d'inclure les transgenres sous la rubrique de l'identité de genre est la preuve que la communauté transgenre ne recevait aucune protection en vertu de nos lois actuelles.

Or, cette protection revient d'abord au législateur, et il revient à nous tous, honorables sénateurs, de nous assurer que leurs droits sont non seulement protégés, mais écrits explicitement dans nos lois.

La deuxième inquiétude soulevée se rapporte à la restriction de la liberté d'expression. Tout d'abord, il est essentiel de faire la distinction entre les modifications aux dispositions sur la propagande haineuse dans le Code criminel et les modifications à la Loi canadienne sur les droits de la personne. Comme l'a dit la ministre de la Justice lors de sa comparution devant notre comité :

Les dispositions du Code criminel relatives à la propagande haineuse visent les discours extrémistes et dangereux qui préconisent le génocide contre un groupe identifiable, qui fomentent volontairement la haine contre un groupe identifiable ou qui incitent à la haine contre un groupe identifiable dans un endroit public lorsqu'une telle incitation est susceptible d'entraîner une violation de la paix.

En 1990, la Cour suprême du Canada a jugé, dans l'arrêt R. c. Keegstra, que l'infraction consistant à fomenter volontairement la haine contre un groupe identifiable aux termes du paragraphe 319(2) du Code criminel est une limite manifestement justifiable de la liberté d'expression. Le tribunal a déterminé que le mot « haine » se limite à la forme la plus intense de l'aversion.

En ce qui a trait à la Loi canadienne sur les droits de la personne, la ministre a ajouté ce qui suit :

[...] vise à [...] faire en sorte qu'elles [toutes les personnes] aient le même accès aux biens, aux services et aux emplois dans les secteurs de compétence fédérale.

La loi ne vise pas à encadrer l'expression des croyances en général. La Loi canadienne sur les droits de la personne ne traite pas de modes d'expression en particulier.

En termes clairs, ces modifications ne créeront pas de règles précises sur l'utilisation des pronoms féminins ou masculins. La ministre a ajouté que la Loi canadienne sur les droits de la personne interdit les pratiques discriminatoires, y compris le harcèlement d'employés et de clients dans le contexte du travail ou d'autres activités de compétence fédérale.

Le harcèlement consiste en des propos ou des comportements suffisamment graves et persistants pour créer un environnement hostile ou malsain. Si, dans le même genre de circonstances, une personne raisonnable considère un comportement comme étant préjudiciable ou humiliant, ou comme portant atteinte à sa dignité, alors on pourrait considérer cela comme du harcèlement.

Au comité, lorsqu'il s'est fait demander si ce projet de loi limiterait d'une certaine façon la liberté d'expression, le sous-ministre de la Justice a répondu ceci :

Dans la mesure où l'intention du locuteur est de susciter la violence ou la haine contre certaines personnes parce qu'elles s'habillent différemment, parce qu'elles portent des boucles d'oreilles ou d'autres formes de ce qui est considéré par certains comme une expression de genre non traditionnelle, et où l'expression est si violente et extrême qu'elle pourrait être visée par la disposition, nous pensons que les tribunaux vont traiter ce genre d'affaire [...] sérieusement [...]

[...] Je note qu'il existe une grande diversité dans l'expression des croyances religieuses. Les gens choisissent de vivre conformément à leur religion et de l'exprimer publiquement de façon très différente, mais nous avons néanmoins admis que le fait de réprimer l'expression de la haine contre des groupes religieux particuliers, malgré le fait que les gens mettent en pratique leurs religions de façon très diverse, a été jugé constitutionnel. Je pense qu'il en irait de même dans ces cas-ci.

Enfin, honorables sénateurs, sur le plan constitutionnel, nombreux sont ceux qui estiment que ce projet de loi irait à l'encontre de la Charte. En réponse à ces préoccupations, la ministre de la Justice a présenté à notre comité un énoncé des répercussions possibles liées à la Charte. Je cite l'énoncé :

Dans R. c. Keegstra, la Cour suprême du Canada a confirmé que l'interdiction de fomenter volontairement la haine constituait une restriction justifiable de la liberté d'expression.

Le gouvernement estime que l'ajout de « l'identité ou l'expression de genre » aux motifs pour lesquels la propagande haineuse est interdite constituerait une restriction justifiable de l'alinéa 2b). Les personnes transgenres ou à genre variable sont vulnérables à la discrimination, au harcèlement et à la violence, et méritent la protection de la société contre une expression qui est particulièrement extrême et préjudiciable.

La restriction serait justifiée eu égard à l'étroite étendue de l'expression qui serait criminalisée, à la distance entre une telle expression et les valeurs fondamentales pour lesquelles la liberté d'expression est garantie par la Constitution, et à la vulnérabilité des personnes qui seraient protégées par la modification.

Honorables sénateurs, j'ai commencé mon discours en parlant des enfants et j'aimerais, en terminant, que chacun de vous considère ce projet de loi comme étant à propos de nos enfants. J'aimerais que vous songiez à l'effet que ce projet de loi aura sur les enfants canadiens.

Comme nous l'avons constaté lors des audiences du comité, les jeunes canadiens souffrent. Leurs parents nous ont fait part de leur douleur. Ainsi, aux collègues qui ont soulevé des problèmes tels que l'utilisation des toilettes, le pronom à employer ou la religion, je demande humblement d'appuyer le projet de loi. Il est temps de l'adopter.

Puisque tous les autres arguments ont été présentés, j'ai expressément formulé un argument juridique pour que vous réfléchissiez à ce qui est dit.

Aujourd'hui, je vous demande humblement de prendre véritablement le temps d'entendre la douleur des enfants, leur voix, leur cause. Il est temps. Je vous prie d'appuyer le projet de loi aujourd'hui.

Haut de page