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La Loi sur la citoyenneté

Projet de loi modificatif—Troisième lecture—Motion d'amendement—Suite du débat

6 avril 2017


L’honorable Sénatrice Mobina S. B. Jaffer :

Honorables sénateurs, j'interviens aujourd'hui pour parler de l'amendement que la sénatrice Griffin propose d'apporter au projet de loi C-6, Loi modifiant la Loi sur la citoyenneté.

Madame la sénatrice Griffin, je respecte vraiment ce que vous avez dit hier et j'espère que, une fois que cette question sera réglée, vous et moi pourrons travailler ensemble à l'amélioration des services de formation linguistique au Canada.

Je vais souvent au Québec et je peux constater ce que fait le gouvernement de cette province pour offrir une formation aux immigrantes, et notamment aux femmes réfugiées. Non seulement on leur propose de la formation, mais on leur offre aussi un salaire et des services de garde. Si un enfant est malade, la mère a droit services de quelqu'un pour s'en occuper. C'est dans de telles conditions qu'on est en mesure d'apprendre.

Il ne manque pas d'exemples de situations, au Canada, où les femmes peuvent apprendre l'anglais, mais les progrès sont lents. J'espère travailler avec vous éventuellement.

Je sais que tous ceux qui immigrent dans notre beau pays veulent apprendre à parler l'anglais, le français ou les deux langues officielles. Ils veulent pouvoir échanger avec les autres Canadiens.

Ma grand-mère est arrivée ici à l'âge de 99 ans. Nous étions des réfugiés. Elle était vraiment contrariée. Elle me disait : « Chez moi, la personne dont j'étais le plus proche était mon voisin. Je pouvais me rendre chez lui et demander à emprunter du sucre. » Elle voulait vraiment apprendre l'anglais. Je l'ai enterrée l'année suivante. Elle avait 100 ans. Malheureusement, elle n'a jamais appris l'anglais.

S'ils ne connaissent pas la langue, les immigrants ne peuvent pas communiquer avec leurs voisins. A fortiori, ils ne peuvent pas leur emprunter une tasse de sucre.

Lorsque je suis arrivée au Canada, il y a 42 ans, je ne pouvais pas croire que le gouvernement fédéral n'offrait pas de cours aux femmes pour qu'elles apprennent l'une ou l'autre des langues officielles. À l'époque, on estimait que les femmes n'allaient pas sur le marché du travail et n'avaient donc pas besoin de parler l'anglais ou le français.

Quelques années plus tard, un certain nombre de femmes ont réagi en formant une organisation nationale, Immigrant and Visible Minority Women. Nous avons aussi mis en place des organisations provinciales expressément pour contraindre le gouvernement fédéral à offrir des cours de langue aux immigrantes.

Ce que cette expérience a eu de merveilleux, et j'y pense souvent, c'est que, d'une part, nous nous adressions au gouvernement, et que, d'autre part, le ministre Crombie, de Toronto, nous a montré comment nous organiser, comment rédiger des lettres au premier ministre, comment nous y prendre pour obtenir des cours de langue pour les immigrantes.

Nous n'avons pas réussi. Par la suite, nous avons poursuivi le premier ministre Mulroney et son gouvernement devant les tribunaux. Grâce à nos efforts, des cours d'anglais ont été offerts aux immigrantes.

Honorables sénateurs, je sais à quel point il est important pour les Canadiens d'apprendre l'anglais ou le français. Ma devise était alors la suivante : « Comment puis-je emprunter une tasse de sucre à ma voisine si je ne parle pas l'anglais? »

Toutefois, avec les années, j'ai compris que l'apprentissage d'une nouvelle langue devient difficile quand on avance en âge. Honorables sénateurs, je le sais personnellement. Vous le savez aussi. La sénatrice Petitclerc nous a parlé avec beaucoup d'éloquence hier de la difficulté qu'il y a à apprendre une langue. Ceux et celles d'entre nous qui cherchent à devenir bilingues au Sénat savent qu'il est difficile d'apprendre une autre langue.

Dans ma jeunesse, j'ai pu apprendre six langues. Ce n'était pas très difficile. Nous l'avons fait. Aujourd'hui, je n'arrive même pas à apprendre à parler couramment le français. Ce n'est pas que je ne veuille pas le faire ou que je n'en sois pas capable. C'est simplement plus difficile qu'avant. Par conséquent, mon point de vue a évolué. J'ai compris que, au-delà de l'apprentissage du français ou de l'anglais, le plus important est de pouvoir dire que le Canada est notre patrie. Lorsqu'on appartient au Canada, lorsque c'est notre chez-nous, nous voulons, comme tous les autres citoyens, bâtir notre maison et voir le Canada s'épanouir.

Même si j'ai toujours cru qu'il est important de pouvoir emprunter une tasse de sucre à ma voisine, je crois maintenant que le fait d'emprunter du sucre à un ou une compatriote canadien est encore plus important. Ensemble, nous pouvons travailler pour continuer à bâtir notre grand pays. Nous devons tous avoir un sentiment d'appartenance. Nous devons tous ressentir que nous sommes Canadiens, indépendamment des difficultés que nous devons affronter.

Lorsque j'ai interrogé la sénatrice Griffin au sujet de son amendement, elle a dit que les dispositions touchant l'exemption pour des raisons d'ordre humanitaire couvriraient les cas exceptionnels où les immigrants ont des difficultés à apprendre l'une de nos langues.

Honorables sénateurs, comme vous le savez, les raisons d'ordre humanitaire ne sont pas prévues dans le projet de loi C-6.

Deuxièmement, ces raisons sont prévues dans l'amendement de la sénatrice McCoy, mais elles ne peuvent être invoquées qu'en cas de révocation de la citoyenneté pour fraude ou fausse déclaration. Troisièmement, le paragraphe 5(3) de la Loi sur la citoyenneté est le seul endroit où j'ai vu l'expression « raisons d'ordre humanitaire » : cette disposition confère au ministre le pouvoir discrétionnaire de dispenser une personne de toute exigence, y compris les exigences linguistiques, pour des raisons d'ordre humanitaire.

Même s'il semble que cette disposition couvre les cas exceptionnels, j'ai soigneusement lu la loi et la politique correspondante, ce qui m'a révélé que ce paragraphe de la Loi sur la citoyenneté n'a qu'une application très limitée. Il y a d'importantes preuves à l'appui de cette assertion.

Premièrement, une note d'Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada datée de 2016 décrit les circonstances dans lesquelles les raisons d'ordre humanitaire peuvent être invoquées. Ces circonstances concernent essentiellement des cas extrêmes mettant en cause des handicaps physiques ou mentaux plutôt que les situations qui peuvent exister dans la vie d'une personne.

Par exemple, une personne sourde ou muette pourrait faire partie de cette catégorie. Lorsqu'on présente une demande de dispense pour des raisons d'ordre humanitaire, le formulaire, qu'on peut trouver sur Internet, dit que le demandeur doit fournir un avis médical ou un audiogramme, dans le cas d'une personne complètement sourde.

Honorables sénateurs, cette politique est claire. Les raisons d'ordre humanitaire ne s'appliquent qu'aux gens atteints d'une déficience physique ou mentale qui les empêche d'apprendre l'une de nos langues. Même au-delà des documents de politique, j'ai fait hier soir des recherches dans la jurisprudence pour voir s'il existe une définition quelconque de l'expression « raisons d'ordre humanitaire » ou de ses variantes « motifs d'ordre humanitaire » et « considérations d'ordre humanitaire ».

L'affaire la plus récente qui aborde le sujet est celle de Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), qui s'est trouvée devant la Cour suprême en 2015. Même si le cas ne concerne pas directement le paragraphe 5(3) de la Loi sur la citoyenneté, s'appliquant plutôt à la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, il permet de déterminer la façon dont une autre loi interprète l'expression « raisons d'ordre humanitaire » ou une de ses variantes.

Peu importe la variante employée, la notion reste la même et la loi s'applique toujours. Dans son arrêt, la Cour suprême a statué que les raisons d'ordre humanitaire s'appliquent dans des circonstances qui imposeraient autrement des difficultés inhabituelles ou démesurées à une personne.

Parmi les exemples cités par la cour, il y a les facteurs qui jouent dans le pays d'origine. Cela comprend notamment l'incapacité d'obtenir des soins médicaux, la discrimination n'équivalant pas à de la persécution, le harcèlement ou d'autres difficultés, les facteurs relatifs à la santé, les facteurs relatifs à la violence familiale ainsi que les conséquences de la séparation des membres de la famille.

Encore une fois, honorables sénateurs, même la Cour suprême n'a exposé que des scénarios très limités dans lesquels les raisons d'ordre humanitaire peuvent être invoquées : ce n'est que dans les situations les plus extrêmes, dans lesquelles l'accession à la citoyenneté serait autrement fort invraisemblable.

Après avoir examiné la politique et la loi et avoir fait hier soir des recherches pour voir s'il y avait autre chose au sujet des raisons d'ordre humanitaire, j'ai seulement pu conclure qu'elles ne s'appliquaient que dans des situations inhabituelles.

Pendant que nous examinions le projet de loi C-6 au Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie, nous avons entendu des témoins qui nous ont fait profiter de leur grande expérience.

J'ai donc consulté en premier le site de Citoyenneté Canada. Je vous ai déjà fait part de ce que j'y ai trouvé. J'ai ensuite examiné la jurisprudence. Encore une fois, je vous ai parlé de mes conclusions. J'ai consulté ensuite la source suivante que nous avons eue au comité. Avvy Yao-Yao Go, directrice de la Metro Toronto Chinese and Southeast Asian Legal Clinic, a comparu devant le comité. C'est une avocate très respectée, qui a souvent témoigné devant les comités du Sénat. Tous les jours, Mme Go aide des immigrants. Elle comprend vraiment leurs problèmes et représente en particulier les plus pauvres et les plus vulnérables d'entre eux.

Elle nous a expliqué combien il peut être difficile pour certains de ses clients de satisfaire aux exigences linguistiques et des préjudices qu'on peut subir en n'étant pas citoyen.

Je crois que les explications qu'elle nous a données sur le combat que doivent livrer les immigrantes illustrent bien le caractère inflexible du système actuel quand il s'agit de tenir compte des raisons d'ordre humanitaire.

La cliente de Mme Go est venue au Canada avec son mari et ses quatre enfants. Son mari a réussi à accéder à la citoyenneté parce qu'il avait satisfait aux exigences linguistiques. Toutefois, par suite d'une dépression post-partum et d'autres problèmes mineurs de santé, elle a échoué au test d'anglais. Lorsque cela s'est produit, elle a essayé d'invoquer les raisons d'ordre humanitaire en présentant un rapport de son médecin disant qu'elle avait des difficultés à apprendre l'anglais. Un juge de la citoyenneté a accepté ses arguments, mais les ministères de la Citoyenneté et de la Justice ont fait appel, estimant que le rapport médical était insuffisant.

Cette femme n'a eu d'autre choix que d'aller consulter Mme Go et de se battre pour sa citoyenneté canadienne. Voici comment Mme Go décrit l'affaire :

 

Nous sommes allés devant la Cour fédérale et avons encore une fois essayé de convaincre le juge de la citoyenneté en faisant valoir les renseignements que nous avons concernant ses problèmes de santé. Tout le processus prend environ trois ans. Entre-temps, elle fait son travail, à l'instar de toute autre femme. Elle élève ses enfants, malgré son handicap. Elle essayait de travailler à temps partiel dans un restaurant pour gagner de l'argent pour sa famille et elle essayait en même temps de s'intégrer. Voilà pourquoi elle voulait obtenir sa citoyenneté. Indépendamment de l'énergie qu'elle consacrait à la tâche, elle n'était pas en mesure de réussir l'examen pour la citoyenneté.

Elle exprime ensuite à quel point cette situation a porté préjudice à la femme :

Comme je l'ai mentionné, ma cliente souffre de dépression et elle a le sentiment d'être traitée différemment du reste de sa famille. Elle a l'impression de ne pas être acceptée dans la société, de ne pas être considérée comme une égale, ce qui renforce sa dépression et son anxiété.

Lorsqu'on propose, dans le projet de loi C-6, d'assouplir les restrictions linguistiques relatives à l'âge, on ne songe pas seulement aux personnes touchées par les motifs d'ordre humanitaire dont a parlé la sénatrice Griffin et qui sont définis dans la Loi sur la citoyenneté. Le projet de loi C-6 tient aussi compte des cas comme celui de cette femme, qui a travaillé jour et nuit pour subvenir aux besoins de sa famille tout en ayant des troubles de santé. Elle a réussi à apprendre l'une des deux langues officielles du Canada, mais avec énormément de difficulté. Au lieu de compter uniquement sur les exceptions qui se fondent, par exemple, sur des motifs d'ordre humanitaire, il faut que la loi tienne aussi compte des cas comme celui de la dame dont Mme Go a parlé.

[Français]

Honorables sénateurs, j'aimerais maintenant parler de mon expérience à apprendre le français et la comparer à celle de mes enfants et de mes petits-enfants. Mes enfants et mon petit-fils sont bilingues, et ma petite-fille et ma belle-fille le seront bientôt.

L'autre jour, ma petite-fille de 3 ans s'est adressée à son grand- père en voulant partager avec lui son inquiétude. Comment fera-t- elle pour discuter avec lui s'il ne parle pas le français?

Pour mes enfants et petits-enfants, apprendre le français est une tâche plus facile, car ils sont jeunes. Pour mon époux et moi, cela a été une lutte ardue, comme pour tous les individus unilingues en cette Chambre. J'ai appris que l'idéal, ce serait que nous soyons tous bilingues ici, et nous avons tous tenté d'apprendre une langue seconde. C'est pour cette raison que je n'appuie pas l'amendement de la sénatrice Griffin, puisque je souhaite que toutes les femmes de notre pays qui désirent devenir Canadiennes ne soient pas oubliées simplement par un manque de compétences linguistiques en français ou en anglais. Je crois que nous avons tous la possibilité d'aller emprunter une tasse de sucre chez notre voisin, et j'y tiens. Tout nouvel arrivant veut avoir un sentiment d'appartenance, et notre rôle, à titre de sénateurs et de sénatrices, est de répondre à cette demande.

Honorables sénateurs, il y a quelques semaines, j'avais un cours de français. Ma petite-fille était présente. Elle écoutait et apprenait. Ensuite, elle s'est tournée vers mon mari et lui a dit : « Tu seras le seul à ne pas connaître le français. » Il m'a alors regardée et m'a dit : « Qu'as-tu donc commencé? Je ne vais pas apprendre le français à 74 ans. »

Ce que j'essaie de vous dire, c'est que le problème n'est pas que les gens ne veulent pas apprendre l'anglais ou le français. Il arrive un moment où on n'a plus la capacité de le faire.

À ceux et celles d'entre vous qui ont des doutes quant à l'opportunité d'accorder la citoyenneté à un homme ou à une femme de 55 ans, laissez-moi vous dire, à titre de personne qui a le privilège de détenir ses papiers de citoyenneté, que ces papiers sont un visa de liberté.

Comme citoyenne, je peux parcourir la rue Sparks en jouissant des mêmes droits que les autres. Si mon patron me traite mal, je peux me plaindre sans craindre d'être renvoyée dans mon pays d'origine. Si j'ai des problèmes à la maison, je peux partir pour échapper à la violence. Et ce qui est encore plus important, je peux dire avec fierté que je suis Canadienne.

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