Aller au contenu

Projet de loi sur le Mois du patrimoine juif canadien

Deuxième lecture—Suite du débat

4 avril 2017


L’honorable Sénatrice Mobina S. B. Jaffer :

Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd'hui pour appuyer sans réserve la création d'un mois du patrimoine juif au Canada. Sur une note personnelle, je tiens à remercier le sénateur Wetston de m'avoir permis d'être la porte-parole pour ce projet de loi. Je suis très fière de l'être.

Il est important de reconnaître la contribution d'une communauté au Canada parce que c'est l'occasion d'attirer l'attention sur elle et sur ses réalisations au pays. On souligne les contributions et les réussites de cette communauté, et les Canadiens découvrent ses apports à la société canadienne.

Nous reconnaissons également l'histoire de cette communauté au Canada.

Au sein d'une société multiculturelle, il est crucial de mettre en lumière l'histoire de chaque communauté. Actuellement, nous célébrons le Mois de l'histoire des Noirs et le Mois du patrimoine asiatique. Pour bâtir un Canada meilleur, il faut absolument encourager la compréhension mutuelle. Voilà pourquoi j'appuie ce projet de loi important. Celui-ci nous permettra de nous connaître et de nous comprendre.

Je remercie la sénatrice Frum de la présentation de ce projet de loi au Sénat et du travail qu'elle a accompli.

Honorables sénateurs, je suis arrivée au Canada en 1975. Avocate compétente, je n'avais aucune perspective d'emploi. C'était l'une de mes grandes craintes : arriver au Canada à titre de réfugiée et ne pas pouvoir travailler dans mon domaine, le droit.

Il y a un homme, Jack Kowarsky, qui a cru en moi. C'est lui qui m'a vraiment permis de démarrer même si je n'avais aucune expérience au Canada.

Il ne s'est soucié ni de mes antécédents, ni de ma religion, ni de la couleur de ma peau, ni de n'importe quoi d'autre. Il a simplement cherché un moyen d'appuyer quelqu'un qui venait d'arriver dans le pays. C'est alors que j'ai appris que les valeurs de Jack Kowarsky s'inspiraient de son judaïsme et de la communauté dans laquelle il avait été élevé. La communauté juive lui avait appris qu'il devait toujours appuyer les membres de la collectivité dans laquelle il vivait et qu'il était important d'aider les gens dans l'espace qu'on occupe. Pour cela, je suis à jamais reconnaissante à Jack Kowarsky.

Honorables sénateurs, s'il y a une communauté dont le patrimoine doit être reconnu au Canada, c'est bien la communauté juive. On ne saurait trop en dire sur la contribution des juifs au Canada. En fait, leur existence même dans le pays est une grande réalisation que toutes les autres communautés minoritaires peuvent apprécier.

Le patrimoine juif s'est manifesté ici avant même que le Canada existe comme nation.

Après la chute de la Nouvelle-France, les juifs ont finalement été en mesure de s'établir ouvertement au Canada. Ils n'avaient plus à prétendre qu'ils étaient catholiques pour être admis et acceptés au Canada. Les juifs ont été les premiers à forcer les Canadiens à réfléchir à la façon de réagir aux autres communautés. Ils ont audacieusement imposé cette réflexion aux Canadiens en créant à Montréal, en 1768, la première synagogue d'Amérique du Nord, Shearith Israel.

Tout à coup, les Canadiens ont dû se demander s'ils voulaient un Canada pluraliste et inclusif ou un Canada exclusif. C'est cette réflexion même lancée par l'immigration juive au Canada qui a ouvert la voie au pays inclusif où nous vivons aujourd'hui. Le patrimoine juif a jeté les bases de l'idéologie inclusive sur laquelle est fondé le Canada. Sans ces bases, les autres communautés minoritaires n'auraient peut-être pas eu leur place dans le pays, ce qui aurait été une vraie tragédie.

Cependant, honorables sénateurs, comme nous le savons tous, faire partie d'une minorité au Canada n'est pas toujours chose facile. C'est une lutte permanente pour la reconnaissance et l'égalité. Pourtant, la communauté juive n'a jamais hésité à affronter le défi. Ses membres ont été les premiers à montrer la voie aux autres communautés minoritaires qui s'étaient établies au Canada.

En 1807, Ezekiel Hart, de Trois-Rivières, a été le premier Juif de l'empire britannique à être élu à la Chambre d'assemblée du Bas-Canada. Malheureusement, il a été privé de son siège à cause de sa religion. On lui a dit qu'il ne pouvait pas prêter le serment d'allégeance qui contenait les paroles « sur la vraie foi d'un chrétien ». Après avoir reçu d'innombrables lettres et instances antisémites, le Parlement a fini par l'expulser.

Ezekiel est donc rentré à Trois-Rivières pour faire face aux citoyens de sa circonscription, mais les Trifluviens n'ont pas laissé cet antisémitisme flagrant les empêcher de lui accorder leur confiance. Il a été élu une deuxième fois en 1808. Cette fois, il a prêté le serment d'allégeance comme le faisaient tous les chrétiens et, là encore, cela n'a pas été suffisant, car il a été expulsé une deuxièmement fois à cause de sa religion.

Honorables sénateurs, voilà qui résume bien l'histoire des juifs au Canada : la persévérance devant la persécution et la résilience devant l'antisémitisme.

La même histoire s'est répétée en ce qui concerne l'immigration juive. En 1939, alors que l'Holocauste faisait ses premières victimes, on avait demandé à Frederick Blair, qui était alors directeur du service de l'immigration, combien de juifs seraient admis au Canada après la guerre. Je suis très embarrassée de vous citer sa réponse :

Aucun, c'est encore trop.

« Aucun, c'est encore trop. » C'était l'attitude courante envers les juifs au cours du pire génocide qu'ait connu l'humanité. Pourtant, malgré cette attitude — ou peut-être à cause d'elle —, notre Parlement compte aujourd'hui un certain nombre de parlementaires juifs. La population juive du Canada se classe au quatrième rang en importance dans le monde. Dans la seule ville de Montréal, nous avons quelques 6 000 survivants de l'Holocauste.

Persévérance face à la persécution, résilience devant l'antisémitisme.

Honorables sénateurs, lorsqu'une communauté de n'importe quel coin du monde vient s'établir au Canada, nous l'encourageons à garder ses valeurs. Nous savons que sa contribution au Canada tient directement à ces valeurs, qui deviennent des valeurs canadiennes et qui constituent notre plus grande force.

Honorables sénateurs, la persévérance et la résilience de la communauté juive font partie intégrante des valeurs canadiennes. Elles représentent la détermination à ne jamais renoncer quand les choses deviennent difficiles, à s'attacher à ses convictions face à l'adversité et à valoriser l'éducation, le travail et l'esprit communautaire. Ce sont ces valeurs qui sont à la base des nombreux exemples de réussite qu'on trouve parmi les Juifs canadiens.

J'aimerais vous faire part d'un de ces exemples de réussite. En 1919, Max et Esther Bergman sont arrivés au Canada en provenance d'Erlich, en Russie. Ils sont arrivés avec pour seuls bagages la volonté de travailler et une simple recette de bagel. Après 18 ans de travail acharné, Max a ouvert sa propre entreprise en 1939, une boulangerie de bagels russes, au coût de 900 $ par mois avec une mise de fonds de 10 $, ce qui représentait une fortune à l'époque. Trois familles ont emménagé dans le petit appartement au-dessus de la boulangerie : les Bergman, les Newman et les Rabinovich. Tous s'entendaient pour contribuer au succès de la boulangerie.

Le jeudi, après avoir payé tous les membres du personnel, Esther organisait une grande fête pour tous et remerciait chacunde son dur travail. À la fin de la fête, Max demandait un service à ses employés. S'ils voulaient travailler le lendemain, ils devaient lui prêter une partie de leur salaire pour lui permettre d'acheter davantage de farine. Chacun contribuait sans poser de questions. Ils comprenaient tous que la seule façon de survivre était de s'entraider. Aucun ne cherchait à se défiler.

Aujourd'hui, le petit-fils de Max Bergman est propriétaire de Bagel King, de Mmmuffins, de Michel's Baguette et, maintenant, de Second Cup. Tout a commencé avec une recette de bagel de la Russie et grâce à l'importance accordée à l'entraide, dans les bons comme dans les mauvais moments.

Honorables sénateurs, nous traversons des moments difficiles à l'heure actuelle. L'intolérance envers les communautés minoritaires augmente, et les politiques d'immigration d'États historiquement plus libéraux deviennent de plus en plus restrictives. En 2013, Statistique Canada a révélé que 56 p. 100 des crimes haineux fondés sur la religion ciblaient les juifs, sans compter que les crimes haineux commis envers les musulmans et les autres communautés minoritaires ont beaucoup augmenté.

Les juifs ont connu bien des troubles au fil des siècles. S'il y a une leçon à tirer de ces terribles événements, c'est la profonde conscience du fait que c'est ensemble que nous progressons ou échouons.

La communauté juive est très diverse. Il y a des juifs séfarades, des juifs ashkénazes, des juifs marocains, des Juifs éthiopiens, des juifs orthodoxes et des Juifs réformistes. Ce qui les lie tous, c'est non pas leur foi, mais la conviction que les communautés progressent ou échouent ensemble. C'est une conviction profonde et innée que les Canadiens peuvent eux-mêmes adopter.

C'est seulement en travaillant ensemble pour combattre la haine et le sectarisme et en gardant à l'esprit l'intérêt supérieur de notre communauté que nous pouvons progresser ensemble. Comme les juifs, les Canadiens sont également liés les uns aux autres malgré leur diversité.

Honorables sénateurs, j'ai dit que les juifs ont souvent mené le combat pour l'égalité au nom de toutes les communautés minoritaires. C'est exactement ce qu'ils ont fait vers la fin des années 1960. Il y avait alors une montée d'antisémitisme dans le pays. Pendant trois ans et demi, la communauté juive a travaillé fort pour faire adopter une loi contre la propagande haineuse. Elle s'est d'abord efforcée de faire ajouter la religion comme caractéristique d'un groupe identifiable, puis a fait adopter une loi antigénocide couvrant ces groupes identifiables. On avait alors avancé avec véhémence l'argument selon lequel l'ajout de la religion comme caractéristique d'un groupe identifiable menaçait la liberté d'expression, même s'il était déjà établi que ce n'était pas le cas.

Malgré l'opposition injustifiée, les communautés juives canadiennes ont travaillé ensemble pour faire pression sur le gouvernement afin qu'il adopte ce projet de loi extrêmement important. Elles ont obligé le gouvernement à déclarer que la haine ne serait pas tolérée au Canada. La mesure législative a été déposée pour la première fois le 11 novembre 1966 sous le titre de projet de loi S-49, puis de projet de loi S-5, puis de projet de loi S-21 en 1969. Elle a finalement été adoptée ici le 5 juin 1970 par 40 voix contre 22.

Aujourd'hui, à cause des efforts de la communauté juive et de beaucoup d'autres, nous avons au Canada une loi contre la propagande haineuse qui protège les minorités religieuses.

Honorables sénateurs, j'ai commencé mon discours en parlant de l'importante contribution de la communauté juive au Canada. Partout dans les collectivités du pays, des écoles et des hôpitaux existent grâce aux dons des familles de la communauté juive.

Je voudrais vous citer un exemple particulier, celui de l'hôpital Mount Sinai de Toronto. Cet établissement a la meilleure maternité du Canada. En fait, il a les meilleurs départements du pays dans de nombreuses disciplines médicales. Beaucoup de généreuses familles juives ont investi des millions de dollars dans cet hôpital. Je suis très fière de dire que nous avons parmi nous le sénateur Wetston et la sénatrice Frum, qui ont travaillé très fort pour les gens de leur région et pour l'hôpital Mount Sinai.

L'hôpital Mount Sinai est un excellent exemple de la contribution de la communauté juive au Canada. Seuls 8 p. 100 des malades de l'hôpital sont juifs, mais cet établissement n'existe que grâce aux contributions de généreuses familles juives.

La communauté juive a montré que le fait de se soucier de ses propres membres implique de se soucier de l'ensemble des Canadiens. Voilà le genre de culture philanthropique qui caractérise la communauté juive.

J'ai été témoin de tout cela non seulement sur une grande échelle, comme dans le cas de la prestation de services et de la création d'infrastructures, mais aussi sur un plan très personnel. J'ai pu constater dans ma propre vie que, chaque fois que j'avais besoin d'appui, que j'avais des problèmes réels, ce sont des gens comme Art Vertlieb et Mark Weintraub qui m'ont prêté main-forte. Ces deux hommes m'ont constamment rappelé par leur comportement que la foi n'est pas une épée destinée à nous séparer et que c'est plutôt un bouclier qui nous unit les uns aux autres.

Honorables sénateurs, la reconnaissance du Mois du patrimoine juif au Canada représente plus que la reconnaissance des réalisations et des contributions extraordinaires des juifs du pays. La sénatrice Fraser a déjà mentionné l'incroyable culture de générosité et de philanthropie qui règne dans la communauté juive canadienne. Je m'associe à elle à cet égard. Il faut aussi reconnaître les énormes épreuves que les juifs ont endurées aussi bien au Canada qu'à l'étranger. Il faut reconnaître les valeurs enseignées à la synagogue ou transmises depuis des millénaires par les membres des familles. Il faut comprendre que nous devons travailler tous les jours pour veiller à ce que ces valeurs et celles de toutes les communautés minoritaires continuent de faire partie de la trame de notre pays.

Il s'agit de ne pas répéter les erreurs du passé. Il s'agit de donner à toutes les communautés la possibilité de s'établir au Canada, de contribuer à la société et de s'épanouir. Il s'agit de s'opposer à la haine sous toutes ses formes. Voilà ce que représente le patrimoine juif au Canada, et je suis fière de l'appuyer.

Honorables sénateurs, je vous demande humblement d'appuyer vous aussi ce projet de loi. En l'adoptant, nous dirons à la communauté juive : « Nous reconnaissons le travail que vous avez accompli au Canada. »

J'aimerais terminer par un passage du Saint Coran. Il s'agit d'une citation que je garde sur ma table de chevet et qui, à mes yeux, illustre bien pourquoi nous désignons un mois pour reconnaître différentes communautés :

« Ô hommes! Nous vous avons créés d'un mâle et d'une femelle, et Nous vous avons répartis en peuples et en tribus, pour que vous fassiez connaissance entre vous. En vérité, le plus méritant d'entre vous auprès de Dieu est le plus pieux. »

Haut de page