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Preclearance Bill, 2016

Deuxième lecture—Suite du débat

4 octobre 2017


L’honorable Sénatrice Mobina S. B. Jaffer :

Honorables sénateurs, je parlerai moi aussi du projet de loi C-23, Loi relative au précontrôle de personnes et de biens au Canada et aux États-Unis.

J’aimerais tout d’abord féliciter le sénateur Black de ce qui fut une allocution extrêmement intéressante. Il a expliqué en quoi le précontrôle au Canada et aux États-Unis sert les intérêts de tous. Comme il a amplement détaillé les avantages du précontrôle, je ne reviendrai pas là-dessus.

J’aimerais aussi remercier le sénateur Housakos de l’allocution tout aussi intéressante qu’il vient de faire. Il a bien entendu abordé certains points dont le sénateur Black n’avait pas parlé.

En ce qui me concerne, je parlerai surtout des effets qu’aura ce projet de loi sur les droits des Canadiens, car j’estime qu’il s’agit d’un point sur lequel le comité sénatorial devrait se pencher.

Même si c’est dans un but tout à fait admirable que les gens font des échanges commerciaux et traversent la frontière, je me demande parfois si ces avantages sur le plan économique ne se font pas au détriment des droits garantis par la Charte canadienne des droits et libertés. Voilà pourquoi je consacrerai le temps de parole qui m’est alloué aujourd’hui à trois grands enjeux relatifs à la Charte.

J’aimerais tout d’abord que le comité s’intéresse aux réserves exprimées par le commissaire à la protection de la vie privée en mai dernier. Ce dernier s’inquiète du fait que, en vertu du projet de loi C-23, les contrôleurs américains auront le droit de fouiller les appareils électroniques des personnes qui veulent entrer sur le territoire des États-Unis et pourront les obliger à divulguer le mot de passe de leur téléphone cellulaire et de leurs comptes de réseaux sociaux sans aucun motif juridique.

Cette modification contrevient carrément à l’article 8 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui interdit toute fouille ou saisie abusive. En fait, la Cour suprême s’est déjà prononcée sur cette question à plusieurs reprises.

Par exemple, dans l’arrêt R. c. Vu, la Cour suprême a statué que les enquêteurs doivent obtenir une autorisation expresse d’un tribunal avant de consulter les données enregistrées dans un ordinateur ou un téléphone cellulaire, à moins que des circonstances exceptionnelles ne rendent la fouille nécessaire.

Un an plus tard, la Cour suprême est allée plus loin en rendant une décision historique dans l’affaireR. c. Spencer, statuant que la protection contre les fouilles et les saisies abusives, prévue dans l’article 8 de la Charte, donne aux Canadiens le droit de garder l’anonymat à l’égard de leurs activités en ligne.

Compte tenu de ces arrêts, il est inquiétant de voir que le projet de loi C-23 permettrait à des contrôleurs des États-Unis de fouiller des appareils électroniques et d’exiger des mots de passe, presque sans aucune restriction. À cet égard, je cite le commissaire à la protection de la vie privée :

La fouille d’un appareil électronique est une procédure extrêmement envahissante sur le plan de la vie privée. La Cour suprême l’a reconnu à maintes occasions.

Je comprends que les agents de l’État peuvent être investis d’un plus grand pouvoir pour effectuer des fouilles à la frontière, mais il est peu probable que les tribunaux canadiens considéreraient comme respectueuses de la Constitution des fouilles sans fondement d’appareils électroniques ou de comptes personnels sur des réseaux sociaux.

Honorables sénateurs, de nos jours, les appareils électroniques contiennent une foule de renseignements personnels à notre sujet. Il faut faire en sorte que les contrôleurs américains ne puissent pas effectuer des fouilles d’appareils électroniques que les agents canadiens ne sont clairement pas autorisés à faire.

Je suis également préoccupée par le fait que l’article 22 du projet de loi C-23, permettrait aux contrôleurs américains d’effectuer des fouilles à nu s’ils ont des « motifs raisonnables de soupçonner » qu’un voyageur cache des biens dangereux.

Pire encore, le projet de loi C-23 prévoit que les Américains doivent demander qu’un agent canadien procède à la fouille, mais les agents américains disposent de plusieurs façons de contourner cette mesure de protection. En effet, les agents américains peuvent tout simplement effectuer la fouille eux-mêmes si l’agent canadien refuse de le faire ou si aucun agent canadien n’est disponible au moment voulu.

Cette disposition m’inquiète, parce que la Cour suprême a pris position très clairement au sujet des fouilles à nu. Selon ce que nous a dit le sénateur Black, dont je respecte les propos, il n’y a eu que deux fouilles à nu jusqu’à maintenant, mais nous sommes en train de permettre aux agents d’un gouvernement étranger d’effectuer des fouilles à nu dans notre pays.

Dans l’affaire R. c. Golden, la Cour suprême a clairement indiqué que les fouilles à nu ne pouvaient être effectuées que lorsque c’est clairement nécessaire et qu’il fallait, pour ce faire, que la fouille soit effectuée par une personne de même sexe, avec la permission d’un supérieur.

La Cour suprême a décidé aussi qu’une fouille à nu ne respectant pas ces critères serait une violation du droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives, qui est prévu à l’article 8 de la Charte.

Or, le projet de loi C-23 permettra aux contrôleurs américains d’effectuer des fouilles à nu sans obtenir quelque autorisation que ce soit, simplement parce qu’on soupçonne une personne de transporter un objet dangereux. Si cette disposition du projet de loi n’en est pas retirée, des fouilles à nu inconstitutionnelles pourraient avoir lieu.

Ma dernière objection concerne les changements relatifs au droit du voyageur de se soustraire au précontrôle, qui sont énoncés à l’article 30 du projet de loi.

Le projet de loi C-23 prévoit que le voyageur se soustrayant au précontrôle sera tenu de :

[…] répondre véridiquement à toute question […] par le contrôleur aux fins d’identification ou de vérification des motifs pour lesquels il se soustrait […]

Les mots « aux fins de » sont particulièrement inquiétants dans ce contexte. Le contrôleur pourra demander au voyageur bien plus que son nom et les motifs pour lesquels il se soustrait. Sous prétexte de vérifier les motifs du voyageur, le contrôleur pourrait lui poser des questions indiscrètes sur ses opinions politiques, ses croyances religieuses ainsi que son comportement et ses associations passés.

Le pire de tout, c’est que le voyageur n’aura aucun recours s’il ne veut pas répondre aux questions. Dans le cas où il garderait le silence ou voudrait partir, il pourrait être détenu et arrêté pour avoir refusé de répondre véridiquement aux questions d’un contrôleur, ce qui contreviendrait à l’article 37, ou pour avoir entravé un contrôleur, ce qui contreviendrait à l’article 38.

Cela va à l’encontre de l’un des droits les plus fondamentaux garantis par la Charte, à savoir le droit de garder le silence, qui est prévu aux articles 7, 11 et 13. Comme le savent les honorables sénateurs, même avant l’adoption de la Charte, le droit de garder le silence était déjà un des grands principes de notre beau pays. Ce projet de loi nous enlèverait ce droit.

Ensemble, ces articles font en sorte que les Canadiens ne peuvent pas être contraints à faire une déclaration qui pourrait les incriminer et que toute déclaration donnée sous l’effet de la contrainte ne peut pas être utilisée contre la personne dans toute poursuite intentée.

Conformément au projet de loi C-23, les voyageurs pourraient être détenus ou arrêtés s’ils refusent de parler ou s’ils tentent de partir alors qu’on essaie de les contraindre à parler, même s’ils ont de bonnes raisons de garder le silence, par exemple parce qu’ils refusent d’être la cible de préjugés ou d’être forcés à révéler des renseignements personnels délicats.

Les Canadiens ont donc deux possibilités : parler ou être détenus. Dans un cas comme dans l’autre, on viole un droit. Si la personne refuse de parler, elle sera arrêtée pour avoir exercé son droit de garder le silence, un droit qui est bien ancré dans notre société. Si elle parle, c’est qu’elle est contrainte à mettre de côté les droits qui lui sont garantis par la Charte.

Il n’est pas question ici d’une situation théorique. Ce genre de situation est déjà arrivée. Ainsi, honorables sénateurs, en février dernier, Fadwa Alaoui, qui habite Montréal, s’est rendue à l’aéroport pour prendre un avion à destination du Vermont avec ses enfants pour aller faire des achats. Alors qu’elle s’apprêtait à monter à bord de l’avion, des agents américains l’en ont empêchée et lui ont dit qu’elle ne pouvait pas passer la frontière. Lorsque Fadwa a voulu partir, les agents américains lui ont posé des questions indiscrètes au sujet de sa religion et de son opinion sur Donald Trump. Heureusement, elle a pu exercer son droit de ne pas répondre à des questions manifestement inacceptables.

Si le projet de loi est adopté, des expériences comme celle de Fadwa pourraient se terminer bien différemment. Les contrôleurs pourraient penser que le retrait de Fadwa est attribuable à ses opinions sur sa foi ou Donald Trump, surtout dans le monde d’aujourd’hui où les musulmans sont souvent ciblés de façon injuste aux frontières américaines.

Si des voyageurs souhaitent quitter une entrevue de précontrôle, ils devraient être à l’abri des questions inappropriées des agents frontaliers américains et ne devraient pas craindre d’être détenus pour avoir exercé leur droit au silence.

Maintenant que le projet de loi sera étudié au comité, les honorables sénateurs devraient aussi examiner attentivement les lacunes possibles dans les mesures de protection qui sont censées protéger les droits des voyageurs canadiens.

La première de ces mesures de protection est l’article 11, qui dit que les activités de précontrôle au Canada doivent être menées conformément au droit canadien, notamment à la Charte, afin que les contrôleurs américains ne violent pas les droits des Canadiens. Je suis préoccupée par le fait qu’un autre article du projet de loi rend cette protection inefficace.

Bien que l’article 11 soit peut-être efficace à lui seul, il est entièrement invalidé par le paragraphe 39(2), qui accorde aux contrôleurs américains l’immunité contre toute forme de poursuite au civil.

Toute plainte en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés peut seulement donner lieu à des poursuites au civil. Ainsi, les contrôleurs américains seraient assujettis à la Charte et à d’autres lois pénales sur les droits de la personne, mais ne subiraient aucune conséquence s’ils enfreignaient ces lois.

L’article 30 du projet de loi C-23 pourrait régler le problème en permettant aux Canadiens d’intenter des poursuites au civil contre le gouvernement américain devant des tribunaux canadiens en ce qui concerne les actes des contrôleurs.

Cependant, le plaignant n’aurait aucune chance dans une telle situation. Dans toute l’histoire judiciaire du Canada, un Canadien n’a jamais obtenu gain de cause dans une affaire civile contre le gouvernement américain.

Autrement dit, si le projet de loi C-23 est adopté dans sa version actuelle, les contrôleurs américains n’auront aucune raison de respecter la Charte, et les Canadiens n’auront aucun recours s’ils veulent réclamer justice pour la violation de leurs droits fondamentaux.

Honorables sénateurs, lorsque le projet de loi sera renvoyé au comité, nous devrons nous assurer que les mesures de protection que le gouvernement y a incluses seront efficaces. Il faut pouvoir tenir les contrôleurs américains responsables de leurs actes s’ils violent les droits des Canadiens.

Honorables sénateurs, plusieurs raisons ont été avancées pour justifier les risques de violation des droits des Canadiens que suppose le projet de loi C-23. Or, j’estime qu’il n’est jamais justifié de sacrifier les droits des Canadiens.

Certains soutiennent que cela vaut mieux qu’une violation des droits des Canadiens aux États-Unis, où ils ne sont pas protégés par la loi canadienne. À mon avis, une telle chose est inacceptable parce que, de cette façon, le Canada serait complice de la violation des droits des Canadiens.

D’autres soutiennent que c’est acceptable en raison des avantages économiques du précontrôle. Or, l’exécutif ne peut pas sacrifier nos droits pour des avantages économiques. Ces droits appartiennent à tous les Canadiens.

Enfin, on fait souvent valoir que nous devons appuyer cette mesure parce qu’il s’agit du fruit d’une entente que nous avons conclue avec les États-Unis. Il s’agit d’un argument auquel je m’oppose vivement.

Les droits prévus par la Charte sont inviolables, et on ne doit pas les utiliser pour négocier des ententes comme celle qui a mené à la création du présent projet de loi.

En tant que Canadiens, nous comprenons que nos droits sont les éléments les plus importants de notre démocratie et de notre vie. C’est pourquoi la Charte canadienne des droits et libertés fait partie de la Constitution au lieu d’être une simple loi.

Pour cette raison, honorables sénateurs, je vous exhorte à tenir compte de ces articles problématiques lorsque le projet de loi sera renvoyé au comité.

Honorables sénateurs, j’ai longuement réfléchi avant de décider si je devais prononcer ce discours et s’il devait être entendu, mais j’estime faire preuve d’une franchise absolue. Je crois vraiment que nous devons faire du commerce, mais nous ne devrions jamais autoriser l’exécutif du gouvernement à sacrifier les droits prévus à la Charte canadienne des droits et libertés.

Il s’agit d’un droit que le Sénat doit protéger. Voilà pourquoi notre assemblée a été formée : pour protéger les droits des Canadiens. Si nous manquons à notre devoir en ce qui a trait à ce projet de loi, il n’y aura rien d’autre à ajouter, parce qu’il est de notre devoir de défendre les droits des Canadiens.

Honorables sénateurs, je ne dis pas que nous devrions rejeter ce projet de loi, mais je pense que nous devons l’étudier attentivement afin que, en tant que sénateurs, nous veillions à protéger les droits des Canadiens. Je vous remercie.

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