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Le Code criminel—La Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents

Projet de loi modificatif--Troisième lecture--Débat

13 juin 2019


Honorables collègues, j’interviens aujourd’hui pour parler du projet de loi C-75, à l’étape de la troisième lecture. Ce projet de loi sur la réforme de la justice pénale est énorme. Je limiterai mes observations à un élément certes modeste du projet de loi, mais non moins significatif : l’abolition de la récusation péremptoire.

Pour les sénateurs qui ne le savent pas, la récusation péremptoire est un mécanisme que peuvent employer les avocats lors du processus de sélection du jury pour un procès criminel. Ce faisant, un avocat peut écarter un juré potentiel sans avoir à motiver sa décision. À cet égard, il est important de rappeler que le système de sélection des jurés est très différent au Canada et aux États-Unis. Influencé par les séries télévisées et les films américains, une bonne partie du public canadien s’imaginera peut-être qu’il s’agit chez nous d’un processus long et complexe. Or, en général, il ne l’est pas. Il est en fait très rapide et très efficace. C’est en tout cas ce que pensent les avocats qui y recourent. L’abolition de la récusation péremptoire ferait disparaître cet élément pour le remplacer par un processus complexe, coûteux et lent, la récusation motivée.

Le gouvernement Trudeau fait valoir que l’abolition de la récusation péremptoire diversifiera les bassins de candidats jurés. Or, des avocats qui prennent part tous les jours à des procès ont témoigné exactement du contraire au Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, preuve convaincante et substantielle à l’appui.

En réalité, la récusation péremptoire est un outil qu’emploient les avocats de la défense pour favoriser la diversité au sein des jurys et un moyen efficace et rapide de rejeter des candidats jurés qui pourraient avoir un parti pris contre l’accusé pour un motif quelconque, dont le racisme. Il peut même arriver que ce soit une question d’instinct ou d’impression à propos d’un juré éventuel pendant le processus de sélection, par exemple si la personne jette un regard mauvais à l’accusé ou refuse tout contact visuel. L’article du projet de loi C-75 qui élimine la récusation péremptoire apporte également des modifications au processus qui permet aux juges d’ordonner la mise à l’écart d’un juré, ajoutant la mention plutôt vague « pour toute raison valable [...] ou le maintien de la confiance du public envers l’administration de la justice ».

J’ai exercé le droit en Saskatchewan pendant 25 ans. La population de la province compte une proportion élevée d’Autochtones. C’est dans ce contexte qu’on soulève de vives préoccupations relativement à cet important changement au processus de sélection des jurés. Ces vives préoccupations sont soulevées par des juges, des avocats de la défense et des procureurs de la Couronne. Elles ont été reprises avec véhémence par presque chacune des personnes qui sont venues témoigner sur la question dans le cadre de notre étude.

Lors de sa comparution devant le Comité sénatorial permanent des Affaires juridiques et constitutionnelles, c’est à peine si le ministre de la Justice du gouvernement Trudeau a fait mention du changement substantiel qui consiste à éliminer les récusations péremptoires de notre système de justice pénale. Lorsque j’ai posé une question au ministre Lametti sur les préoccupations exprimées au sujet des répercussions négatives que pourraient avoir ces modifications au processus de sélection des jurys sur des accusés racialisés, il s’est contenté de répondre :

Nous avons certainement entendu ces commentaires tout au long du processus. À notre avis, la prépondérance de la preuve va dans l’autre sens.

Honorables sénateurs, le comité a entendu un tout autre son de cloche lors des audiences sur le projet de loi C-75. La vaste majorité des témoins estiment qu’il ne faut pas mettre fin aux mises à l’écart et aux récusations péremptoires. L’Association du Barreau canadien, qui compte des milliers de membres d’un bout à l’autre du Canada, tant des avocats de la défense que des procureurs de la Couronne, s’oppose aux modifications à la sélection des jurys que propose le projet de loi C-75.

Pour ce qui est des changements apportés à la disposition de mise à l’écart, l’Association du Barreau canadien a déclaré ce qui suit dans son mémoire :

Il s’agit d’un pouvoir large et vague [...] Il n’y a pas non plus de directives sur le processus précis que le juge du procès devrait suivre pour rendre sa décision. Il semble pour l’essentiel que les juges seraient invités à y aller de leurs propres démarches de récusation péremptoire.

Tony Paisana, un représentant de l’Association du Barreau canadien qui a témoigné devant le comité, a expliqué plus en détail pourquoi l’association s’oppose aux changements apportés à la sélection d’un jury :

Nos mémoires s’appuient sur les tout premiers principes de base, selon lesquels vous avez droit à un jury composé de vos pairs, et « vos » signifie les pairs de l’accusé. Comme nous l’avons déjà entendu à maintes reprises pendant les séances, les Autochtones et les autres communautés racialisées sont surreprésentés dans le système de justice pénale. La possibilité qu’une personne qui se retrouve devant un jury qui ne ressemble pas à un jury composé de ses pairs et ne puisse pas avoir son mot à dire sur la composition de ce jury nous pose un réel problème [...]

[L]e processus de récusation péremptoire donne à ces accusés la possibilité d’influencer la composition du jury, de manière à ce qu’il soit plus représentatif de leurs intérêts, de leur communauté, de leur milieu culturel et de leurs expériences, tant dans la vie que dans le système de justice pénale; il leur faut un jury composé de leurs pairs, et non des pairs de tout un chacun.

Me Paisana a poursuivi en décrivant l’impact qu’aura l’élimination du processus de récusation péremptoire sur les délais judiciaires :

Vous verrez davantage de demandes de récusations motivées. Elles sont chronophages. Elles sont très difficiles à présenter au nom de l’accusé et seront probablement vaines dans de nombreux cas.

De plus, vous remarquerez que selon le projet de loi, il a été proposé que les juges disposent d’une certaine possibilité de récusation péremptoire au nom de l’administration de la justice. Nous nous attendons, malheureusement, à ce que toutes sortes de demandes soient faites par les accusés pour forcer la main à un juge, pour qu’il exerce ce pouvoir en entraînant un voir-dire ou un appel, et, si le juge refuse, cela entraîne davantage de délais et davantage de demandes, alors que nous avons déjà un système dans lequel ces choses surviennent déjà assez rapidement.

William Trudell du Conseil canadien des avocats de la défense a fait écho aux inquiétudes de l’Association du Barreau canadien au sujet de l’incidence des modifications apportées à la sélection des jurés par le projet de loi sur les délais judiciaires. En ce qui concerne les conséquences des récusations péremptoires, il a dit ceci : « [...] il faudra plus de temps pour choisir des jurés, et je dirais que le projet de loi accordera plus de pouvoir au juge. Ce dernier ne devrait pas disposer d’un pouvoir accru dans le choix des jurés. »

Le 2 mai, Annamaria Enenajor de l’Association des criminalistes a comparu devant le Comité sénatorial des affaires juridiques et a expliqué les objections de son organisme aux modifications du processus de sélection des jurés qui sont prévues dans le projet de loi C-75. Elle a dit ceci :

Il y a un mécanisme très limité pour les avocats de la défense en droit criminel lorsque leur client est un Autochtone ou une personne appartenant à une minorité raciale. Il n’y a vraiment aucun mécanisme permettant de s’assurer de la représentativité de leur communauté au sein du jury. Les récusations péremptoires sont le seul outil dont nous disposons à cet égard, pour avoir accès à l’unique juré ou aux deux ou aux trois membres du jury qui pourraient être d’origine autochtone ou appartenir à une minorité raciale, de sorte que notre client ait des membres de sa communauté dans le jury.

Le gouvernement Trudeau a invoqué un rapport de 2013 sur les récusations péremptoires rédigé par l’ancien juge de la Cour suprême Frank Iacobucci pour appuyer les changements apportés au processus de sélection des jurés. L’avocat Michael Johnston a fourni au Comité des affaires juridiques ces renseignements importants au sujet du rapport Iacobucci de 2013 :

On ne jette pas le bébé avec l’eau du bain. Ne pouvons-nous pas trouver un moyen de préserver les avantages et de limiter les dégâts? C’est exactement la raison pour laquelle je mentionne respectueusement que M. Frank Iacobucci, lorsqu’il a étudié en 2013 la représentation des Premières Nations au sein des jurys ontariens, n’a pas recommandé leur élimination, avec tout le respect.

En fait, M. Johnston a souligné que l’ancien juge Iacobucci recommande « au procureur général du Canada d’apporter une modification au Code criminel portant qu’il soit impossible d’user de récusations péremptoires pour écarter les membres des Premières Nations d’un jury de façon discriminatoire ». Il fait également référence à une pratique américaine que l’on appelle la récusation de type Batson.

Honorables sénateurs, cela ne veut évidemment pas dire que la récusation de type Batson, qui est répandue aux États-Unis, devrait remplacer la récusation péremptoire dans le système de justice canadien. Il va sans dire que toute solution de rechange devrait être étudiée de façon plus approfondie dans un contexte canadien.

Le fait est que le juge Iacobucci ne recommande pas d’éliminer les récusations péremptoires, mais plutôt de les remplacer par autre chose. Évidemment, dans le projet de loi C-75, le gouvernement Trudeau n’a pas présenté de solutions de rechange pour la sélection des jurés.

Ce même avocat, Michael Johnston, a également très bien expliqué au comité le contexte dans lequel le sénateur Sinclair a rédigé son rapport, en 1991.

[J]e tiens à signaler au comité sénatorial que le rapport doit être compris en tenant compte du contexte. Il a été rédigé en 1991 lorsque la Couronne avait encore le pouvoir de tenir des jurés à l’écart. En 1991, elle avait le pouvoir de mettre 48 jurés à l’écart et avait quatre récusations péremptoires à sa disposition.

Évidemment, le sénateur Sinclair est bien placé pour expliquer les conclusions de son rapport de 1991, mais je pense qu’il est utile de connaître le contexte entourant tant le rapport Sinclair de 1991 que le rapport Iacobucci de 2013.

Me Johnston a également attiré notre attention sur le fait que le sénateur Sinclair avait alors recommandé une réforme majeure de la procédure de récusation motivée advenant l’abolition des récusations péremptoires. Le projet de loi C-75 n’a pas donné suite à cette recommandation non plus.

L’un des derniers témoins à comparaître devant le Comité sénatorial des affaires juridiques sur la question des récusations péremptoires était Brian Pfefferle, avocat de la défense de la Saskatchewan. Me Pfefferle a pris part à de nombreux procès devant jury en Saskatchewan, notamment pour représenter un grand nombre d’accusés autochtones. Il a souvent vu comment les récusations péremptoires fonctionnent en pratique lorsqu’on représente un accusé autochtone. Voici ce qu’il nous a dit :

[...] il est extrêmement difficile d’avoir des jurés autochtones dans nos jurys. Cela découle de divers facteurs, mais selon mon expérience, les récusations péremptoires n’en font pas partie. En fait, c’est tout le contraire. J’ai recours aux récusations péremptoires pour accroître le nombre de jurés autochtones dans mes jurys.

[...] le greffier demande au juré de regarder l’accusé et l’accusé doit regarder le juré. Il est presque impossible de décrire cette expérience. Ce n’est pas une question de profilage racial ou de quelque chose de semblable, selon mon expérience. Si le juré ne peut même pas regarder mon client, je n’en veux pas. Puis-je prouver qu’il y a partialité? Non, je ne le peux pas. Il peut être très difficile pour une personne autochtone d’être membre du jury, notamment de se mettre debout devant un groupe intimidant.

Me Pfefferle a ajouté :

L’élimination va mener à des retards considérables qui coûteront cher dans le processus de constitution d’un jury, et encore une fois les personnes autochtones seront surreprésentées au banc des accusés, alors qu’elles seront sous-représentées au sein des jurys [...]

Nous récusons rarement un juré simplement à cause de son apparence, mais il nous arrive de le faire lorsqu’une personne jette un coup d’œil vers nos clients ou lorsqu’elle les dévisage. Nous sommes des avocats, et on parvient, humainement, à détecter ceux qui ne seront pas impartiaux.

Le gouvernement Trudeau espère que ces changements à la sélection des jurés accroîtront la diversité dans les jurys et qu’ils rendront la justice plus équitable pour les communautés raciales, y compris les Canadiens autochtones, mais, à maintes reprises, les avocats qui représentent des accusés membres d’une minorité visible devant les tribunaux du Canada nous ont dit que les modifications feraient du tort à ces communautés.

Là encore, l’avocat de la défense saskatchewanais Brian Pfefferle, qui représente souvent des Autochtones dans des procès avec jury, a déclaré :

Selon mon expérience, la récusation péremptoire est un outil précieux pour favoriser la diversité. Après le procès de Gerald Stanley, par exemple, j’ai fini par diriger un procès devant jury dans la région de Battlefords. Je représentais un homme autochtone qui habitait à 600 kilomètres de la communauté où il était jugé. Nous avons utilisé la récusation péremptoire trois fois de suite pour qu’une personne autochtone siège au jury. L’accusé a finalement été acquitté des accusations d’homicide qui pesaient contre lui.

De toute évidence, Me Pfefferle et d’autres avocats de la défense qui ont témoigné à l’appui de la récusation péremptoire ne la considèrent pas comme discriminatoire. Ce n’est même pas ce que le gouvernement soutient, selon moi. Ces avocats de la défense ont plutôt indiqué ouvertement qu’ils l’utilisent dans le but d’aider leurs clients à obtenir un jury composé de leurs pairs.

Honorables sénateurs, en éliminant la récusation péremptoire, nous courons le risque de nuire aux personnes mêmes que le projet de loi vise à aider. À tout le moins, il faut étudier la question davantage.

Les modifications que le projet de loi C-75 propose au processus de sélection des jurys ont été présentées 48 jours après un verdict qui a suscité beaucoup d’émotivité, c’est-à-dire l’acquittement de Gerald Stanley, en Saskatchewan. Le temps n’a pas permis de mener des consultations appropriées sur les conséquences importantes qu’aurait l’abolition de la récusation péremptoire sur le système de justice.

Nous ne devrions pas changer le processus de sélection des jurés avant d’avoir étudié adéquatement la question de la récusation péremptoire et mis en place une solution de rechange afin d’atténuer les répercussions possibles.

L’Association du Barreau canadien est d’accord. Son mémoire dit ceci :

Le projet de loi C-75 a été déposé moins de deux mois après le verdict dans l’affaire Stanley. Certaines modifications au processus de sélection du jury, y compris l’abolition des récusations péremptoires, semblent insuffisamment étudiées. Si une réforme législative est nécessaire, elle devrait être fondée sur des données empiriques produites par un examen exhaustif du système de jury. La section de l’ABC recommande au gouvernement d’effectuer des études supplémentaires avant d’apporter d’importantes modifications législatives au processus de sélection du jury.

Honorables sénateurs, selon des avocats qui, lors de procès devant jury, représentent fréquemment des accusés de communautés autochtones ou d’autres communautés racialisées au pays, la récusation péremptoire peut aider leurs clients appartenant à ces communautés. Si on abolit la récusation péremptoire, comme le propose le projet de loi C-75, cela pourrait avoir des conséquences imprévues pour le système de justice pénale canadien et des conséquences négatives pour les Canadiens les plus vulnérables, que ce projet de loi est censé aider.

Pour ces raisons importantes et convaincantes, je vous demande, chers collègues, d’y réfléchir attentivement et de vous joindre à moi pour supprimer les articles 269 et 270 du projet de loi C-75. Si mon amendement est adopté, le processus actuel de récusation péremptoire sera maintenu en place. Si nous voulons réexaminer cette question plus tard, faisons-le comme il faut, au terme d’une étude minutieuse et approfondie.

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