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Le Code criminel

Projet de loi modificatif--Deuxième lecture--Suite du débat

10 mars 2020


Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui au sujet du projet de loi S-208, Loi modifiant le Code criminel (indépendance des tribunaux).

Si le projet de loi S-208 est adopté, il accordera au juge le pouvoir discrétionnaire de ne pas imposer des peines minimales lorsqu’il considère qu’une telle décision est juste et raisonnable.

Je remercie l’honorable sénatrice Kim Pate du travail qu’elle fait pour défendre les personnes les plus vulnérables et faire avancer ce projet de loi. Récemment, j’ai visité une prison avec elle. Tous ceux que nous avons croisés, des gardiens aux prisonniers, en passant aux prisonniers en isolement, la connaissaient et l’ont accueillie chaleureusement.

Cette visite m’a permis de constater que la sénatrice Pate travaille sur ces dossiers depuis longtemps. Lorsqu’elle prend la parole au Sénat pour dire qu’il est important que nous nous penchions sur les peines minimales obligatoires, elle ne le fait pas à la légère. Elle nous transmet le message qu’il est essentiel de défendre les plus vulnérables.

Sénatrice Pate, je saisis l’occasion pour vous remercier de tout le travail que vous avez fait au fil des ans. L’affection que vous portent les gens dans les prisons et la confiance que vous avez établie avec eux m’ont donné l’impression que la présence de personnes telles que vous leur donne de l’espoir. Merci beaucoup de votre travail.

Au Canada, la loi prévoit l’application de peines minimales obligatoires dans les cas de meurtres, mais aussi pour toute une série d’autres accusations, y compris les infractions liées aux armes à feu, à des actes sexuels ou à la drogue.

En ce qui concerne les affaires de meurtre, le Canada fait de plus en plus bande à part parmi les pays développés. Si on fait abstraction des États-Unis, qui vont carrément à contre-courant en imposant la peine de mort et la peine d’emprisonnement à vie sans possibilité de libération conditionnelle, on constate que le Canada fait partie des pays de plus en plus rares à imposer encore des peines d’emprisonnement à vie.

Les peines minimales obligatoires ont comme effet de transférer aux procureurs et, dans certains cas, aux policiers, le pouvoir de déterminer quelles accusations seront portées. Cela a pour conséquence de transférer le pouvoir de détermination de la peine des juges aux procureurs. Or, les juges sont les mieux placés pour se prononcer sur la peine, car, contrairement aux procureurs, ils sont soumis à l’examen du public.

Les personnes qui purgent une peine pour meurtre passent plus de temps en prison qu’en 1976, année de l’abolition de la peine de mort. En effet, un Canadien déclaré coupable de meurtre au premier degré passe en moyenne 26,4 ans en prison, plutôt que 11 ans, 14,4 ans et 14,8 ans, comme c’est le cas respectivement en Nouvelle-Zélande, en Angleterre et en Australie, et ce, malgré le fait que le taux de récidive est moins élevé parmi les personnes condamnées pour meurtre que parmi celles condamnées pour des infractions moins graves.

Les Autochtones comptent pour environ 23,8 % des détenus, alors qu’ils représentent quelque 4 % de la population générale. Les statistiques sont encore pires pour les femmes. De 2005 à 2015, 44 % des femmes condamnées à la prison à vie étaient autochtones. Pour certaines années, notamment 2012-2013, les chiffres étaient encore plus troublants. Parmi les femmes condamnées à la prison à vie, six femmes sur sept étaient autochtones.

Le transfert de pouvoir découlant des peines minimales obligatoires entraîne inévitablement certaines distorsions, et c’est là le problème.

Prenons l’exemple d’une personne qui plaiderait coupable à une accusation d’homicide involontaire malgré la nature intentionnelle de son geste : dans ce cas, le crime avoué a très peu à voir avec l’infraction réellement commise. La possibilité de plaider coupable à une infraction moindre pour éviter une peine minimale obligatoire peut être extrêmement attrayante pour un inculpé, quitte à avouer un crime qu’il n’a jamais commis.

C’est ce qui arrive quand on veut appliquer des mesures universelles au système de justice, sans tenir compte des faits. Si, quelles que soient les circonstances, la seule peine possible est la peine d’emprisonnement minimale prévue dans la loi, la décision est retirée de facto aux juges, alors qu’ils sont les mieux placés pour avoir un portrait d’ensemble de la situation, et confiée aux procureurs, qui doivent composer avec la pression du travail et avec divers autres facteurs pouvant influer sur l’issue du procès.

En outre, les décisions prises par les procureurs ne sont pas rendues publiques, contrairement à celles des juges, ce qui signifie une perte de transparence. Or, cette transparence sert justement de balise pour encadrer le pouvoir discrétionnaire des juges.

Les peines minimales obligatoires pourraient aussi inciter la Couronne à surcharger un inculpé de chefs d’accusation et à brandir la menace d’une peine minimale pour l’inciter à plaider coupable.

Je pense par exemple à une situation où l’inculpé aurait une défense béton — la légitime défense, par exemple —, mais craindrait trop d’être reconnu coupable, car il serait alors condamné à la peine minimale prévue. C’est aussi le cas pour les infractions moins graves qui nécessitent des peines minimales obligatoires de plus courte durée.

Les dispositions du Code concernant les agressions sexuelles et les armes à feu qui prévoient des peines minimales obligatoires pour certaines infractions, sans égard au degré d’imprudence ou d’inattention lors de la commission de l’infraction, posent un risque aussi grand que dans les cas de meurtre ou d’homicide involontaire.

Les arguments à l’appui des peines minimales obligatoires sont apparus durant une période de réaction excessive à ce que l’on considérait alors comme le fléau de la drogue et de la criminalité. L’imposition de peines minimales obligatoires était une réponse à des problèmes qui semblaient insurmontables. Fait tout aussi important, à cette époque l’accent a également été mis sur les droits des victimes et la mise en place de modes de participation au processus judiciaire pénal, qui se sont parfois révélés intrusifs et inefficaces. Bref, l’argument a modifié la pratique des tribunaux en introduisant une série de considérations qui sont occasionnellement allées trop loin.

Le tribunal est chargé de rendre justice de façon objective. Les discours qui suggèrent l’imposition de certaines peines et le traitement à réserver à un accusé n’ont pas leur place devant la cour. La déclaration de la victime permet parfois aux gens d’épancher leurs émotions. Les tribunaux sont obligés d’écouter ces déclarations, mais je souligne qu’elles servent uniquement à rappeler aux magistrats la souffrance causée par l’infraction.

Les peines minimales obligatoires ne sont en rien plus dissuasives. Les partisans de ces peines soutiennent que, de manière générale, la dissuasion s’obtient quand les peines sont certaines, rapides et sévères.

Or, honorables sénateurs, les études montrent que le fait qu’une peine soit obligatoire plutôt que laissée à la discrétion du juge n’en augmente pas la valeur dissuasive. La durée de la peine elle-même empêche l’individu de commettre d’autres infractions, mais il n’est pas du tout évident que les peines minimales obligatoires ont un effet dissuasif. En ce qui concerne les crimes les plus graves, il est souvent difficile de comprendre comment réfléchissent les meurtriers, quel est leur raisonnement. Il vaut beaucoup mieux laisser les peines les plus graves à la discrétion des juges que de recourir à une solution qui soit la même pour tous, une peine obligatoire.

De toute façon, les taux de récidive sont très faibles pour les meurtres. Plus des trois quarts des individus incarcérés ne le sont pas une deuxième fois. Parmi ceux qui le sont, seulement 9,2 % d’entre eux sont de nouveau incarcérés pour un acte criminel.

Certaines personnes soutiennent qu’une peine d’emprisonnement à perpétuité obligatoire constitue une protection contre les effets discriminatoires de la discrétion judiciaire. C’est de l’illusion quand on tient compte des grandes différences dans le niveau de culpabilité morale des accusés dans chaque catégorie.

Les principes fondamentaux de détermination de la peine prévus à l’article 718 du Code criminel et aux articles qui suivent exigent que la peine soit adaptée à la situation du délinquant. Un juge en arrive à des peines cohérentes d’un cas à l’autre en tenant compte des circonstances propres à chacun. Le Parlement ne peut pas tenir compte de ces différences. Les condamnations à perpétuité peuvent dévaloriser ou banaliser la vie de la victime, mais ce n’est pas nécessairement le cas. Une peine appropriée doit tenir compte de la situation de la victime et des circonstances de l’infraction.

Les peines minimales obligatoires excluent toute considération des circonstances aggravantes ou atténuantes. Les peines minimales obligatoires portent donc atteinte aux principes fondamentaux de la détermination de la peine énoncés à l’article 718 du Code criminel.

Ces observations portent sur les infractions les plus graves, mais on aurait tort de ne pas tenir compte des peines minimales imposées pour les infractions sexuelles, ainsi que pour les infractions liées aux armes à feu et aux drogues, qui sont toutes, à leur manière, touchées négativement par le principe des peines minimales obligatoires. Le résultat de l’imposition de peines universelles peut être tout aussi inapproprié qu’injuste dans ces cas, selon les circonstances aggravantes ou atténuantes d’une situation particulière.

En cherchant à savoir si la confiance du public dans le système de justice pénale serait compromise si les peines minimales obligatoires étaient supprimées, on se heurte à la pression politique croissante en faveur de l’application de peines relevant des principes du maintien de l’ordre.

Des recherches menées au Canada laissent entendre que le public ne souhaite pas que les délinquants soient punis plus sévèrement, mais plutôt qu’ils reçoivent une peine appropriée. Le public appuie davantage l’objectif qui consiste à promouvoir le sens des responsabilités et à obtenir réparation, mais il est moins favorable à la dissuasion et à la dénonciation. Selon une étude menée en 2010 en Angleterre et au pays de Galles, les deux tiers des gens croient qu’une peine d’emprisonnement à perpétuité n’est pas appropriée dans la majorité des cas d’homicide. C’est ce qui semble ressortir des données empiriques, du moins selon l’expérience des juges au Canada.

Le jury a le droit de recommander la durée de la peine d’emprisonnement à purger avant d’être admissible à la libération conditionnelle. Ce droit s’applique aux cas de meurtre au deuxième degré où la durée de la peine d’emprisonnement se situe entre 10 et 25 ans. La plupart des jurés laissent la décision entre les mains du juge. Certains demandent s’il est possible de proposer une peine d’emprisonnement plus courte. Cette demande entre en contradiction avec l’idée d’un public avide de sanctions pour les crimes les plus graves.

Les coûts liés à l’incarcération sont exorbitants. Selon une estimation réalisée en 2015-2016, on parle de 116 000 $ par année. Pour les femmes, c’est encore plus cher : 190 000 $ par année.

Par ailleurs, les peines minimales obligatoires se répercutent de façon disproportionnée sur les Autochtones et les femmes. Séparer des mères de leurs enfants et empêcher les juges d’envisager un degré moindre de culpabilité se répercutent également de façon disproportionnée sur les femmes.

Dans un contexte de peines minimales obligatoires, il y a aussi le problème des plaidoyers de culpabilité erronés. Selon des recherches menées aux États-Unis, les femmes sont particulièrement vulnérables aux erreurs judiciaires parce qu’elles subissent d’énormes pressions pour qu’elles plaident coupables à une accusation d’homicide involontaire ou de meurtre au deuxième degré, même si elles peuvent invoquer une défense juridique comme la légitime défense ou l’innocence réelle.

Comme nous l’avons dit, le phénomène des peines d’emprisonnement à perpétuité obligatoires dans le Code criminel est le résultat d’un programme de répression de la criminalité de longue date qui remonte aux années 1980. Il s’agit d’un échec manifeste. Tout ce qui reste du programme, c’est la conviction fondamentale qu’un pourcentage important de la population accepte que des peines plus sévères permettent d’enrayer la criminalité. Ce n’est pas vrai, mais cette croyance remplit une fonction. Elle fait fond sur l’idée que les droits des victimes ont été longtemps ignorés, mais elle va à l’encontre de la théorie du droit pénal.

Les victimes ont un rôle important, mais nécessairement limité, à jouer dans le système de justice pénale.

Puis-je avoir cinq minutes de plus?

L’honorable Patricia Bovey (Son Honneur la Présidente suppléante) [ + ]

Vous plaît-il, honorables sénateurs, de prolonger son temps de parole?

Son Honneur la Présidente suppléante [ + ]

J’ai entendu un « non ».

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